Citations de Daniel Arsand (123)
Il avait sangloté lors du service funèbre. On avait remarque son extrême sensibilité, elle serait, pour les nazis, inqualifiable. "Que voit-on encore de toi ?" Ironie, ensuite mépris, enfin haine. Logique qui ne concerne que l'être humain. Trop facilement ému, le gars, et il était déjà condamné.
Maman, un mot solaire qui la ravissait et la hersait de tristesse. Ils l'avaient arrêté, elle en avait été avertie. Des âmes charitables avaient dégurgité devant elle la scène [...] Au plus refoulé d'eux, les Hirschkuh le savaient. Leur fils aîné, ce Golo qui se persuadait d'être supérieur à tous. Le père, puis la mère, ils avaient tous été convaincus que ça se terminerait mal pour Klaus. [...] Mais on s'en était remis, il y avait plus grave, certains jours, qu'un fils disparu, emprisonné. Pourquoi en savoir plus ? Avant-guerre, au début de la guerre, il les avait en quelque sorte déclassés par ses mœurs (d'eux, les gens normaux, disait-on qu'ils avaient des mœurs ? Ils couchaient, ils aimaient, ils se mariaient, ils engendraient surtout, mais ils n'avaient pas de mœurs), il les avait rendus douteux à eux-mêmes, à une société toute entière. Comment pardonner ?
Un drôle de silence l'étrillait, le dépiautait. C'est dans et par ce silence que les Hirschkuh l'avaient reçu. Leur honte d'avoir pour fils un inverti, une paroi de feu, et paroi de peur que la sienne. Leur honte était aussi inadmissible que sa peur était injuste. La joie sur cette planète et en Klaus n'était que de surface. Il attendait de vrais bras autour de sa peau, et des paroles incandescentes qui le délivreraient de visions comme des serres.
Tous ces morts et un unique virus en forme d'oursin ou de pelotes d'épingles.
[...]
On ne parlait que de cette endémie. On disait qu'il n'y avait que les pédés pour transmettre une merde si vicieuse. Un homosexuel se repérait à sa facilité à contaminer, et pas d'états d'âme chez lui. L'obscurantisme grondant comme un raz-de-marée. La tolérance en quenouille. Un luxe, la tolérance. Et ennuyeuse. Endormante. Et qui berçait moins que la haine.
La majorité des détenus l'abominait, parce que pédé, le détestait et le méprisait plus encore même que les nazis, parce qu'il s'arrangeait pour ne pas crever, pour bouffer à peu près bien, avoir une belle gueule et coucher avec des garçons, et voilà qu'on échappait à la mort. On apprenait que la tante de Bâle ou de Paris ou de Prague, cette traînée avec une queue entre les jambes, eh bien les médecins nazis la lui avaient coupée, sans anesthésie, et qu'est-ce que ça couine un pédé qu'on châtre.
Oui, les tantes s'en sortaient mieux que les gens normaux, pensaient les détenus.
Ça, ça devait être dit.
Les passants en ce moment s'offusquaient de ses larmes qui coulaient enfin, le corps se vidait de ses larmes, mille ans de sanglots et de silences, mille ans et des poussières, ce brouillard de poussière. Les larmes sont dégoûtantes. Le kapo ricanait, et les autres, les comme Klaus, des déportés de tous poils et de toutes langues, ils grognaient leur rire : "Tu pleures comme un cochon."
Il avait remercié. C'était agréable de remercier. On remerciait avant la guerre. De quoi remercier, après ? Là-bas, "sais-tu de quoi je parle, Heinz, le sauras-tu un jour ?", on ne remerciait pas, ou pour ne pas recevoir des coups, remercier pour ne pas crever, c'était ainsi, là-bas.

« Le troisième samedi du mois de mai 1990, à midi tapant, le musée Lily Hagopian fut inauguré. Hormis un officier municipal et une maigre phalange d'huiles de la région, ne participèrent à la cérémonie que les neuf membres de l'association qui avait autorisé une villa à être convertie en temple ? idée inspirée par la piété filiale ou quelque sentiment plus obscur, mais tout aussi trouble et tout aussi dévorant. En sa qualité d'unique rejeton d'une femme à la mémoire de laquelle était vouée l'édifice, Simon Hagopian prononça l'inévitable discours imposé par la circonstance. Un discours qui surprit, voire choqua, consterna surtout l'assemblée par sa brièveté d'épitaphe. "Epouse et mère, voyageuse parfois, extravagante à ses heures, maman mourut à la clinique Bonvallet, le corps depuis trop longtemps harassé de maux. La pauvre chose qu'elle était rendit l'âme en me parlant de l'amour. Ce lieu où vous êtes raconté une existence tour à tour insignifiante et magnifique, qui couvrit plus de sept décennies de notre siècle." L'homme se racla la gorge, puis se tut. Il avait l'air exaspéré.»
