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Citations de Elsa Osorio (119)


Trois SA sont entrés dans la maison de Karl Liebknecht, ils sont montés sur le toit et peu après nous avons vu flotter sur la hampe le drapeau à croix gammée.
« Où sont les communistes ? Au sous-sol ! » criaient-ils en chœur quelques jours plus tard dans cette théâtrale marche aux flambeaux qui eut lieu simultanément dans plusieurs villes allemandes. Nous étions postés à l'angle de Friedrichstrasse et d'Unter des Linden. Effrayant, ce « réveil de la nation », conçu par la sinistre imagination de Goebbels.
Et les communistes avec leur discours absurde : « Plus c'est pire, meilleur c'est », « Avec Hitler, la situation internationale va s'aggraver et accélérer la révolution ». La bêtise n'a pas de limites.
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Personne ne voulait balayer ni faire son lit. Quand Mika a demandé à qui était le tour de nettoyer, il y a eu des murmures, mais personne n'a osé répondre. Je ne voulais pas accuser Hilario, après tout il ne faisait qu'exprimer ce que beaucoup pensaient :
- Dans d'autres compagnies, les femmes se chargent de laver, de cuisiner et même de raccommoder les chaussettes.
Mika s'est rapprochée pour ne pas avoir à hausser la voix et l'a regardé attentivement, comme si elle l'étudiait. Elle ne riait pas, mais elle en avait l'air :
- Alors comme ça, tu penses que je devrais laver tes chaussettes ?
- Pas toi, bien sûr.
Il devait se sentir ridicule.
- Eh bien, les autres non plus. Les filles qui sont avec nous sont des miliciennes, pas des bonniches. Nous luttons pour la révolution tous ensemble, hommes et femmes, d'égal à égal, personne ne doit l'oublier.
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- J'aimerais que tu sentes l'odeur de la mer. - Yves a inspiré lentement, profondément, comme s'il voulait s'introduire dans cette odeur et y plonger Juana. - J'aime l'odeur de la mer au coucher du soleil, à l'approche d'un orage, le matin. Et ce soir ici, avec toi, c'est sublime. L'odeur de la mer a changé dès que tu es arrivée.
Soledad sourit. En ce moment elle est Soledad, l'amante d'Yves. Elle aussi sent la mer. Depuis toujours. Pour elle l'odeur de la mer est celle de La Paloma, la mer de son enfance, l'odeur d'algues et de rochers, l'odeur des jeux avec ses frères dans les pinèdes et les dunes, la baleine que parfois ils apercevaient. Elle ne parle jamais de La Paloma, ni de la maison de ses parents à Anaconda, où elle a vu les plus beaux crépuscules du monde, mais à Yves, pourquoi ne pas le lui dire : ça sent comme à La Paloma.
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Le jour s'est levé quand je suis allée dormir, angoissée.
Je sais vraiment peu de choses sur l'histoire de l'Amérique latine. La presse avait suivi avec intérêt la détention de Pinochet à Londres en 1998. Je l'ai lu aujourd'hui dans les archives. Et si j'ai été impressionnée que ses avocats défendent l'usage de la torture, cette sophistication du mal consistant à jeter les détenus vivants et anesthésiés à l'eau m'est intolérable. Les vols de la mort. Comment peut-on être aussi cruel ?
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J'avais promis de t’écrire pour tout te raconter mais depuis des jours je tourne en rond, j’écris et je jette. Une lettre comme celles d'autrefois : j’aime écrire à la main. Il y a si longtemps que je voulais t’écrire, mais impossible de laisser quelque chose qui pourrait tomber entre leurs mains. Les lettres se nouent et forment des mots dans ma tête. Bruissent. J'aime ce chuchotement de la plume sur le papier. Elle le caresse, l’égratigne, fait surgir des mots cachés, prisonniers. Comme ces noms que je comptais sur les doigts de la main gauche : ceux des nôtres, et sur la main droite ceux de nos ennemis. Des noms que je répétais sans cesse, comme une lente litanie, une prière païenne. Je m’en souviens encore et il y aura bientôt vingt-sept ans, depuis ce 16 septembre 1976 où j'ai commencé à les mémoriser.
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Chaînon après chaînon, Luz assemble, à peine les a-t-elle mentionnés,
des faits isolés de sa vie – « l’obéissance due » dont lui a parlé Natalia ;
cette femme qui était venue la chercher au collège – lui avait-elle déjà
raconté ? – ; ses soupçons d’avoir été adoptée, quand elle se disputait avec
Mariana ; la crainte de celle-ci de la voir se lier avec des communistes à
l’université – et ces faits finissent par former un rosaire qui suggère à
Ramiro cette question qu’il ne peut s’empêcher de lui poser :
— Tu penses que tu pourrais être la fille d’une disparue ? Mais
pourquoi ?
