Citations de Armel Job (722)
A trop vouloir consoler le chagrin, on l’importune.
Madame Desantis, il est tard. Nous reprendrons dans la matinée. Avant de partir, je vais résumer rapidement les faits une dernière fois. Interrompez-moi si je me trompe. Et si la moindre idée vous vient à l'esprit, dites-le-moi. D'accord?
– Oui, monsieur le juge.»
La femme a les yeux gonflés. Elle est assise, très droite, face au juge d'instruction. Ses bras croisés reposent sur la table de la cuisine. Un mouchoir à carreaux entortillé dépasse de son poing droit.
«Vous êtes partie d'ici vers le milieu de l'après-midi, disons entre quinze heures et quinze heures trente, et vous vous êtes rendue à pied au magasin L'Étoile où vous êtes arrivée un peu avant seize heures. Vous emmeniez votre petit garçon, Antoine, et, dans une poussette, votre fils David. Vous êtes entrée dans la boutique en laissant la poussette dehors.
– Oui, monsieur le juge.
– Vous n'avez pas voulu prendre la poussette parce qu'il y a des marches.
– Je n'en avais que pour quelques minutes. David s'était endormi. Il était attaché. J'avais relevé la capote et fermé le protège-pieds. Il était bien à l'abri. Il ne faisait pas beau, mais pas vraiment froid, seulement un peu de vent, comme je vous l'ai dit. Je l'ai laissé pour qu'il prenne le bon air.
– D'accord. Vous êtes restée environ un quart d'heure dans le magasin avec Antoine.
– Oui.
– Et quand vous êtes ressortie, la poussette était vide. David avait disparu.
– Oui, monsieur le juge.»
Un sanglot soulève sa gorge, mais elle ne pleure pas. Son dos ne touche pas le dossier de la chaise. Elle porte un chemisier blanc à courtes manches boutonné jusqu'au cou.
- Si j'avais été au courant, naturellement, je serais venu à l'enterrement.
- Je ne l'ai pas fait savoir. [Mon mari] m'avait demandé de garder ça pour moi. Il ne voulait pas déranger les gens. Il s'est vu partir, sais-tu. Il avait même choisi son cercueil, un bon marché, enfin si on peut dire, ils sont tous chers.
(p. 70)
Comme la nuit tombe, maintenant, les autres voient dans son reflet que les larmes coulent sur ses joues. Elles devraient avoir pitié. Mais Astrid les a blessées cruellement. Leur amitié est brisée.
L’ennui, c’est que la fin de l’amitié chez les filles n’est pas le retour à l’indifférence, mais le début de la haine.
[...] il est vrai qu'on ne manque jamais d'alcool en temps de guerre, l'occupant le tout premier ayant à noyer sa mauvaise conscience.
Dans sa loge, la soeur portière tripote son trousseau de clés. Elle s'ennuie. C'est très mal. Une soeur doit toujours s'occuper. Le diable peut mettre à profit le moindre instant d'oisiveté pour s'insinuer dans le coeur. N'importe quelle novice apprend cela le lendemain de son entrée au couvent.
(p. 17)
[ dans un bar ]
Juste sous la table des enquêteurs se trouve une bouche de chauffage par le sol. Au plafond de la cave, elle s'emboîte à un caisson en aluminium, sous lequel un escabeau est rangé. Elle y grimpe et colle son oreille. Autant l'avouer : ce n'est pas la première fois qu'Angela recourt à cette ruse. Comme de juste, elle aime savoir ce que ses clients pensent d'elle. Sans ce moyen, elle ignorerait, par exemple, combien ils apprécient sa poitrine. Elle ne s'en offusque pas le moins du monde. Bien au contraire ! (…) Angela porte des pulls moulants, des cols en V, et se penche avec altruisme sur les clients pour les servir à table.
Tandis qu'il piochait consciencieusement dans son assiette, elle l'observait du coin de l'œil. En deux jours, c'est comme s'il avait pris deux ans. Ses joues semblaient s'être rétractées, de longs sillons s'y creusaient à chaque mouvement de ses mâchoires. Qu'est-ce qui se passait dans cette tête en face de laquelle elle mangeait depuis vingt ans ? Au bout d'un tel bail, on devrait le savoir, non ? Eh bien, apparemment, on ne le sait pas. Elle s'était figuré lire à livre ouvert dans le cœur de [son mari] mais depuis qu'elle avait parlé avec M., la veille, elle comprenait qu'elle ignorait une bonne part de ce qui s'y tramait.
(p. 172)
Au premier coup d’oeil [lors de ma naissance], mes parents ont décidé que je ne ferais jamais dans la dentelle. Un destin de bousilleur s’ouvrait devant moi.
