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Citations de Elsa Osorio (119)


Personne ne voulait balayer ni faire son lit. Quand Mika a demandé à qui était le tour de nettoyer, il y a eu des murmures, mais personne n'a osé répondre. Je ne voulais pas accuser Hilario, après tout il ne faisait qu'exprimer ce que beaucoup pensaient :
- Dans d'autres compagnies, les femmes se chargent de laver, de cuisiner et même de raccommoder les chaussettes.
Mika s'est rapprochée pour ne pas avoir à hausser la voix et l'a regardé attentivement, comme si elle l'étudiait. Elle ne riait pas, mais elle en avait l'air :
- Alors comme ça, tu penses que je devrais laver tes chaussettes ?
- Pas toi, bien sûr.
Il devait se sentir ridicule.
- Eh bien, les autres non plus. Les filles qui sont avec nous sont des miliciennes, pas des bonniches. Nous luttons pour la révolution tous ensemble, hommes et femmes, d'égal à égal, personne ne doit l'oublier.
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Chaînon après chaînon, Luz assemble, à peine les a-t-elle mentionnés,
des faits isolés de sa vie – « l’obéissance due » dont lui a parlé Natalia ;
cette femme qui était venue la chercher au collège – lui avait-elle déjà
raconté ? – ; ses soupçons d’avoir été adoptée, quand elle se disputait avec
Mariana ; la crainte de celle-ci de la voir se lier avec des communistes à
l’université – et ces faits finissent par former un rosaire qui suggère à
Ramiro cette question qu’il ne peut s’empêcher de lui poser :
— Tu penses que tu pourrais être la fille d’une disparue ? Mais
pourquoi ?
— Regarde : après moi, maman n’a pas pu avoir un autre enfant, et si je
ne suis pas née… je veux dire si elle a perdu l’enfant, je ne suis pas… – et
Luz se met à courir, à courir sans frein – Alfonso lui a peut-être trouvé un
autre bébé, tu sais bien qui était Alfonso, alors où pouvait-il en trouver un ?
Ce bébé c’est peut-être moi.
— Tu vas très loin, Luz, tu n’as aucune raison de penser cela.
— Non, répond-elle fébrile, mais décidée. Et pourquoi crois-tu que
chaque fois qu’elle se mettait en colère contre moi elle me disait que c’était
« génétique », moi je pensais que c’était à cause de papa, mais réfléchis un
peu, cela pouvait parfaitement s’appliquer à mes autres… gènes.
— Luz, tu es furieuse contre ta mère, je te comprends, mais elle t’aime, à
sa manière.
— Non, elle ne m’a jamais aimée, répliqua-t-elle, tranchante.
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Ils ont recouvert son cercueil d’un drapeau. Je ne connais pas ce monstre
en uniforme qui est en train de parler. Je ne veux pas l’écouter. La main de
maman serre la mienne, et la colère qui monte en moi aux paroles de ce fils
de pute menace la douceur de ce contact entre sa main et la mienne. Maman
m’aime, sinon elle ne chercherait pas ma main en ce moment. Elle se
détache de moi et, avec sa mère et ses sœurs, s’avance vers le cercueil. Elle
pleure, accablée. Je regarde ces quatre femmes devant le cercueil. Elles ont
la chance de savoir que dedans repose le corps d’un père et d’un mari.
Combien sont-ils, dans ce pays, qui n’ont pas eu la possibilité de faire leurs
ultimes adieux aux êtres qu’ils aimaient à cause de ce salaud, là-dedans,
couvert d’un drapeau ? J’observe les autres, au garde-à-vous, tout fiers dans
leur uniforme. Comment osent-ils s’exhiber dans cet accoutrement après ce
qu’ils ont fait ? Pourquoi, eux, personne ne les tue ? Pourquoi n’y a-t-il
personne ici pour les insulter ?
Ils sont en train de descendre le cercueil à l’aide de chaînes. Les fers des
prisonniers faisaient-ils le même bruit ? Alfonso, je suis heureuse que tu
sois mort et que je n’aie plus jamais à te revoir. Ordure, assassin, salaud.