"Torche -toi, tu t'es chié dessus, ici comme là- bas, c'est pareil.Torche- toi avec ton numéro, 5395, ne t'y engloutis pas dans ce numéro, ce n'est pas un puits, ne meurs pas dans ces quatre chiffres, dans ces quatre années , dans ce paragraphe 175, parmi ces milliers de morts, demain, ça ira mieux, tu iras te balader dans Paris, la nuit , tu seras en chasse, la ville est peuplée de garçons .
On l'avait frappé ce soir, et ce soir il se lava avec avec des gestes lents, prudents.......le gant de toilette le nettoyait d'une crasse invisible........"
Je prends mon temps. la lenteur est une vertu. Et je crois à la nécessité de la contemplation.
« Lily ne tolérait pas que son fils égarât un jouet sur le balcon, où ces riens, dont les enfants font un trésor .
Sa mère toujours , le glaçait par la même antienne: Tu m’envahis avec tes babioles.
Ainsi rabroué, mortifié, il se désespérait qu’elle ne le laissât jamais déposer sur ses genoux ce qui, à ses yeux, représentait une offrande , offrande à celle qui se moquait pas mal qu’il en fit une idole »...
Sur les marchés de Tabriz, les éventaires qui regorgeaient de rouleaux de soie, de coton et de taffetas, proposaient l'ambre et le musc.La lactescence des perles et le vert des émeraudes irisaient de reflets la nuit des arrières- boutiques. Depuis le sac de Bagdad par les Mongols, Tabriz s'était octroyé en Perse le statut de capitale du négoce. Nestoriens et Jacobites s'y côtoyaient sans animosité. Mais la religion iconoclaste des Mohométans opposait ses fanatiques aux fous d'un crucifié et ressuscité d'entre les morts. Les guerres saintes se profilaient à l'horizon.
Ils t'ont enterre,ou?Ou es-tu;mon amour?Je veux savoir,je veux savoir,je veux savoir,c'est le silence,comment te meler a du silence,comment peux-tu n'etre que du silence?
Son regard quémandait, refusait, ordonnait. Parlait. J'appris à l'interpréter. De cet échange muet naquit l'apprivoisement réciproque, un langage particulier et de nous seuls déchiffrable, que n'affadissait pas ou n'abâtardisait pas les mots, ce qui est strictement humain. Le respect mutuel fut à la base de nos relations.
En n'ayant pas eu l'amour comme moteur dans ma vie, je m'évite les déceptions qui lapident.
« Cet hiver- là fut sibérien. Dans les arbres, le gel riva au cours des nuits les oiseaux à leur perchoir. Comme naturalisés , ils bossuaient les branches et au radoucissement du temps, ils tombèrent comme des fruits mûrs. Les flambées multipliaient les veillées . Le sifflement de la bise derrière les volets ranimaient les mémoires. Épopées personnelles et légendes s’enchevêtraient . Chaque histoire de famille se muait en un chaudron de sorcière » ......
La carte de rapatrie de Klaus etait estampillee"etranger",c'etait mieux que rien.Apres Buchenvald etre un etranger, c'etait etre quelque chose ou quelqu'un.Sinon que resterait-il?
Comme au temps où Constance la chassait de leur logis, venelles et rues se changeaient en tunnel aux parois duquel elle se cognait. Tout était murs : le vent, les passants, les maisons, sa détresse. Madeleine reçut dans ses bras une enfant échevelée, hagarde, en larmes.

La distance entretenait notre désir plus que ne l'aurait fait un frôlement de manches ou de peau.
La cour du lycée, nos camarades respectifs, les yeux inquisiteurs des surveillants, des professeurs et ceux de quelques élèves excités qu'un des leurs vire pédé, au moins quelqu'un à humilier, au moins une occasion d'affirmer qu'on a une bite et des couilles, ne nous encerclaient plus, ils ne nous contraignaient plus à la prudence.
Mais la rue ne nous délivrait de rien. Elle épiait, elle jugeait, elle était rue. Et ma mère pouvait se profiler sur un proche horizon. Cependant, devant le garçon merveilleux, je n'avais plus ni mère ni père, je n'étais plus un fils. L'émotion d'être en sa compagnie était si puissante, si enveloppante, elle me plaçait à un tel point dans un monde où le temps s'immobilisait, où sa notion devenait inconcevable, que ne m'effleurait pas que l'on pût nous vouer de la haine pour ce que nous étions, pour le goût que l'on avait l'un de l'autre. Et puis son apparence de mâle nous protégeait.
Sur sa veste qui s'apparentait à celle d'un pyjama on avait inscrit : Paragraphe 175. Dans le Code allemand, l'homosexualité était un crime, les nazis en avaient durci les termes et la condamnation. On avait cousu sur son dos, sur sa poitrine, sur le haut du pyjama, des lettres- des lettres crocs et des lettres vomissures-, un triangle rose et ce numéro de feu noir, un brasier de ténèbres, numéro bestial, qui le vouait à l’équarrisseur, 5395. Il avait dix-neuf ans à son arrivée dans la boue et la poussière et les morts de Buchenwald.