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Citations de Elsa Osorio (119)


Comment puis-je vivre chez la fille d’un assassin responsable de tant de
sang versé ? Ma mère, mon sang. Je crie à pleins poumons, comme si je
pouvais ainsi renier ce sang. Je m’éloigne de mes amis, j’avance, je me
glisse dans la foule, je fraternise avec tous, avec chacun. Je m’arrête à la
hauteur de cette colonne de manifestants, ces « HIJOS(20) » qui réclament
leurs parents. Alors surgit l’image d’Alfonso, que diraient-ils s’ils savaient
que mon grand-père est l’assassin de leurs parents ? Je m’écarte d’eux avec
pudeur, je me dissimule dans la foule, je me cache. Je me fraie un chemin
sans savoir ce que je cherche, comme si je ne pouvais pas rester en place et
voulais aller partout, être avec tous alors que je sens en même temps que je
n’en ai pas le droit. Je suis frappée par le visage de cette femme qui porte
autour du cou la photo de ses enfants disparus, je regarde les autres, leurs
foulards blancs, leurs rides, leur courage. Peut-être la mère de ces trois
frères qui sont tombés l’un après l’autre, sans que l’on sache jamais où ils
étaient, ou la mère de cette fille de quinze ans qui ne demandait rien de
plus, avec ses camarades, que la réduction du prix du transport scolaire, et à
qui on a arraché la vie.
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Mais est-ce que tu as vraiment voulu savoir ? Tu as accepté la version
d’Alfonso sur la mère : une de ces femmes qui ne savent même pas ce
qu’elles font quand elles engendrent, et qu’il vaut mieux pour tous ne pas
connaître.
Et de fait, pendant toutes ces années Eduardo n’a jamais fait, devant
Alfonso, allusion à l’origine de Luz.
Mais maintenant, alors que tu roules très vite, tu sens de nouveau le
poids malodorant de cette histoire rongée par le mensonge, l’impunité. Tu
te replonges dans cette nuit à la clinique où tu as entrevu que ce malaise
dans ton corps et dans ta conscience ne serait pas facile à extirper. Il y avait
eu des périodes, les premières années de la petite, où tu ne ressentais ce
malaise que par intermittence, mais avec quelle intensité. Puis tu t’es laissé
porter par le bonheur : ce plaisir que te donnait ta fille jour après jour, ce
bien-être partagé avec elle et Mariana. Mais après ce que t’a dit Dolores, tu
laisses croître ce malaise, tu lui permets de s’installer dans ton corps, dans
ta tête, parce que tu sais confusément que tu le mérites, et tu revis ce que tu
as ressenti la première nuit où Mariana est tombée dans le coma.
Peut-être que si Mariana s’était demandé, comme Eduardo l’avait craint
au début, pourquoi Luz était si blonde, pourquoi elle avait les yeux si clairs,
alors qu’elle et lui ont les cheveux châtains et les yeux foncés, il se serait
inquiété. Mais Mariana n’avait jamais eu le moindre doute sur sa fille. Et
tout le monde s’était comporté avec un tel naturel que depuis des années tu
ne te poses plus de questions, comme si tu avais oublié que Luz n’est pas ta
fille.
Tu as voulu oublier. Tu aimes tellement Luz, tu la sens si tendrement
tienne qu’il t’est difficile de te souvenir qu’elle n’est pas du même sang que
toi.
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Mais puisque tu n’étais pas dans la guérilla, ils n’avaient pas de
raison de te tuer.
Dolores lui jette un regard où se mêlent tendresse et dégoût, et se
demande comment elle peut se confier à quelqu’un qui lui fait une telle
réponse. Mais trop tard, il l’a dit. Elle devrait peut-être comprendre qu’elle
est à Buenos Aires, qu’Eduardo n’est pas comme ceux avec lesquels elle a
parlé en Europe, des exilés, et que c’est aussi cela être argentin en 1983,
même sous un gouvernement de transition démocratique. Pourtant, c’est
plus fort qu’elle :
— Non, je ne militais pas. Mais quel rapport ? Tu penses que c’est pour
cela qu’ils m’ont relâchée ? – Elle se tait un instant, pour revenir à la charge,
avec plus de rage encore – Ou tu penses que ceux qui militaient, ou qui
avaient simplement des idées différentes des tiennes, méritaient qu’on leur
mette le corps en bouillie, qu’on les humilie, qu’on les assassine, ou qu’on
les brise idéologiquement en les obligeant à une trahison douloureuse ?
