Ma chère mère
Je suis à Saint Tropez. Je ne me baigne pas. Je ne me mets pas au soleil. Je ne bouffe pas, sauf des suppositoires, encore les bouffé-je du mauvais côté. Sans l'affection des vieilles personnes qui m'entourent, je dépérirais en quelques minutes. En bref, je passe des vacances ravissantes à tous points de vue et j’espère que tu fais de même. La mer est bleue mais moins bleue que mes yeux verts et les oiseaux de mer poussent des cris aigus en s'abattant sur les cadavres des estivants noyés par le mistral et parmi lesquels je ne compte que des amis. J'espère que mes bons frères et belles-sœurs ne manquent point de pluie. Ils sont là-bas pour ça. Toute plaisanterie à part, encore trente ans de repos et j'irai très bien. Ton fils affectionné - et embrasse tata et ma stupide sœur.
Boris.
Novembre 1939
Lundi 21h15
Ma vieille Pouche
Tu sais plus bien sur quel pied danser, tu en as un qui s'en va, l'autre qui arrive, et ça se mélange, mais t'en fais pas tout ça se tassera. J'ai reçu deux lettres de toi aujourd'hui, rien de Monette , hier ni aujourd'hui, je suppose que c'est la poste à moins qu'elle ne soit toujours fâchée. Il n'y avait pas de quoi - alors c'est la poste.
Je te parle pas de mes études parce que je m'en fous, de ma santé parce que je m'en fous, de mes distractions parce qu'elles m'emmerdent, etc.
Il y a qu'une chose de formidable ici, c'est la qualité de l'emmerdement.
C'est record...
Novembre 1939
Jeudi soir...
Est-ce que le patron va vraiment mieux et a-t-il éjecté son rocher ? Cet homme est bien ennuyeux avec sa manie de construction. Enfin si le plus mauvais moment est passé, tout va bien...
[...] faut que j'éteigne pour pioncer... te souhaite le bonsoir ainsi qu'aux autres éléments de cette famille éparse. "
Bison.
Lecture par Judith ChemlaDans le cadre du cycle de lectures « À voix haute », la comédienne Judith Chemla lit des textes de jeunesse de Boris Vian, dont la nouvelle Les Fourmis qui met en scène de manière grinçante le débarquement en Normandie. C'est l'occasion aussi de découvrir un Boris Vian moins connu à travers ses « ballades » et les lettres à sa mère.Lecture enregistrée le 4 mars 2024 à la BnF I Richelieu.