Ces insultes avec lesquelles je lui fais mes adieux, au son des pleurs de sa
famille, me provoquent une joie nauséeuse. Le cercueil a maintenant
disparu. Maman s’approche de moi et me prend dans ses bras. Je ne pense
pas à ce qu’était Alfonso, je pense seulement que le père de ma mère est
mort, qu’elle souffre et qu’elle a besoin de moi.
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Mais je me demande ce qu’elle faisait quand on a jugé les commandants.
Si je me rappelle bien, je n’ai jamais entendu parler de ce procès à la
maison. Les séances étaient publiques. Est-ce que maman aurait assisté à
l’une d’elles ?
Elle est dans sa chambre. J’entre et je lui demande. Elle me regarde
abasourdie.
— Qu’est-ce que tu dis, Luz, tu es folle ? Comment peux-tu penser que
j’aie pu assister à ces séances où tous ces misérables apatrides ont osé
agresser ceux qui les avaient délivrés du danger de la subversion.
Je ne l’avais jamais vue aussi véhémente et convaincue.
— Mais tu as dû lire des articles à l’époque du jugement.
— Jugement ! Mais de quel droit ces types-là jugeaient ? Qui étaient-ils ?
— Il y a bien eu un procès, avec des juges, des avocats de la défense, des
procureurs, et il y a eu une sentence.
— Et qu’est-ce qui s’est passé ? Rien, ils ont tous été remis en liberté,
sauf les commandants qui donnaient les ordres. S’il y a eu des erreurs, elles
viennent d’eux, les autres n’ont fait qu’obéir. Mais ne crois pas pour autant
que j’approuve la condamnation des commandants, ce n’était pas une
guerre conventionnelle, et en fin de compte ce sont eux qui ont sauvé le
pays.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « ce n’était pas une guerre
conventionnelle » ? – je m’efforce de ne pas m’emporter, d’essayer de
savoir ce que croit maman, parce que ce n’est pas possible qu’elle soit au
courant de faits si abjects, si dégradants, et qu’elle les défende.
— Elle n’était pas conventionnelle parce que l’ennemi n’était pas à
l’extérieur mais s’était infiltré dans le pays, c’est pourquoi il a fallu agir
d’une autre manière. Il y a eu peut-être quelques excès, mais c’était une
guerre et l’important dans une guerre c’est de la gagner, à tout prix.
Je voudrais lui demander si elle considère que la guerre consiste en des
enlèvements à l’aube par des bandes anonymes, des « affrontements entre
des cadavres putréfiés et des fantômes », comme l’a déclaré un témoin, la
torture et le vol, mais je me tais et la laisse continuer : Ils ont sauvé le pays,
par contre qu’a fait ce crétin qui les a discrédités quand il était au pouvoir,
qu’est-ce qu’il a fait ? Je vais te l’expliquer, Luz, il a plongé le pays dans le
plus terrible des chaos, l’hyperinflation. Bien sûr, tu ne t’en rendais pas
compte, heureusement tu n’as jamais manqué de rien. Mais toi qui aimes les
pauvres – cette ironie qu’elle veut insultante –, eh bien, les pauvres ils
n’avaient plus de quoi manger, il est vrai qu’ils sont habitués. Elle allume
une cigarette et sa voix revient à des registres plus courants, comme si son
couplet sur Alfonsín et l’hyperinflation l’avait purgé de son exaltation
patriotique et rendu à son snobisme, à sa stupidité distinguée. Les pauvres
ont toujours été habitués à ne rien avoir, mais quand on a des biens et qu’on
voit ses propriétés menacées, son mode de vie, alors c’est bien pire.
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Les livres de cours d’un côté, la lumière jusqu’au petit matin, je lis sans
relâche depuis des jours. Une galerie d’aberrations : ces centres clandestins,
ces hommes, ces femmes, jeunes, vieux, torturés à l’électricité, pendus,
brûlés au briquet, écartelés, les yeux bandés, enchaînés, écorchés vifs, sales,
couverts de poux, désemparés entre les mains de ces assassins.
Jamais je n’aurais imaginé que des hommes puissent être aussi cruels
avec leurs semblables.
Jusqu’à ce jour, le mal se réduisait pour moi à mes conflits avec ma
mère, à ce que j’imaginais de Daniel et de ses gorilles, à la trahison d’une
amie, autant dire rien, mais que l’homme soit capable d’une telle haine,
d’une telle cruauté, d’une telle abjection, était pour moi inimaginable.