Voyons, explique-moi un peu.
Eduardo ne voulait pas la blesser, sinon il ne presserait pas sa main sur la
sienne, sans dire un mot, il ne la regarderait pas ainsi, effaré mais plein
d’amour pour elle. Elle est trop extrême dans ses jugements, il y a des
nuances. Qu’il n’ait conscience de rien n’est peut-être pas sa faute. Mais
qu’il n’aille pas non plus imaginer que ceux qui ne pensent pas exactement
comme elle sont, à ses yeux, semblables à tous ces salauds. Ses parents, par
exemple, le mal qu’ils ont eu à comprendre : Mais non, ils ne vont pas les
tuer. Mirta est enceinte, l’armée de San Martín ne va pas maltraiter une
femme enceinte, disait son père avec une conviction ancrée en lui par une
tradition si étrangère à celle de ces temps sauvages, non il ne pouvait
vraiment pas comprendre. Toutes ces heures à attendre dans le couloir de
ses chers amis d’autrefois pour essuyer un rejet, un refus, une fin de non-
recevoir, toutes ces demandes d’habeas corpus, de formalités inutiles, tant
de douleur, les pauvres, tant de douleur et d’impuissance, tout ce qu’ils
avaient dû endurer avant de pouvoir dire ce que cet après-midi même sa
mère avait lancé en un murmure exaspéré : Ces fils de putes, ces assassins,
ils ont dû donner le bébé à quelqu’un. En effet, il y a des nuances.
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— J’ai gardé le souvenir très net de papa me racontant des histoires
avant de m’endormir. – Carlos ne fut pas sans remarquer cette tendresse
avec laquelle Luz évoquait Eduardo –. Je lui réclamais toujours la même,
celle d’une petite extra-terrestre qui s’appelait Luz, comme moi, et qui
vivait des aventures qui me fascinaient. Papa les inventait au fur et à
mesure, chaque soir, c’était vraiment génial. Je me souviens encore de
quelques-unes.
Carlos s’interdit d’avouer à Luz ce qu’il ressentait à cet instant, et
d’ailleurs il n’aurait pas pu trouver les mots justes. C’était un sentiment
confus, sans doute mesquin, pensa-t-il. Avait-il le droit de demander à Luz,
qu’il ne connaissait que depuis quelques heures, de ne pas appeler cet
homme papa ? Avait-il le droit de troubler ses bons souvenirs d’une enfance
qu’il n’avait pas partagée avec elle ? Luz était-elle coupable d’aimer cet
homme qui l’avait volée ?
C’était curieux comme le timbre de la voix de Luz et même son visage
s’animaient pendant qu’elle racontait à Carlos une aventure de l’extra-
terrestre Luz. Lui seul pouvait essayer d’imaginer la fillette de cinq ou six
ans derrière cette femme en face de lui, cette fillette qu’il ne pourrait jamais
connaître. Il lui fallait chasser ce sentiment de gêne, desserrer l’étau de la
rancœur, oublier les circonstances, les haines, pour se laisser emporter
dans cette atmosphère que Luz était en train de créer, et partager avec elle,
même tard, même venant d’un autre, ces histoires qu’il n’avait pas pu lui
raconter. C’était Luz qui le lui demandait, sinon pourquoi aurait-elle
interrompu le récit dont il ignorait encore tant d’éléments pour lui raconter
un conte enfantin.
Et Carlos put rire avec Luz de la fin du conte. Oui, c’était génial, et elle
le racontait très bien.
