Citations de Colm Toibin (210)
La plupart des questions soulevées par cette affaire étaient d’ordre moral le droit d’une éthique à prévaloir sur celui d’un individu. Au fond, on lui demandait de juger de quelle manière il convenait de mener sa vie dans une petite ville. Il sourit intérieurement à cette pensée et secoua la tête.
En travaillant à son jugement, il se rendit compte plus que jamais qu’il n’avait pas de fortes convictions morales, qu’il avait cessé de croire à quoi que ce fût. Mais au moment de le rédiger, il veilla à n’en rien laisser paraître. Ce jugement était le seul qu’il pût rendre : il était pertinent, bien argumenté et surtout, il était plausible.
Il retourna à la fenêtre et resta un moment à regarder dehors. Comme il était difficile d’être sûr ! Ce n’était pas seulement cette affaire, et les questions qu’elle soulevait à propos de la société et de la morale, c’était le monde dans lequel ces choses se produisaient qui le mettait mal à l’aise, un monde dans lequel des valeurs opposées vivaient si près les unes des autres. Lesquelles pouvaient à juste titre prétendre à être défendues ? (p. 107)
Ressortant toutes ses affaires de la valise, elle disposa les deux photographies au fond, tournées vers la doublure, avant de les recouvrir. Un jour, pensa-t-elle, elle les regarderait, et elle se souviendrait alors de ce qui, elle le savait à présent, n'allait pas tarder à ressembler à un étrange rêve voilé.
J'étais revenue dans le monde des idiots, des bègues, des contorsionnés et des malcontents.
Ils ont enfoncé le premier clou à la jonction de la main et du poignet. Il hurlait de douleur et se débattait en vain pendant que le sang giclait et que les coups de marteau résonnaient sous l'effort des hommes pour faire pénétrer la longue pointe dans le bois de la croix tout en écrasant la main et le bras.
La maison des Keating tenait encore en équilibre au bord de la falaise. Le blanc de chaux étincelait, la bâtisse elle-même paraissait ferme, solide. Elle tomberait bientôt, mais cela faisait des années qu’ils le prédisaient.
Il sortit un stylo-bille d'un tiroir et se mit à gribouiller sur un bloc de papier. Qu'y avait-il au-delà de la loi ? Il écrivit le mot "loi". Il y avait la justice naturelle. Il écrivit ces deux mots et leur accola un point d'interrogation. Au-delà, il y avait la notion de bien et de mal, les deux principes qui gouvernaient tout le reste et qui venaient de Dieu. "Bien" et "Mal" ; il écrivit ces deux mots, les entoura de parenthèses et inscrivit à côté, en lettres capitales, le mot "Dieu".
Parfois dans la nuit il rêvait des morts - visages familiers et d’autres, à demi oubliés, fugitivement invoqués par la mémoire.
Personne de sa famille ne pouvait l'aider. Elle les avait tous perdus. Ils ne seraient jamais informés de ce qu'elle endurait en ce moment; elle n'en parlerait pas dans ses lettres. Et pour cette raison , comprit-elle, ils ne sauraient plus jamais vraiment qui elle était. Peut-être ne l'avaient-ils jamais su, songea-t-elle aussitôt après. Car si ç'avait été le cas, ils auraient deviné ce que départ signifierait pour elle.
Il n’était jamais encore arrivé à Venise par la mer. À l’instant où la silhouette de la ville se découpa sur le ciel il sut que, cette fois, il écrirait sur elle.
À cet endroit, (Strabane) un peu plus loin sur cette route, deux fois par an, des enfants, dont certains n’avaient pas plus de douze ans, étaient venus à pied de la campagne se faire embaucher pour six mois par des gens qu’ils ne connaissaient pas. Les embauchés étaient des catholiques, et ceux qui les embauchaient étaient, pour la plupart, des protestants.
