Citations de Bernard Noël (282)
En tête
Extrait 2
La poésie a trop chanté ; il faut qu’elle déchante et
trouve là le véritable chant. Quelqu’un disait : Mourir de rire et
rire de mourir… Je veux une folie sage, un gâtisme intelligent, et
un mauvais poème qui soit un poème mauvais. Je veux une
laideur qui soit plus belle que la beauté parce qu’elle aura réussi
à la comprendre.
…
De ce fait, la poésie est le foyer de la résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque. La poésie est cette vitalité de la langue sans avoir besoin de l'affirmer : elle l'est naturellement, en elle-même, par sa situation, car elle est sans cesse réactivée par ce qui l'anime, et qui est source, qui est originel.
L'avenir de la poésie est d'être source d'avenir parce qu'elle est un perpétuel commencement.
(extrait de "Où va la poésie ?") - p.142
La vue n'est pas seulement un sens, qui aurait pour unique fonction de nous informer des choses environnantes, elle accumule aussi en nous une mémoire visuelle inséparable de notre langage, de nos souvenirs et de notre pensée.
J’ai vu remuer ses lèvres, et qu’il hésitait : Tu es une tueuse d’amour, a-t-il fini par dire. Je le sais, j’ai dit, je n’ai pas un tempérament suédois !
Je n’aurais pas dû lui jeter ce reste de jalousie.
Je me suis aperçue, pendant que Roberto me tournait le dos et s’en allait, que j’avais encore au cœur un peu de cette ordure.
J’ai failli crier à Roberto : Reviens, je n’ai voulu blesser que moi-même parce que ta vue égratignait la vieille plaie. Je me suis rappelé sa susceptibilité, les explications interminables qui ne changent rien.
Je venais de tirer le dernier pus de la blessure.
J’ai senti se lever le vent, et il passait doucement sur ma mémoire. Je me suis souvenue d’une image – peut-être avait-elle glissé de mes lèvres autrefois sur quelque scène – qui comparait les larmes et la rosée. J’en ai recueilli la fraîcheur en pensant que les souvenirs sont les nuages d’un espace intérieur, qui n’est pas céleste, mais comment désigner la qualité de ce qui possède une voûte et cependant reste sans fond ?
Je suis entrée dans cet espace, et j’y étais bien à regarder passer là-haut les ombres de ma vie.
et maintenant que faire avec le rien …
et maintenant que faire avec le rien où respirent les mots
tandis que les choses multiplient leurs formes dans l’espace
et que la vie remue ses rides ou les replie au fond du cœur
une illusion plane partout que l’on voudrait changer en certitude
buée de buée nous a-t-on prévenus mais qui croire dans la fumée
on essaie tout à tour la langue le rêve la plume et le couteau
puis la tête s’en va plonger parmi les salaisons de la littérature
parfois quelques petites ombres donnent en passant un peu de goût
à l’air
un péril mystérieux parfume leur trace une amertume un manque
puis la bouche blêmit pour avoir accueilli ces épaves de sensations
au lieu d’en faire des images ou bien ce frêle bruissement sur les
lèvres
cependant un souffle sur la tempe suscite le désir de croire encore
un peu
de croire que maintenant fera surgir de maintenant le Tu
et sa réserve de visages assez pour égarer le temps
mais à quoi bon l’interminable si la vie n’est pas rejouée
quand l’herbe aura poussé sur la langue on trouvera peut-être
l’articulation du mystère parmi les restes d’une phrase.
Arbre N° 11
Un arbre peut-il être en deuil ? Pas de raison qu'il le soit
de ses feuilles, qui repoussent régulièrement. Alors, pourquoi
ma question ? Parce qu'une grande tristesse émane de tes branches, de leurs croisements, de leur attitude: quelque chose, en effet, de mortuaire. Il se peut que ce soit moi qui projette ce sentiment, mais tu l'as provoqué par la manière dont tu mets dans l'espace une sorte d'élan funèbre. Ne me dis pas qu'un arbre n'est pas sentimental comme un humain, je sais bien que ma race est capable de toutes les violences mais elle est aussi, et comme proportionnellement, sensible à toutes les émotions et prête à les partager.
J'aimerais un sourire, que tu ne peux mimer, alors un petit geste d'adieu et que, tendrement, il parcoure l'espace vers mon visage, sans fin...
2
s'ils crient bourrer la bouche
un coup de rasoir
résume les aveux
morceaux de cervelle
autour des têtes mortes
l'œil est un encrier
assez vite vidé
nous traitons la peau à la pince
grande soirée
une batte
écrabouille le visage
mais quoi
on ne prend que leur vie
rien de plus
tandis que nous
Dans les vrais poèmes on ne trouve aucune autre unité que celle du fond de l'âme. Il peut y avoir des instants où des abécédaires et des précis nous apparaissent poétiques. La poésie= le fond de l'âme révélé.
L'ordre moral est moins obtus qu'on serait tenté de le croire. L'ordre moral, c'est l'ordre de l'esprit. Il peut fort bien se servir de ce qui, apparemment, le conteste, : l'érotisme, par exemple.