Les enfants comprennent vite ce qu’on attend d’eux. Pour se faire aimer, ils sentent qu’il ne faut pas contrarier l’infaillible intuition des parents. « Mon petit brise-tout ! », disait ma mère en me câlinant, les yeux débordant d’indulgence. Je ne pouvais pas la décevoir. Je suis devenu l’empoté de la nichée. Il en fallait un.
Autour de la soupière, l'atmosphère était souvent lourde. La pêche, les champignons, je n'avais rien de mieux à faire pendant mes loisirs ? J'aurais pu, au moins, aller au bal de la jeunesse, le jour de la ducasse de Vieusart. J'avais beau expliquer que j'étais trop vieux : les fiancées potentielles étaient des gamines de quatorze ans, qui se fagotaient dans des robes comme des peaux de saucissons, façon Eva Herzigova. Malheureusement, on n'avait pas inventé le "push-up" pour le cerveau.
Devant le chagrin tout le monde s'incline. Le chagrin exalte, il transforme en saints ceux qui souffrent. Mais le chagrin est pervers. Il fait de nous des égoïstes qui n'ont même pas honte de l'être, puisque c'est en son nom qu'on nous isole sur un piédestal, offert à la vénération. Et de là-haut, avec la palme du martyre à la main, on ne pense plus à baisser les yeux sur son compagnon d'infortune, qui pleure tout autant sans doute, mais dont les larmes tombent pudiquement à l'intérieur.
Elle aussi voulait rester discrète. Ma profession, comme de juste, l'intriguait. Comment cela s'appelait-il en francais ? Je ne voulais pas lui répondre "croque-mort". Cette morsure mystérieuse m'embarassait. Alors, j'ai dit "passeur".
"Passeur ?
-- Oui, je fais passer les morts d'un monde à l'autre. Comme Charon. Tu connais Charon ?
-- Oui.
-- Tu l'as remarqué sur le mur du salon funéraire ? Eh bien, tu vois, je fais comme lui, j'emmène les gens vers une autre vie, pas forcément pire que celle-ci. Ce n'est pas un mauvais métier."
Je ne sais pas si la fiancée d'Evren a pleuré le samedi soir. Je ne crois pas. Il m'a suffi le lendemain de rencontrer son regard pour la première fois pour comprendre que ce n'était pas son genre. Je pense qu'elle est restée bien droite sur sa chaise, ses paumes teintées de rouge percées de leur cible blanche reposant sur ses cuisses, le visage tendu, sauvage, comme toujours. Elle a laissé les autres se lamenter sans ciller, devinant fort bien qu'elles pleuraient sur elles-mêmes au souvenir de tout ce qu'elles avaient perdu avant de plier l'échine sous le joug du mariage. Cette affliction, elle s'était juré, j'en suis sûr, de ne jamais la connaître. Le mariage était arrangé sans doute, mais ce qui brillait dans ses yeux ne ferait jamais l'objet d'aucun arrangement.
Il y a bel et bien un homme sans Dieu, mais pas de Dieu sans homme.
Karl Barth
Or, je ne vous apprends rien, monsieur Poncelet, les lieux de suicide exercent une attraction irrépressible sur les désespérés.
- Exact, confirma le substitut, s'empressant d'apporter sa pierre à l'édifice du suicide, il suffit qu'un malheureux se jette d'un viaduc jusqu'alors parfaitement inoffensif pour que tous les fatigués de la vie s'y précipitent ! Prenez le viaduc de.....
Habran amorce un mouvement pour se lever, mais se rassied à mi-chemin, incertain de devoir faire des courbettes devant une magistrate pas ressuyée derrière les oreilles. Il a la cinquantaine rougeaude et le ventre assorti, sur lequel repose sa casquette de la police locale.
Une femme peut-elle vraiment imaginer ce qu'un homme ressent à cette vue ? Longtemps, à une fille, chaque parcelle d'elle-même semble aussi innocente que sa main ou que son pied. Jusqu'au jour où le regard hébété des garçons lui révèle le double sens de sa chair. Comme si son corps, dont elle connaissait la langue familière, s'adressait tout à coup à l'autre dans un idiome nouveau qu'elle ne maîtrise pas.
Tu vois ce que c'est, le baslik ?
- Non, je ne connais rien à vos histoires.
- C'est la somme que la famille du marié verse au père de la mariée - au père, pas à toi - pour le dédommager de sa perte. Le prix de vente, Derya ! Ils nous vendent comme des bêtes de somme.
- Pas ici ! Pas en Allemagne !
- Et pourquoi pas ? Ce sont nos traditions.
[Son père] avait-il fait provision de whisky ? Il ne semble pas. [Il] n'a trouvé que la bouteille de l'armoire normande, mais il est vrai qu'on ne manque jamais d'alcool en temps de guerre, l'occupant le tout premier ayant à noyer sa mauvaise conscience.
(p. 216)
Il n'avait rien contre les étrangers sauf pour marier sa fille.