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Pourquoi Mariana lui avait-elle parlé aussi durement ? Elle ne
connaissait même pas ces jeunes. Quand tu l’entends s’exprimer ainsi,
jugeant plutôt que donnant son avis, sans même connaître la situation, tu ne
peux pas t’empêcher d’entendre derrière sa voix celle de ses parents. Cet
aplomb qui est le leur, comme si le monde leur appartenait et qu’ils étaient
là pour décider dans quel sens il doit tourner.
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Mais beaucoup de temps allait s’écouler avant que les lettres de Pablo,
écrites dans la clandestinité, donnent une dimension plus authentique de la
passion qui animait sa vie. Parce qu’il croyait en la vie, et en cela son père
avait terriblement tort, elle aussi avait commis la même erreur : Pablo
n’était pas suicidaire. « Tu te trompes, Dolores. La vie ne m’est pas
indifférente. Nous luttons pour la vie, mais pour une vie différente de celle
que propose le système bourgeois, nous luttons pour la vie au sens plein et
précis du mot, une vie digne de toute une humanité collectivement
réalisée », lui avait écrit Pablo. Il était heureux, enthousiaste, sûr de son
chemin.
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Toutes ces années en France ont formé une mince croûte sur sa blessure,
mais depuis qu’elle est à Buenos Aires, la douleur s’est réveillée, elle peut
la palper, la respirer, la sentir remuer dans son corps. C’est une douleur qui
ne la laisse pas en paix, qui exige d’elle action, vengeance, réparation. Et la
seule réparation possible, pense-t-elle, sera de remuer ciel et terre pour
retrouver cet enfant, sa nièce ou son neveu, si du moins il a survécu.
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C’est bizarre ce qui m’arrive, je n’aime pas raconter ma vie, à personne,
les rares fois où je l’ai fait je m’en suis mordue les doigts. Mais avec
Liliana, la situation est tellement dingue que j’ai envie de tout lui dire,
comme si elle était une amie intime, une sœur que je n’ai jamais eue. Elle a
quelque chose qui m’inspire confiance. Ou peut-être que je me suis mise à
parler parce que, si on me tue, c’est le moment ou jamais de raconter ma vie
à quelqu’un.
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Pourquoi le lieutenant-colonel Dufau veut-il lui parler ? On lui a
demandé d’attendre son appel. On l’a donc informé de sa présence à
l’hôpital. On va peut-être le sanctionner pour être parti accomplir une tâche
qui n’est pas de son ressort et avoir abandonné pendant des heures ses
tâches spécifiques alors qu’ils sont si pressés d’obtenir des informations.
Son intérêt pour Liliana, la détenue M 35, serait peut-être pris pour une
faiblesse, lui, la Bête, que personne ne surpassait en dureté. C’était lui qui
obtenait le plus d’informations, lui qui maniait le mieux la picana, lui qui
déployait des trésors d’imagination pour les faire craquer et se mettre à
table. Il savait s’y prendre la Bête, il était subtil. C’est pour cela qu’il
donnait des ordres et exerçait des responsabilités bien supérieures à son
rang. Et c’était Dufau en personne, le responsable du camp de détention, qui
lui avait donné carte blanche et l’avait imposé. Le Major, chef du groupe de
travail, avait approuvé, après avoir admiré l’efficacité de Pitiotti. Et s’il
n’avait pas été d’accord, cela n’aurait rien changé puisqu’il ne pouvait pas
désobéir à Dufau.
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Bien que l’idée soit d’elle, Amalia n’interviendra pas, elle a toujours
aimé agir en coulisses. C’est sa place, elle l’accepte et en jouit. Depuis des
années elle ourdit des intrigues et conçoit des projets qu’Alfonso mène à
bien avec efficacité. Ce sera elle, avec sa redoutable imagination, qui
inventera tout ce que devra faire et dire son gendre. Et son mari qui assurera
le succès de ces stratagèmes. Aucun doute, l’un et l’autre se complètent très
bien. Un ménage parfait, comme disent leurs amis.
