Tourgueniev,
Terres vierges (1876)
Terres vierges (en russe Новь, textuellement Nouvelle), dernier roman de
Tourgueniev, est aussi l'un des plus importants. Il date encore du vivant d'Alexandre II, à qui la Russie doit d'importantes réformes, notamment l'abolition du servage. L'empereur sera assassiné en 1881 alors qu'il se préparait à octroyer une constitution à cette Russie qui se cherche. Son successeur, Alexandre III, dernier empereur avant Nicolas II, revint à une rigueur funeste qui n'est pas pour rien dans la brutale réaction de 1917. A travers une série de personnages qui vont d'un extrême à l'autre de l'éventail idéologique,
Tourgueniev s'invite dans le débat, et s'adresse à son pays d'une manière assez prémonitoire. le titre français se réfère à la pensée de Solimine, esprit réaliste pour qui les paysans ne sont pas encore mûrs pour l'action révolutionnaire. Ils doivent être éclairés comme une «terre vierge doit être labourée en profondeur».
Nous sommes en 1868 et le récit est d'abord centré sur un jeune étudiant en rupture de ban. Alexis Niedjanov, fils naturel d'un prince. Avec toute l'ardeur de ses 23 ans, il fait partie du mouvement révolutionnaire des intellectuels narodniki ou populistes (« Aller vers le peuple») de Saint Péterbourg pour lesquels
Tourgueniev a créé le mot de nihiliste.
Comme Alexis Niedjanov doit gagner sa vie, il accepte une place de précepteur chez le prince Sipiaguine qui se dit réformiste mais qui, comme haut fonctionnaire, doit surtout se montrer opportuniste, et qui l'emmène dans sa maison de campagne – nouveau décor - pour s'occuper de son fils Kolia.
Alexis va y rencontrer notamment l'odieux Simon Kaloméïtsev, le voisin de Sipiaguine, aux idées ultra-conservatrices, Marianne, nièce de Sipiaguine, et le beau-frère de celui-ci, Serge Markiélov, l'un des leaders des militants révolutionnaires. On discute des moyens de susciter le soulèvement des paysans et des ouvriers de la région, mais dans ce qui ressemble parfois à des conversations de salon plus théoriques que pratiques. Marianne partage également les idées d'Alexis Niedjanov, et tous deux s'avouent leur amour au point qu'Alexis en arrive un moment à oublier ses objectifs révolutionnaires.
On croise de nombreux autres personnages pittoresques et inefficaces comme par exemple Golouchkine qui est plus pris par l'alcool que par l'action.
Niédjanov et Marianne quittent la campagne et la maison de Sipiaguine pour gagner le chef-lieu et la maison de Solomine, gérant d'une usine et comme tel, seul personnage confronté au réel.
Dans cette dernière partie du roman, Solomine devient le personnage central et le véritable héros, partisan d'un changement sans chimères et sans heurts, comme le prônait
Tourgueniev qui se disait «l'homme du progrès pas à pas». Solomine poursuit le même but que les narodniki, mais avec les pieds sur terre, et surtout, il agit et ne se limite pas à brasser des idées.
Contrairement à Marianne, Niédjanov n'arrive pas à «aller vers le peuple» duquel un fossé le sépare. Distribuer des tracts lui répugne et il n'arrive pas à comprendre les paysans, qui ne le comprennent pas non plus. Un monde sépare ces intellectuels agités qui tiennent des réunions passionnées, et passent leur temps à rédiger des programmes, coupés des difficultés réelles et des mentalités des paysans. Pire, les paysans censés déclencher la révolution dénoncent les narodniki aux autorités et les font arrêter.
Pour Alexis, ça n'ira pas mieux en amour et il finit par se suicider, tandis que Markiélov est déporté en Sibérie. Les vieux propriétaires se raccrochent à un passé en passe d'être définitivement mort. Quant à Solomine et Marianne, ils se sont mariés et ont réussi à mettre sur pied un atelier fondé sur les principes coopératifs et démocratiques qui leurs sont chers.
Ainsi, et comme souvent,
Tourgueniev termine un roman sombre sur une note d'espoir, mais il met surtout en évidence la différence entre le monde de la rhétorique et des intentions, et celui de l'action qui fait avancer les choses au rythme de ce qui est possible.
Bien plus tard,
Mikhaïl Cholokhov, défendant la politique stalinienne, répliquera dans Terres défrichées, Prix
Lénine 1963, où le jeune Davidov, envoyé par le parti, réussit à faire accepter la collectivisation des terres par les paysans.