— Regarde : après moi, maman n’a pas pu avoir un autre enfant, et si je
ne suis pas née… je veux dire si elle a perdu l’enfant, je ne suis pas… – et
Luz se met à courir, à courir sans frein – Alfonso lui a peut-être trouvé un
autre bébé, tu sais bien qui était Alfonso, alors où pouvait-il en trouver un ?
Ce bébé c’est peut-être moi.
— Tu vas très loin, Luz, tu n’as aucune raison de penser cela.
— Non, répond-elle fébrile, mais décidée. Et pourquoi crois-tu que
chaque fois qu’elle se mettait en colère contre moi elle me disait que c’était
« génétique », moi je pensais que c’était à cause de papa, mais réfléchis un
peu, cela pouvait parfaitement s’appliquer à mes autres… gènes.
— Luz, tu es furieuse contre ta mère, je te comprends, mais elle t’aime, à
sa manière.
— Non, elle ne m’a jamais aimée, répliqua-t-elle, tranchante.
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Ils ont recouvert son cercueil d’un drapeau. Je ne connais pas ce monstre
en uniforme qui est en train de parler. Je ne veux pas l’écouter. La main de
maman serre la mienne, et la colère qui monte en moi aux paroles de ce fils
de pute menace la douceur de ce contact entre sa main et la mienne. Maman
m’aime, sinon elle ne chercherait pas ma main en ce moment. Elle se
détache de moi et, avec sa mère et ses sœurs, s’avance vers le cercueil. Elle
pleure, accablée. Je regarde ces quatre femmes devant le cercueil. Elles ont
la chance de savoir que dedans repose le corps d’un père et d’un mari.
Combien sont-ils, dans ce pays, qui n’ont pas eu la possibilité de faire leurs
ultimes adieux aux êtres qu’ils aimaient à cause de ce salaud, là-dedans,
couvert d’un drapeau ? J’observe les autres, au garde-à-vous, tout fiers dans
leur uniforme. Comment osent-ils s’exhiber dans cet accoutrement après ce
qu’ils ont fait ? Pourquoi, eux, personne ne les tue ? Pourquoi n’y a-t-il
personne ici pour les insulter ?
Ils sont en train de descendre le cercueil à l’aide de chaînes. Les fers des
prisonniers faisaient-ils le même bruit ? Alfonso, je suis heureuse que tu
sois mort et que je n’aie plus jamais à te revoir. Ordure, assassin, salaud.
Ces insultes avec lesquelles je lui fais mes adieux, au son des pleurs de sa
famille, me provoquent une joie nauséeuse. Le cercueil a maintenant
disparu. Maman s’approche de moi et me prend dans ses bras. Je ne pense
pas à ce qu’était Alfonso, je pense seulement que le père de ma mère est
mort, qu’elle souffre et qu’elle a besoin de moi.
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Comment puis-je vivre chez la fille d’un assassin responsable de tant de
sang versé ? Ma mère, mon sang. Je crie à pleins poumons, comme si je
pouvais ainsi renier ce sang. Je m’éloigne de mes amis, j’avance, je me
glisse dans la foule, je fraternise avec tous, avec chacun. Je m’arrête à la
hauteur de cette colonne de manifestants, ces « HIJOS(20) » qui réclament
leurs parents. Alors surgit l’image d’Alfonso, que diraient-ils s’ils savaient
que mon grand-père est l’assassin de leurs parents ? Je m’écarte d’eux avec
pudeur, je me dissimule dans la foule, je me cache. Je me fraie un chemin
sans savoir ce que je cherche, comme si je ne pouvais pas rester en place et
voulais aller partout, être avec tous alors que je sens en même temps que je
n’en ai pas le droit. Je suis frappée par le visage de cette femme qui porte
autour du cou la photo de ses enfants disparus, je regarde les autres, leurs
foulards blancs, leurs rides, leur courage. Peut-être la mère de ces trois
frères qui sont tombés l’un après l’autre, sans que l’on sache jamais où ils
étaient, ou la mère de cette fille de quinze ans qui ne demandait rien de
plus, avec ses camarades, que la réduction du prix du transport scolaire, et à
qui on a arraché la vie.
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Mais je me demande ce qu’elle faisait quand on a jugé les commandants.
Si je me rappelle bien, je n’ai jamais entendu parler de ce procès à la
maison. Les séances étaient publiques. Est-ce que maman aurait assisté à
l’une d’elles ?
