C'est le premier roman écrit par
Soljenitsyne, entre 1955 et 1958, lorsqu'il se trouvait en déportation au Kazakhstan, après son passage au camp. Il était bien entendu impubliable à l'époque. Lors du bref dégel après la mort de Staline,
Soljenitsyne parvient à faire paraître en revue «
Une journée d'Ivan Denissovitch, et il espère faire paraître d'autres textes. Pour atteindre cet objectif, il allège quelque peu le texte du Premier cercle, en le raccourcissant, et surtout en l'expurgeant des éléments les plus virulents contre le régime soviétique. Mais le texte ne paraîtra pas officiellement, la version abrégée circulera en samizdat, puis paraîtra à Paris en 1968. Après son expulsion de l'URSS dans les années 70,
Soljenitsyne reprendra le texte pour en donner une version définitive.
Le roman commence avec un diplomate soviétique, Volodine. Ce dernier, après de nombreuses hésitations, téléphone à l'ambassade américaine d'une cabine, pour une mise en garde : un espion soviétique est sur le point d'avoir accès à des informations qui peuvent permettre à l'URSS d'avoir la bombe atomique. Il a tenté de brouiller les pistes pour n'être pas découvert, en s'interrogeant tout de même sur la possibilité d'être reconnu rien qu'à sa voix.
Ce qui nous amène au centre du récit, qui est une « charachka », c'est à dire une prison-laboratoire. Une prison dans laquelle sont détenus des savants, des spécialistes, qui travaillent à des projets secrets et importants. Comme justement, le téléphone, et la question de la reconnaissance vocale. La bande sonore de la communication de Volodine sera analysée en ce lieu.
La charachka est définie comme
le premier cercle de l'enfer, en référence à
Dante, qui mettait dans ce premier cercle les grands sages de l'antiquité. N'étant pas chrétiens, ils ne pouvaient accéder au paradis, mais compte tenu de ce qu'ils ont apporté à l'humanité,
Dante leur a réservé un lieu à part, qui n'était pas tout à fait l'enfer. La charachka est bien plus confortable que l
e goulag : on y mange à sa faim, il n'y a pas de travail physique pénible, on peut même avoir quelques livres. Et les savants font un travail qui les intéresse. Sans oublier qu'ils sont entre eux, et que des échanges et discussions stimulants sont possibles. Mais tout peut être remis en cause du jour au lendemain, une libération est possible, à condition de faire une découverte essentielle, mais également le renvoi au goulag, avec ou sans raison.
La charachka est un monde à part, avec ses contraintes, ses règlements absurdes, mais aussi un côté cocon. le monde à l'extérieur, tel que
Soljenitsyne le décrit, est presque plus dur. le monde que connaissent les femmes des prisonniers, marquées du seau de l'infamie, dans une société truffée d'espions et de délateurs, et de difficultés matérielles de toutes sortes. Mais aussi le monde des gens avec un plus ou moins grand pouvoir et une vie confortable : ils sont en permanence susceptibles de tout perdre, de se retrouver au camp ou avec une balle dans la tête. Parce qu'il y a toujours un plus puissant au-dessus d'eux, des exigences impossibles à satisfaire,un hasard malheureux. le seul maître, c'est Staline, qui peut tout, et qui inspire une peur totale, qui paralyse, rend bête et médiocre, pour essayer de survivre et garder ses privilèges. Et tout simplement sa vie.
Soljenitsyne en viendrait à suggérer, que la charachka est peut-être le seul endroit où il est possible de garder un peu de liberté. Où on peut, par moments, penser, se défaire des mensonges servis régulièrement à la population qui doit y adhérer. La question essentielle du roman est sans doute celle de savoir est-ce qu'il est possible, et comment rester libre dans un état totalitaire. La position des prisonniers de la charachka est ambiguë : d'une certaine manière, ils participent à l'édifice totalitaire, leurs découvertes seront utilisées autant que faire se peut à réduire la société. La question morale de collaborer se pose à certains prisonniers.
C'est évidemment un grand livre important, avec de nombreuses dimensions qu'il n'est pas possible de développer dans un commentaire de taille réduite. Néanmoins, à mon sens, malgré toute son ambition, il n'est pas aussi réussi qu'
Une journée d'Ivan Denissovitch ou le pavillon de cancéreux. Peut-être, comme c'est souvent le cas des premiers romans, l'auteur a-t-il voulu mettre trop de choses, et j'avoue que par moments,j'ai trouvé les 1000 pages un peu longues. Les personnages sont très nombreux, différents aspects de leurs vies abordées, et parfois cela fait beaucoup. Il y a un côté un peu démonstratif aussi, le propos de l'auteur manque parfois d'ambiguïté, le portrait de Staline, même s'il est drôle, est tout de même un peu chargé, dans une forme de facilité. On entrevoit la construction, les symétries. Mais l'analyse du régime totalitaire, du fonctionnement qu'il induit chez les individus, est très puissant, très dense, et il n'a malheureusement pas perdu de son actualité.