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L’idée vient d’Amalia. Son mari, Alfonso, ne lui a-t-il pas raconté que
les bébés des subversives sont parfois donnés à des familles bien, parce que
ce n’est pas la faute des bébés s’ils ont de tels parents. Oui, il est vrai que
Marianita pourra toujours en avoir un autre, mais elle va se sentir très
malheureuse, et puis pourquoi renonceraient-ils à leur premier petit-fils, ils
l’ont déjà annoncé à tout le monde. Et ne lui a-t-il pas dit que beaucoup de
ces bébés n’avaient pas la peau foncée : on ne remarquerait pas que ce n’est
pas le fils de Mariana. En tout cas, il faudrait bien s’assurer que la mère
n’est ni juive ni indienne. Ils peuvent bien faire ça, non ? Ce n’est pas pour
rien qu’Alfonso est arrivé là où il est. Pourquoi sa fille devrait-elle souffrir
de cette déception, pourquoi faire un drame d’un accident stupide alors
qu’il y a tant de bébés orphelins à portée de la main. Peut-être Dieu l’a-t-il
voulu ainsi. Ils pourraient ainsi faire une bonne action, le père Juan, son
confesseur, l’approuverait. Elle a l’intuition, et son intuition féminine est
infaillible, son mari l’a souvent constaté, elle a l’intuition de ce qu’ils
doivent faire : prendre le bébé d’une subversive, un pauvre petit enfant
d’assassins. Mais oui, ils peuvent, ils peuvent, et qu’il ne vienne pas lui dire
que non. Alfonso a du pouvoir et Amalia veut qu’il le lui prouve.
Le mot « pouvoir » grimpe lentement sur le corps d’Alfonso tandis
qu’Amalia ne cesse de parler et d’argumenter, exactement comme elle le
fait chaque fois qu’elle désire quelque chose. S’il veut, il peut, sa femme a
raison. Cela n’avait jamais été aussi clair pour lui que pendant ces mois où
il a entrepris de nettoyer le pays. Une excitation semblable – peut-être
supérieure – à celle qu’il ressent quand il décide des « transferts », s’empare
de lui. S’il peut ordonner la mort, pourquoi pas la vie.
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Qu’est-ce qui a pu se passer ? Ses beaux-parents ont peut-être raison,
après tout, on l’a fait trop attendre. Eduardo ne sait pas contre qui tourner sa
colère, contre Amalia, contre Alfonso, toujours à donner des ordres, comme
s’il prenait son entourage pour sa troupe, contre Murray et son équipe,
contre lui-même pour s’être laissé séduire par cette théorie de
l’accouchement naturel, et maintenant qui sait ce qui va arriver à Mariana.
Ah Mon Dieu, faites que tout finisse bien. Après tant d’années, Eduardo
priait pour que Mariana s’en sorte, sinon il en mourrait de culpabilité. Elle
n’était pas très enthousiaste à l’idée d’avoir un enfant, c’est lui qui avait
insisté. Avec un bébé, disait Mariana, je ne pourrais pas aller aussi souvent
à Buenos Aires.
Quand ils s’étaient mariés, elle avait accepté d’aller vivre à Entre Ríos,
où Eduardo devait s’occuper de son domaine, mais plus tard, combien de
fois la trouva-t-il en larmes le matin parce qu’elle avait la nostalgie de
Buenos Aires. Elle y allait très souvent : C’est ma famille, Eduardo, je
t’aime, mais ma famille me manque beaucoup, comprends-moi, sois gentil,
viens me chercher samedi et ne proteste pas.
D’où l’urgence d’avoir un enfant. Ce fut pour l’égoïste qu’il était, le
moyen d’avoir Mariana plus près de lui, de l’obliger à mûrir, à se séparer de
sa famille.
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C’est pourquoi nul ne prêta attention au fait que ce jour-là il conduisît
lui-même la voiture. Liliana s’installa à l’arrière, le visage bandé, tourné
contre le dossier du siège, comme le lui ordonna Pitiotti. Il lui ôta le
bandeau dans la voiture, en arrivant à l’hôpital. Liliana fut éblouie par la
lumière, depuis des mois elle vivait dans l’obscurité. Quand il lui dit ne pas
ouvrir la bouche et que lui seul parlerait, il la regarda pour la première fois
dans les yeux. Sous le battement des paupières brillait la haine, ou la
panique, le dégoût, la douleur (la Bête préféra penser que c’était la douleur).