Elle est dans sa chambre. J’entre et je lui demande. Elle me regarde
abasourdie.
— Qu’est-ce que tu dis, Luz, tu es folle ? Comment peux-tu penser que
j’aie pu assister à ces séances où tous ces misérables apatrides ont osé
agresser ceux qui les avaient délivrés du danger de la subversion.
Je ne l’avais jamais vue aussi véhémente et convaincue.
— Mais tu as dû lire des articles à l’époque du jugement.
— Jugement ! Mais de quel droit ces types-là jugeaient ? Qui étaient-ils ?
— Il y a bien eu un procès, avec des juges, des avocats de la défense, des
procureurs, et il y a eu une sentence.
— Et qu’est-ce qui s’est passé ? Rien, ils ont tous été remis en liberté,
sauf les commandants qui donnaient les ordres. S’il y a eu des erreurs, elles
viennent d’eux, les autres n’ont fait qu’obéir. Mais ne crois pas pour autant
que j’approuve la condamnation des commandants, ce n’était pas une
guerre conventionnelle, et en fin de compte ce sont eux qui ont sauvé le
pays.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « ce n’était pas une guerre
conventionnelle » ? – je m’efforce de ne pas m’emporter, d’essayer de
savoir ce que croit maman, parce que ce n’est pas possible qu’elle soit au
courant de faits si abjects, si dégradants, et qu’elle les défende.
— Elle n’était pas conventionnelle parce que l’ennemi n’était pas à
l’extérieur mais s’était infiltré dans le pays, c’est pourquoi il a fallu agir
d’une autre manière. Il y a eu peut-être quelques excès, mais c’était une
guerre et l’important dans une guerre c’est de la gagner, à tout prix.
Je voudrais lui demander si elle considère que la guerre consiste en des
enlèvements à l’aube par des bandes anonymes, des « affrontements entre
des cadavres putréfiés et des fantômes », comme l’a déclaré un témoin, la
torture et le vol, mais je me tais et la laisse continuer : Ils ont sauvé le pays,
par contre qu’a fait ce crétin qui les a discrédités quand il était au pouvoir,
qu’est-ce qu’il a fait ? Je vais te l’expliquer, Luz, il a plongé le pays dans le
plus terrible des chaos, l’hyperinflation. Bien sûr, tu ne t’en rendais pas
compte, heureusement tu n’as jamais manqué de rien. Mais toi qui aimes les
pauvres – cette ironie qu’elle veut insultante –, eh bien, les pauvres ils
n’avaient plus de quoi manger, il est vrai qu’ils sont habitués. Elle allume
une cigarette et sa voix revient à des registres plus courants, comme si son
couplet sur Alfonsín et l’hyperinflation l’avait purgé de son exaltation
patriotique et rendu à son snobisme, à sa stupidité distinguée. Les pauvres
ont toujours été habitués à ne rien avoir, mais quand on a des biens et qu’on
voit ses propriétés menacées, son mode de vie, alors c’est bien pire.
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Les livres de cours d’un côté, la lumière jusqu’au petit matin, je lis sans
relâche depuis des jours. Une galerie d’aberrations : ces centres clandestins,
ces hommes, ces femmes, jeunes, vieux, torturés à l’électricité, pendus,
brûlés au briquet, écartelés, les yeux bandés, enchaînés, écorchés vifs, sales,
couverts de poux, désemparés entre les mains de ces assassins.
Jamais je n’aurais imaginé que des hommes puissent être aussi cruels
avec leurs semblables.
Jusqu’à ce jour, le mal se réduisait pour moi à mes conflits avec ma
mère, à ce que j’imaginais de Daniel et de ses gorilles, à la trahison d’une
amie, autant dire rien, mais que l’homme soit capable d’une telle haine,
d’une telle cruauté, d’une telle abjection, était pour moi inimaginable.
Les fantômes sortent maintenant de ces minutes du procès, de ces pages
déjà jaunies par le temps, et peuplent mes jours et mes nuits. Je vois cette
fille, Beatriz, la jambe cassée, au camp de détention, qui se traîne aux
toilettes et y trouve les lettres et le journal intime de sa mère que l’on a
accrochés pour se torcher le cul. Je l’imagine essayant de cacher sous ses
vêtements ces papiers de sa mère qui s’est suicidée peu de temps
auparavant, folle d’horreur devant le destin de sa fille. C’est exprès qu’ils
ont placé là ces papiers, pour qu’elle les y trouve, comme si ses tortures
physiques n’étaient pas suffisantes. Et cet homme que ni l’électricité sur les
gencives, le bout des seins, partout, ni les séances systématiques et
rythmiques de coups de baguettes en bois, ni les testicules tordus, ni la
pendaison, ni les pieds écorchés à la lame de rasoir, ne parviennent à faire
s’évanouir ni parler, et à qui on présente un linge taché de sang : « C’est de
ta fille », lui disent-ils, elle a douze ans sa fille, voyons s’il va collaborer,
s’il va parler maintenant.