Les fantômes sortent maintenant de ces minutes du procès, de ces pages
déjà jaunies par le temps, et peuplent mes jours et mes nuits. Je vois cette
fille, Beatriz, la jambe cassée, au camp de détention, qui se traîne aux
toilettes et y trouve les lettres et le journal intime de sa mère que l’on a
accrochés pour se torcher le cul. Je l’imagine essayant de cacher sous ses
vêtements ces papiers de sa mère qui s’est suicidée peu de temps
auparavant, folle d’horreur devant le destin de sa fille. C’est exprès qu’ils
ont placé là ces papiers, pour qu’elle les y trouve, comme si ses tortures
physiques n’étaient pas suffisantes. Et cet homme que ni l’électricité sur les
gencives, le bout des seins, partout, ni les séances systématiques et
rythmiques de coups de baguettes en bois, ni les testicules tordus, ni la
pendaison, ni les pieds écorchés à la lame de rasoir, ne parviennent à faire
s’évanouir ni parler, et à qui on présente un linge taché de sang : « C’est de
ta fille », lui disent-ils, elle a douze ans sa fille, voyons s’il va collaborer,
s’il va parler maintenant.
Et ces simulacres d’exécution, ces sinistres jeux de rôles entre le bon et
le méchant, ces cris déchirants qui traversent les cachots.
Ce que je viens de lire n’est qu’une petite partie, mais je ne peux plus le
tolérer, c’est comme si mon corps était couvert d’ecchymoses
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Et si elle se pointe à sa sortie de prison et me réclame le bébé, je t’ai dit
qu’elle n’en voulait pas, s’impatiente la Bête, parce qu’elle va bien sortir un
jour ou l’autre, non ? Jeune comme elle est, il arrivera bien un moment où
elle aura accompli sa peine et sortira. Et lui rigole : mais non, ne t’en fais
pas, après l’accouchement on va l’interroger et la transférer.
— La transférer où ?
— Je t’ai dit d’arrêter de poser des questions.
Son visage devient d’acier, ou alors il se lève, comme le soir où je lui ai
demandé pour cette histoire du transfert, il attrape la chaise du bureau et la
casse en deux contre le mur. Mais pourquoi tu fais ça, tu es une vraie bête,
c’est une chaise de style, elle m’a coûté la peau des fesses. Et lui : pourquoi
est-ce que je crois qu’on l’appelle la Bête, et que je m’estime contente qu’il
n’ait démoli que la chaise et pas moi, alors qu’il en avait bien envie. Et la
vérité, c’est que je me fais toute petite, parce que la Bête est un brave type
mais quand il se met dans cet état, je suis sûre qu’il pourrait me réduire en
bouillie. Mais ça ne lui dure pas longtemps, je reconnais. Je me suis mise
dans un coin à pleurnicher (avec les mecs ça marche toujours de jouer les
pauvrettes), et il est venu derrière moi, m’a prise dans ses bras et commencé
à me peloter les seins tout doucement et à me parler à l’oreille : si je veux le
bébé, que j’arrête de poser des questions, il sera efficace, mais si je continue
à l’emmerder il ne me l’amènera pas le mouflet. Et puis je ferais mieux
d’occuper mon temps à préparer le mariage, à la mairie, à l’église, tout,
parce que lui il ne peut pas, en ce moment il a plein de boulot. Et dur. Puis il
est allé à la chambre et en est revenu avec une liasse de billets (je ne lui ai
même pas demandé d’où il les sortait, parce qu’avec les mecs il vaut mieux
jouer les connes), il me les a donnés pour que je m’achète une robe et que je
prépare le trousseau.