Arbre N° 1
Nus comme des squelettes ! La comparaison est injuste car de la nudité de vos troncs et de vos branches émane une présence vive et une attente. Vous en peuplez étrangement l'air si bien que le regard s'arrête dans l'attente d'une palpitation, d'un signe. Puis, voici qu'il s'interroge et doute, non mais de lui-même qui s'impatiente en vain à vous interroger de vous pas car vous avez choisi le silence. Mais comment un humain pourrait-il comprendre cette suspension de la vitalité en attendant que la sève remonte ? Vous êtes le trop parfait exemple d'une patience qui met le passage du temps au service de la durée au lieu de la soumettre à son usure. Par chance, le passant n'a pas le loisir de s'arrêter devant l'espace où vos branches restent à jamais tendues à contre temps...
à Robert Maguire
1
extrait 1
.................................. les mots crèvent au ras de ma
peau. Le regard est fixe. Le buste est un assemblage
d’élément mobiles et d’éléments immobiles. Les
gestes se poursuivent à l’intérieur de la poitrine,
comme les cercles sur l’eau. Et le cou se prolonge
loin dans le corps. C’est depuis l’estomac qu’a poussé
l’arbre qui empale ma gorge. Il monte jusque dans mes
narines. Un court-circuit coupe le courant des nerfs
dans ma nuque. Ma tête se penche vers un lac d’argent
lisse, qui tout à coup s’éparpille dans l’espace comme
un bac de mercure. On me trépane pendant que mes
jambes s’allongent, s’allongent, perçant des nuages.
D’un côté, il fait mal ; de l’autre, il fait nuit. Entre
les deux, une hélice tourne dans le ventre , et l’air reflue
vers ma bouche............ J’ai la gorge pleine de plumes.
Je crache des cellules...................................................
En somme, la Commune “excède“.
L'air est les yeux ( à Jean-Pierre Sintive)
On pose quatre mots
un piège
le monde tourne le dos
silence
silence et rumeur
la nuit en plein jour
les yeux partis loin
la tête à l'envers
et plus bas que tout
le ciel sous les pieds
tout à coup trop
de voix dans la main
la main aérée
et moi l'embrumé
me voilà hors je
alors couché là
le blanc de soi-même
et là-haut debout
et soi de soi
l'aube
puis tout projeté
pour combler l'espace
tout vers l'un tout vers l'autre
et l'empreinte d'air
tombant sur la page
Celui qui écrit avec l’outil brut de sa vie et de son regard, avec ses manques, son impuissance, cherche un espace que ni les autres ni l’époque ne peuvent lui donner : un espace vital.
Domnique Sampiero, préface
et je dis TOI pour désigner en toi
le toi dont tu ne sais rien
l'amour fait de chacun
le revenant de l'autre
Des cris. Ils recommencent encore. Je les entends, et pourtant je n'entends rien. Je voudrais savoir ce qu'ils disent. Je l'ai su. Je cherche ce qui les censure en moi, maintenant. Des cris, comme d'une femme rendue folle. En les écoutant je me disais : il ne doit rien se passer ici. li ne se passait rien que ces cris. La nuit. J'avais peur, et j'avais peur d'avoir peur. Sale bicot, m'avaient dit les gardiens. Il est facile de résister à la provocation, plus facile qu'à l'attente. J'écoutais. J'écoute, mais à chaque fois que cela revient, il n'y a plus que le creux du cri. Comment dire? Cela crie, mais ne dit plus rien. Quelque chose a effacé les mots, le sens qui peut-être me rassurerait. Au moment même, j'avais peur de ce qui allait suivre ; à présent, j'ai peur de faire de la littérature.
Je cherche
Je cherche comment s’accroche à son présent
un peu de cette chose qui flotte ici
partout dévastation ruines et cependant.
Arbre n° 45
Est-ce que les arbres se chuchotent des histoires de fantômes quand le vent fait frémir leurs branches ? Je me demande pourquoi cette question devant Toi qui m'as tout l'air bien planté dans la réalité ? J'ai sans doute tort de considérer comme toujours fiable le témoignage de mon regard, mais si je commence à douter de lui, où suis-je et devant qui ou quoi ? Il est décidément plus simple et rassurant de considérer ma vue comme probante et, par conséquent, de me dire : tout va bien, je suis devant un bel arbre et si impressionné par la perfection de l'entrelacement de ses branches qu'il s'en dégage quelque chose d'unique et d'irréel...
Oui, d'irréel car comment un arbre, un vrai, aurait-il pu concevoir
une disposition aussi parfaite?
il n’y avait plus d’envers
il n’y avait plus d’envers
où terrer une idée
ni d’ombre pour la mousse
le sable avait bu le désir
qui prolongeait ce songe
et l’air ne portait plus
qui fut la proue du temps
quand l’heure revenue
montra le seuil dissous
et l’aile refermée
le chemin
le chemin n’était plus
que la voie du chemin sans chemin
LA PEAU ET LES MOTS
GRAND ARBRE BLANC/1966
à André Pierre de Mandiargues
à l'Orient vieilli
la ruche est morte
le ciel n'est plus que cire sèche
sous la paille noircie
l'or s'est couvert de mousse
les dieux mourants
ont mangé leur regard
puis la clef
il a fait froid
il a fait froid
et sur le temps droit comme un i
un œil rond a gelé
grand arbre
nous n'avons plus de branches
ni de Levant ni de Couchant
le sommeil s'est tué à l'Ouest
avec l'idée de jour
grand arbre
nous voici verticaux sous l'étoile
et la beauté nous a blanchis
mais si creuse est la nuit
que l'on voudrait grandir
grandir
jusqu'à remplir ce regard sans paupière…
p.61-62