Et ces simulacres d’exécution, ces sinistres jeux de rôles entre le bon et
le méchant, ces cris déchirants qui traversent les cachots.
Ce que je viens de lire n’est qu’une petite partie, mais je ne peux plus le
tolérer, c’est comme si mon corps était couvert d’ecchymoses
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Elle a peut-être raison, c'est cette chose noire, sans nom, qui ne laisse rien voir, et que j'ai toujours eue.
- Comme le bandeau des prisonniers. une chose noire qui ne laisse rien voir. Mais tu l'as enfin enlevée.
- Il m'a fallu vingt ans !
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Ils étaient chez Ramiro quand il lui parla de l’expérience qu’il avait eue
à l’âge de quatorze ans, quand il avait assisté à une séance du procès des
militaires. Il s’était mis à lire, à dévorer les comptes rendus d’audience qui
étaient publiés, en 1985, tout au long du procès, comme s’il allait ainsi
retrouver la trace de son père ou le venger d’une manière ou d’une autre.
Luz buvait ses paroles avec avidité, observait son visage, s’émut au récit
de cet après-midi où ces salauds de militaires avaient été condamnés à la
réclusion à perpétuité et où Ramiro avait trinqué avec sa mère et Antonio.
— Puis il y a eu cette loi d’obéissance due, le point final et la grâce. Ils
ont été graciés après avoir été jugés et condamnés, tu te rends compte ? Ah !
ce crétin de Menem. Ce pays est amnésique.
Obéissance due… Natalia. Comme bousculée par ces mots, Luz bondit
hors du lit de Ramiro. Elle s’assit par terre en face de lui.
— C’était quoi cette loi d’obéissance due ?
— Luz, dans quel monde tu vis ?
— Je veux que tu m’expliques bien. J’étais toute gosse à l’époque.
— La loi d’obéissance due a été adoptée en 1987 et a signifié la liberté
pour des centaines de tortionnaires et d’assassins, reconnus non
responsables parce qu’ils ne faisaient qu’exécuter des ordres, comme si on
pouvait obliger quelqu’un à commettre des actes aussi aberrants que ceux
qu’ils avaient commis.
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Hier, heureusement, j’avais tout oublié quand Ramiro a
dansé avec moi. La rigolade avec Gabi et la bonne musique m’avaient
libérée de toute cette tension avec maman. À peine arrivée à la fête, je
m’étais mise à danser, je n’avais envie de parler à personne. Et lui ne m’a
pas parlé, il est juste venu en face de moi et là, il a été génial, il a suivi tous
mes mouvements, comme dans un miroir, jusqu’à ce qu’il attrape ma main
et me fasse tourner, après c’est moi qui ai imité ce que Ramiro inventait.
J’avais l’impression de voler, de nager, de créer avec lui de nouvelles
formes et même de nouveaux corps. Je suis sûre que pour lui c’était pareil.
Et dans la salsa, ses pieds et les miens, ses hanches et les miennes, on aurait
dit qu’il y avait des années qu’on était partenaires. C’était merveilleux de
danser avec lui. Quand on est allés boire, j’avais l’impression qu’on se
connaissait depuis des lustres. Et quand son copain, le petit ami de Vero –
qu’est-ce qu’il était bourré – a dit qu’on était amoureux, moi j’ai trouvé
qu’il avait raison. Je ne sais pas, comme ça, là, c’était peut-être un peu
ridicule parce que je ne me rappelais même pas son nom, mais le fait est
que lui et moi on est tombés amoureux en dansant.
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Le général Dufau était de ceux qui pensaient que plus on en liquidait,
mieux cela valait, qu’il fallait pour gagner la guerre éliminer toute cette
génération d’apatrides, et non pas en faire des partenaires, comme les autres
qui voulaient récupérer les montos. Pour Dufau, alors lieutenant-colonel, ce
n’était qu’une question de nombre, de statistiques. Il était fier que ses
camps de détention aient le pourcentage le plus élevé de « transferts ».
Récupérer les terroristes lui semblait absurde : le seul bon subversif était un
subversif mort. Et dans ce sens la Bête avait été un collaborateur
remarquable.
