Citations de Aharon Appelfeld (433)
(Entretien avec le poète Ouri Zvi Grinberg, en 1962 probablement)
Le grand Tolstoï avait compris à la fin de sa vie que l’art européen avait fait faillite mais il n’avait nulle part où aller. Il possédait un évangile desséché. Cette maigre pitance le nourrit pour le restant de ses jours mais nous, nous possédions les trésors de la Torah : deux Talmud, des commentaires, Maïmonide et le Zohar. Quelle autre nation du monde avait en sa possession un tel trésor ?
(Les fous)
Leur course était lourde et embarrassée. Les policiers les attrapaient brutalement et les entassaient dans des camions. Personne n’implorait leur grâce. Il était entendu pour tout le monde que, si nous étions condamnés à la déportation, ils devaient être les premiers.
Chaque être qui a été sauvé pendant la guerre l'a été grâce à un homme qui, à l'heure d'un grand danger, lui a tendu la main. Nous n'avons pas vu Dieu dans les camps mais nous y avons vu des justes. La vieille légende juive qui dit que le monde repose sur une poignée de justes était vraie alors, comme elle l'est aujourd'hui.
La vieille règle selon laquelle un homme est jugé d'après ses actes prend tout son sens pendant la guerre. Au temps du ghetto et des camps, j'ai vu des gens cultivés, et parmi eux des médecins et des avocats réputés, prêts à tuer pour un morceau de pain. J'ai vu aussi des êtres qui savaient renoncer, donner, agir avec abnégation et mourir sans peiner quiconque. La guerre ne révéla pas seulement le caractère, mais aussi l'élément archaïque en l'homme, et cet élément s'avéra n'être pas qu'obscurité.
« C’était le milieu de l’automne .Dans les jardins publics , les avenues et les jardins , les feuilles se détachaient des arbres dans des couleurs flamboyantes. Nous passions des heures dehors, à contempler cette beauté qui ne reviendrait pas » …
Je ne prétends pas apporter un message, être un chroniqueur de la guerre ou une personne omnisciente. Je me relie aux lieux où j'ai vécu et j'écris sur eux. Je n'ai pas l'impression d'écrire sur le passé. Le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle.
p.136
Mon journal est une mosaïque de mots allemands, yiddish, hébreux et même ruthenes.
Je dit"mots" et non "phrases", car cette année là je n'étais pas encore capable de relier les mots en phrases.
Les mots étaient les cris étouffés d'un adolescent de quatorze ans, une sorte d'aphasique qui avait perdu toutes les langues qu'il savait parler, le journal lui servait de jardin secret dans lequel il amoncelait ce qui subsistait de la langue maternelle ainsi que le vocabulaire qu'il venait tout juste d'acquérir.
Cet amoncellement n' est pas 'une forme d'expression, mais un instantané de l'âme.
« La langue de Mariana était simple et sans fioritures, mais chacun de ses mots se transformait aussitôt en une image qui ne quittait pas Hugo de la journée, et jusqu'au lendemain parfois »
La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l’intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis dans l’âme.
Isidore était un employé de banque qui prenait soin autant de son apparence que de son appartement de célibataire, qui lisait de la littérature et de la philosophie, avait un abonnement au théâtre et à la salle de concerts. Il était couvert de femmes. Ses vertus exceptionnelles, sa curiosité, sa culture et sa pensée autonome avaient élevé une barrière en lui et la petite bourgeoisie juive.
Je percevais quelque chose que je ne compris entièrement que plus tard : la littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l'intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis dans l'âme.
La littérature contient toutes les composantes de la foi: le sérieux, l'intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis de l'âme.
Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n'ai pas vu sa mort, mais j'ai entendu son seul et unique cri.
(L’oncle Félix)
J’ai connu bien des maisons calmes mais le silence de la maison de l’oncle Félix avait un timbre particulier. Il était naturel et vous entourait d’une agréable sollicitude.
(...)
Une fois je l’entendis dire à ma mère : « Dommage que les Juifs ignorent combien leur culture est grande. S’ils le savaient, ils pleureraient comme des enfants. »
Voir ses voisins alignés ne l'étonnait plus. Il lui semblait qu'ils s'étaient placés ainsi d'eux-mêmes pour l'agacer, et agacer le voisinage.
On les haïssait au village, et c'est pour cela qu'il a été possible de les assassiner. On disait dans nos campagnes: "Si les Allemands, qui sont tellement cultivés, ordonnent de les tuer, on peut leur faire confiance".
Chacun d’entre nous a éprouvé le Mal dans sa chair. Nous avons surmonté la peur et nous avons des valeurs. Nous savons ce qui est important et ce qui est dérisoire. Ce ne sera pas facile de transmettre notre expérience aux autres, mais nous en serons les gardiens, jusqu’au moindre détail. Prions pour ne pas échouer.
"Les choses se déroulent parfois différemment de ce que nous avons imaginé, et il nous est difficile de comprendre leur sens.......
Nous devons accepter l'incompréhensible comme une part de nous-mêmes."
"Sans le remettre en question?" s'était étonné Theo.
"L'incompréhensible est plus fort que nous. On doit l'accepter, comme l'on accepte sa propre mort."
"Les cieux admirables du printemps et de l'été devenaient en un rien de temps des cieux de plomb et ce qui semblait élevé et festif pouvait vous entraîner vers les ravins du désespoir.."
Un homme s'approcha de Tsili pour lui demander : "D'où es-tu ?" Ce n'était pas lui, mais quelque chose en lui qui posait la question, comme dans un cauchemar.
Les yeux de Tsili semblaient s'ouvrir. Des mots qu'elle n'avait pas entendus depuis des années résonnaient à ses oreilles et les caressaient dans un murmure. "Si je rencontre maman, que lui dirai-je ?" Elle ignorait ce que tout le monde savait déjà : sauf cette poignée de survivants, il n'y avait plus de juifs.