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Tu repenses à l’incident d’hier soir et tu sais maintenant ce qui t’a le plus gêné : Pourquoi, après tout ce qu’elle avait dit, Carola avait-t-elle éprouvé le besoin de présenter ses excuses à Mariana ? Pourquoi était-il si important que Mariana ne pense pas qu’ils étaient d’accord avec les guérilleros ? Une seule explication : parce que Mariana est la fille de Dufau et Luccini doit avoir peur de lui. Quand tu lui as demandé dans la voiture pourquoi elle ne laissait pas chacun libre de penser et de sentir à sa guise, elle est devenue furieuse : alors c’est comme ça que tu veux élever Luz, en lui disant que chacun est libre de penser ce qu’il veut, et si demain elle devient guérillera ou droguée… Et là a commencé cette salade de drogué-guérillero-homosexuel qu’elle place du côté des « méchants », tandis que de l’autre se trouvent les « bons », son papa, par exemple. Dans les schémas de Mariana, Dolores ferait partie des méchants. Si Carola lui a paru suspecte par ses propos, que penserait-elle de Dolores ? Parfois, l’infantilisme de Mariana t’amuse, mais sur ces questions-là il te rend malade. Bien sûr que tu vas parler avec Mariana, tu ne vas pas laisser les choses ainsi, c’est elle qui ne voit pas ce qui s’est passé dans le pays pendant ces années. Dolores n’avait jamais milité et pourtant elle aussi ils l’ont enlevée.
 
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Lili, si la Bête me tue, tu dois te rappeler, écoute-moi bien, tu dois te rappeler que ta maman s’appelait Liliana et qu’elle était très gentille. Et ton papa, Carlos. Et qu’on les a tués parce qu’ils voulaient une société plus juste. Et souviens-toi aussi de moi.
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- Mais puisque tu n'étais pas dans la guérilla, ils n'avaient pas de raison de te tuer.
(…)
- Non, je ne militais pas. Mais quel rapport ? Tu penses que c'est pour cela qu'ils m'ont relâchée ? - Elle se tait un instant, pour revenir à la charge, avec plus de rage encore – Ou tu penses que ceux qui militaient, ou qui avaient simplement des idées différentes des tiennes, méritaient qu'on leur mette le corps en bouillie, qu'on les humilie, qu'on les assassine, ou qu'on les brise idéologiquement en les obligeant à une trahison douloureuse ? Voyons, explique-moi un peu.
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Elle a peut-être raison, c'est cette chose noire, sans nom, qui ne laisse rien voir, et que j'ai toujours eue.
- Comme le bandeau des prisonniers. une chose noire qui ne laisse rien voir. Mais tu l'as enfin enlevée.
- Il m'a fallu vingt ans !
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Elle pleure ? Oui, elle sèche ses larmes. Maintenant tu en es sûr : C'est Dolores.
Tu as l'impression de sentir dans ta bouche la chair douce et fraîche des pêches que vous cueilliez aux arbres pendant les siestes chaudes d'Entre Rios. Et il t'arrive encore, de temps à autre, de mordre une pêche et de te souvenir de cette envie irrésistible que tu ressentais alors pour elle.
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J’aimais tellement les interprétations que je faisais de mes rêves que j’avais hâte de dormir, non par besoin de me reposer, mais pour que les rêves surgissent dans la nuit opaque de ma chambre et grimpent comme du chèvrefeuille en envahissant tout.
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Les explications du Chango sur l’injuste répartition des richesses étaient si compliquées et si épuisantes que je me suis déclarée convaincue qu’enlever quelqu’un n’était pas si terrible, juste pour en finir avec ce laïus ennuyeux.
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Toi tu es là-dedans parc que tu crois en une société plus juste tu me l'as dit, moi je crois en que dalle , tu comprends?
Je crois que tout est merdique et je n'ai pas l'intention de mourir pour un truc en quoi tu crois et moi pas.
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La vie telle qu'ils la concevaient tous les deux était une maille tissée de deux fils, elle ne pouvait tenir avec le seul fil de Mika.
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" chacun surmonte sa douleur comme il peut " (p.389)
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" parfois on ne peut pas forcer le temps , Ramiro "
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[…] Eduardo avait l’intention de dire la vérité à Mariana, mais il a toujours eu peur de sa réaction. Et il s’est passé ce qui se passe avec les mensonges, on en dit un qu’on cherche à rendre vraisemblable par un autre, puis un autre et on se trouve pris dans un essaim de mensonges d’où il devient difficile de s’extraire.
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"Tu as voulu oublier. Tu aimes tellement Luz, tu la sens si tendrement tienne qu'il t'est difficile de te souvenir qu'elle n'est pas du même sang que toi."
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Elsa Osorio
Ce n’est pas une beauté, mais elle est douce, tendre, une perle de fille, quel idiot ce Martin de se tuer quand on a une femme comme elle.
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