Il eut l’impression d’un coup de fouet d’un vert intense qui s’abattait sur
lui.
— Morveuse de merde, pas un mot, je t’ai dit, lui cria la Bête, bien que
Liliana n’ait pas prononcé un mot.
Comment osait-elle le regarder ainsi, après tout ce qu’il avait fait pour
elle. Alors, pour s’arracher à cet aimant, recracher ce regard, il pensa à
Miriam : la joie de Miriam quand il lui donnerait le bébé, Miriam dans sa
chambre retapissée de neuf, Miriam baisant avec lui, Miriam et ses
gémissements de plaisir quand il la touchait, Miriam pour se détacher de ce
regard de Liliana, de cette peau qui semblait brûler et exhaler du venin
quand il lui prit le bras pour la mener de la voiture jusqu’à l’entrée de
l’hôpital.
Et c’est peut-être à cause de ces images proliférantes de Miriam,
auxquelles s’accrochait désespérément la Bête pour pousser la haine de
Liliana, qu’il eut l’idée de remplir ainsi la fiche d’admission : Miriam
López, née à Coronel Pringles, il n’avait pas en mémoire le numéro de sa
carte d’identité. Il faudrait le rajouter d’une manière ou d’une autre, pensa-
t-il. Qui va accoucher : Miriam López. Et maintenant, qu’ils l’emmènent en
salle d’accouchement.
— D’après ce qu’il a dit à Miriam, ce fut une impulsion de l’inscrire
sous son nom, pas un plan prémédité.
Ne plus la regarder, ne plus s’exposer à son regard. Et pas un mot, sinon
je te démolis, lui glisse-t-il à l’oreille. Et voilà Liliana en route vers la salle
d’accouchement. Mais il ne put empêcher qu’elle s’arrête, se tourne vers lui
et le fixe de nouveau avec cette haine compacte, longuement forgée. De la
haine, dut admettre sans la moindre hésitation le sergent Pitiotti.
Il pouvait à présent retourner au travail et se reposer, par quelque
interrogatoire, de la tension que ce regard avait provoquée en lui. Mais
c’était l’enfant de Miriam qui allait naître, et il voulait être là, comme un
bon mari, un bon père.
Quand il vit la cabine téléphonique en face du banc où il était assis, il
résolut de ne pas attendre le soir et d’annoncer la nouvelle à Miriam dès que
le bébé serait né.
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Non, je la conduirai moi-même à l’hôpital. Qu’on lui enlève les fers,
mais pas le bandeau, ni les menottes, ordonna-t-il au gardien.
Bien que cela ne fit pas partie de ses tâches habituelles, personne ne
s’étonna qu’il prenne cette décision, car on savait que le sergent Pitiotti, la
Bête comme on l’appelait, avait une relation spéciale avec Liliana Ortiz, la
détenue M35.
— Il avait beaucoup de pouvoir et il était sous-officier. Probablement
parce que ses méthodes pour obtenir des informations avaient fait de lui
l’homme de confiance de Dufau, le responsable du camp de détention.
Depuis le premier interrogatoire, quelques mois plus tôt, Liliana était
restée là, saine et sauve, il avait dit qu’il ne voulait pas qu’on la touche,
qu’il s’en chargerait lui-même, mais après l’accouchement, parce que
« cette guerre n’est pas contre les enfants ». Et si personne ne comprit ses
raisons (ni ne les lui demanda), car ce n’était pas la seule femme enceinte,
Liliana fut traitée comme appartenant à la Bête. Le chef du groupe de
travail avait été tout aussi explicite : personne ne devait toucher la détenue
du sergent Pitiotti.
Que la Bête soit excité par Liliana, ou qu’elle lui rappelle sa mère, ou
qu’il ait un projet précis et qu’il faille l’épargner pour qu’il puisse en
coincer d’autres, c’étaient là pures conjectures chez des gens qui ne
s’épuisaient pas en conjectures, mais obéissaient, et l’ordre était de ne pas
la toucher. Ce que personne ne pouvait imaginer c’est que le sergent Pitiotti
prenait soin de la couveuse de son enfant. Il avait veillé personnellement à
ce qu’elle soit bien nourrie et que personne ne la maltraite ou ne l’interroge
en son absence.