Maintenant qu'il avait pris ces coûteux engagements, il fallait que les rentrées suivent. Cependant ce n'était pas cela qui le remplissait d'un pressentiment innommable. Il mit des semaines à le cerner, puis en un éclair, il comprit : en montant au premier étage de Lamb House, et en entrant dans la chambre où il dormirait, il avait eu la certitude d'entrer dans la chambre de sa mort. Le terme du bail - vingt et un ans - le conduirait jusqu'à la tombe. Cette maison avait vu passer des hommes et des femmes pendant presque trois cents ans ; elle l'invitait maintenant à goûter brièvement son charme, elle l'attirait entre ses murs et lui offrait son hospitalité provisoire. Elle l'accueillerait, puis elle le rejetterait, comme elle l'avait fait pour les autres. Il s'aliterait dans une de ces chambres ; son corps froid reposerait dans cette maison. Cette pensée le glaçait et le réconfortait en même temps. Il avait accompli ce voyage sans hésiter pour découvrir le lieu de sa mort et lui retirer ainsi une partie de son mystère, une de ses dimensions inconnues. Mais il avait aussi l'intention d'y vivre, d'y connaître de longues journées de travail et de longues soirées au coin du feu. Il avait trouvé sa maison, lui qui avait erré avec tant d'inquiétude, et il lui tardait de sentir sa présence enveloppante, sa familiarité et sa beauté.
Elle pensait à la liberté que lui avait donnée son mariage avec Maurice. Celle par exemple d'entrer dans ce séjour à n'importe quelle heure du jour, dès les enfants partis à l'école ou dès qu'un bébé faisait la sieste, de prendre un livre et de le lire...
C'était une vie fluide, où les contraintes figuraient comme un élément parmi les autres.
Avant leur départ, je lui ai dit que, toute ma vie, chaque fois que j'avais eu l'occasion de voir plus de deux hommes réunis, j'avais vu la bêtise et j'avais vu la cruauté ; mais c'était toujours la bêtise que je remarquais en premier.
J'ai oublié tant de choses, cependant l'odeur de la mort s'attarde. Elle m'est peut-être entrée dans le corps, accueillie là comme une vieille amie venue en visite.
Vous affirmez qu'il a sauvé le monde, mais moi, je vais vous dire ce qu'il en est. Cela n'en valait pas la peine. Cela n'en valait pas la peine.
Je ne croyais pas que l’ombre maudite de ce qui s’était passé puisse s’effacer jamais. C’était là, dans mon cœur, charriant l'obscurité en moi de la même manière que le sang. Ou c'était un compagnon, un étrange ami qui me réveillait la nuit, et de nouveau au matin, et passait ensuite la journée près de moi. C'était une pesanteur en moi, qui devenait souvent un poids que je ne pouvais porter. Qui s'allégeait parfois, mais ne disparaissait jamais.
- Vous pouvez prendre un apéritif maintenant, dit Carmel. Martini, vin blanc, vin rouge, sherry, gin tonic. Cathy, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
- On se croirait sur le continent, dit Donal, à manger dehors comme cela. On se croirait en Italie.
- Attends que le tracteur de Frank Murphy soit passé, dit Eamon, et tu sauras que nous sommes bien à Cush.
Ils étaient trop absorbés par leur conversation pour remarquer qu'elle les regardait, et quand le premier gardien passa derrière elle pour retourner à son poste, elle s'approcha un peu plus du tableau qu'elle feignait de contempler. Ce qui venait de lui revenir à l'improviste, c'était la seule fois de sa vie où elle avait été amoureuse. Le premier gardien ne ressemblait en aucune façon à Luke Freaney, qui avait le visage beaucoup plus étroit. Luke était aussi un peu plus petit, et ses traits n'étaient pas réguliers comme ceux de cet homme. Mais la légèreté de la démarche, le ton qui transformait la moindre remarque en confidence, la façon de rire et de mettre un certain temps, après, à retrouver son sérieux - elle s'en souvenait tellement bien, là -, tout cela appartenait à Luke. Peut-être était-ce un trait irlandais ; Luke, lui, l'avait élevé au rang d'un des beaux-arts et en usait à la fois comme d'un masque et d'un charme à l'état pur, un charme chaleureux et aimant.
Cela ne devrait pas avoir d'importance, puisque cela ne ressemblait à rien - comme un moins un ressemble à zéro.
Pour chaque jour qui passait, elle aurait eu besoin d'un jour supplémentaire afin de l'assimiler.