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Existerait-il une intuition de père ? pensa, timidement ému, le sergent
Pitiotti quand il apprit la nouvelle. L’image de Miriam, de sa joie quand il
lui amènerait le bébé envahirent l’espace et balayèrent d’un seul coup sa
haine du prisonnier qui n’avait pas parlé et l’urgence de fournir dans
l’après-midi des informations au chef du groupe de travail.
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Teresa était à la faculté quand je faisais mes études, expliqua Carlos,
et elle avait vu Liliana avec moi une fois. Nous nous connaissions depuis
l’enfance, sa famille était de Posadas, comme la mienne. Quand on l’a
libérée, elle a pu contacter mon père. C’était un pur hasard parce que
Teresa n’avait rien à voir avec nous.
— Nous, qui ?
Carlos détourna le regard.
— Je veux seulement dire que Teresa ne militait pas. Elle était chez des
voisins quand ils ont fait une descente, ils l’ont embarquée elle aussi. Le
voisin était délégué syndical, c’était tout ce qu’elle savait.
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Bon, on peut pas
non plus tirer le gros lot tous les jours, ce que j’avais c’était : ni grand
monsieur ni célèbre, mais un mec qui allait m’obtenir ce que je voulais. Il a
le bras long, ça oui, du fric pas trop, bien qu’il dise que ça marche de mieux
en mieux et que dans quelques mois, quand il aura terminé je ne sais trop
quoi qu’ils sont en train de faire, il s’en mettra plein les poches. De toute
façon, s’il me trouve le bébé, c’est mieux que je me marie. Parce que les
gosses, ils les donnent pas à n’importe qui, seulement à des familles réglo,
alors il faut qu’on soit mariés, et à l’église. Moi je trouve ça un peu tarte de
se marier à l’église.
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l veille personnellement à ce qu’elle soit bien nourrie, parce que là-bas
il paraît que c’est infect.
— On lui donnait une nourriture spéciale et ils ne la torturaient pas
comme ils le faisaient aux autres.
— Tu trouves que ce n’est pas une torture d’être là-bas et de savoir que
toutes ces attentions, ce régime spécial, c’était pour lui voler son enfant –
la haine voilait la voix de Carlos. Ils venaient là pour choisir les mères,
comme si c’était un vivier d’êtres humains ! C’est monstrueux, aberrant.
— Oui, c’est répugnant. Je parlais de la torture physique, de la
picana(2 : torture électrique).
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Excuse-moi si je t’ai mal parlé. Tu m’as pris au dépourvu. Peut-être
que celui qui ne veut pas, qui craint d’aborder ce sujet, c’est moi. Tu sais,
ça me fait encore mal. Très mal.
Lorsque Carlos détourna son regard, Luz remarqua pour la première fois
que c’était un bel homme, qu’il lui plaisait. Et cette façon de regarder
ailleurs, incroyable, exactement ce qu’elle faisait quand elle voulait
dissimuler une émotion. Mais elle ne pouvait pas se permettre de l’observer
pour découvrir ce qu’il ressentait, pas plus qu’elle ne voulait lui arracher à
brûle-pourpoint cette phrase qu’elle même doutait d’être capable de
prononcer et qui expliquerait instantanément sa présence.
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Peut-être Luz voulait-elle leur faire croire – ou croire elle-même un
instant – qu’ils étaient là pour connaître l’Espagne et non pour
l’accompagner dans sa course folle qu’elle n’avait pas pu arrêter depuis
qu’elle s’était mis cette idée en tête, à la naissance de Juan. Car c’était à la
clinique même qu’avait commencé à grandir ce doute dont elle n’était pas
parvenue à se défaire. Entre les couches, les petits rots et les berceuses, Luz
avait vérifié, parlé à des gens, demandé des renseignements, fureté, fouillé,
cherché obstinément. Et c’est ici qu’ils étaient arrivés. À Madrid.
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