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La mère de Dolores exulte en racontant à sa fille comment la plainte
déposée depuis un bon moment déjà contre ce militaire, un lieutenant de 1ère
classe, qui s’était montré avec un enfant alors que personne n’avait jamais
vu sa femme enceinte, venait de donner une piste très concrète, car il avait
été affecté au Vesubio(15), peut-être avait-il lui-même torturé la mère, c’était
répugnant, et la dernière fois que la fille de Mercedes avait été vue c’était
dans ce camp, de plus l’époque coïncidait. Susana l’a accompagnée cet
après-midi dans le quartier où vivent le voleur et sa femme avec l’enfant,
peut-être le petit-fils de Mercedes, et elles ont rencontré le gosse dans
l’épicerie avec cette tricheuse qui joue à être sa mère, et Mercedes a dit que
le petit avait les yeux de sa fille et les oreilles comme celles du compagnon
de sa fille. Bien sûr, elles n’ont rien pu faire et elles se sont retrouvées chez
Mercedes à pleurer, et elle aussi a pleuré pour Pablo, tellement pleuré, cela
lui a fait du bien. Pleurer avec quelqu’un qui souffre de la même chose n’est
pas pareil que ces larmes solitaires, stériles, parce que c’est savoir qu’il y a
un temps pour les larmes et un temps pour l’action.
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Mais est-ce que tu as vraiment voulu savoir ? Tu as accepté la version
d’Alfonso sur la mère : une de ces femmes qui ne savent même pas ce
qu’elles font quand elles engendrent, et qu’il vaut mieux pour tous ne pas
connaître.
Et de fait, pendant toutes ces années Eduardo n’a jamais fait, devant
Alfonso, allusion à l’origine de Luz.
Mais maintenant, alors que tu roules très vite, tu sens de nouveau le
poids malodorant de cette histoire rongée par le mensonge, l’impunité. Tu
te replonges dans cette nuit à la clinique où tu as entrevu que ce malaise
dans ton corps et dans ta conscience ne serait pas facile à extirper. Il y avait
eu des périodes, les premières années de la petite, où tu ne ressentais ce
malaise que par intermittence, mais avec quelle intensité. Puis tu t’es laissé
porter par le bonheur : ce plaisir que te donnait ta fille jour après jour, ce
bien-être partagé avec elle et Mariana. Mais après ce que t’a dit Dolores, tu
laisses croître ce malaise, tu lui permets de s’installer dans ton corps, dans
ta tête, parce que tu sais confusément que tu le mérites, et tu revis ce que tu
as ressenti la première nuit où Mariana est tombée dans le coma.
Peut-être que si Mariana s’était demandé, comme Eduardo l’avait craint
au début, pourquoi Luz était si blonde, pourquoi elle avait les yeux si clairs,
alors qu’elle et lui ont les cheveux châtains et les yeux foncés, il se serait
inquiété. Mais Mariana n’avait jamais eu le moindre doute sur sa fille. Et
tout le monde s’était comporté avec un tel naturel que depuis des années tu
ne te poses plus de questions, comme si tu avais oublié que Luz n’est pas ta
fille.
Tu as voulu oublier. Tu aimes tellement Luz, tu la sens si tendrement
tienne qu’il t’est difficile de te souvenir qu’elle n’est pas du même sang que
toi.
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Mais puisque tu n’étais pas dans la guérilla, ils n’avaient pas de
raison de te tuer.
Dolores lui jette un regard où se mêlent tendresse et dégoût, et se
demande comment elle peut se confier à quelqu’un qui lui fait une telle
réponse. Mais trop tard, il l’a dit. Elle devrait peut-être comprendre qu’elle
est à Buenos Aires, qu’Eduardo n’est pas comme ceux avec lesquels elle a
parlé en Europe, des exilés, et que c’est aussi cela être argentin en 1983,
même sous un gouvernement de transition démocratique. Pourtant, c’est
plus fort qu’elle :
— Non, je ne militais pas. Mais quel rapport ? Tu penses que c’est pour
cela qu’ils m’ont relâchée ? – Elle se tait un instant, pour revenir à la charge,
avec plus de rage encore – Ou tu penses que ceux qui militaient, ou qui
avaient simplement des idées différentes des tiennes, méritaient qu’on leur
mette le corps en bouillie, qu’on les humilie, qu’on les assassine, ou qu’on
les brise idéologiquement en les obligeant à une trahison douloureuse ?
Voyons, explique-moi un peu.
Eduardo ne voulait pas la blesser, sinon il ne presserait pas sa main sur la
sienne, sans dire un mot, il ne la regarderait pas ainsi, effaré mais plein
d’amour pour elle. Elle est trop extrême dans ses jugements, il y a des
nuances. Qu’il n’ait conscience de rien n’est peut-être pas sa faute. Mais
qu’il n’aille pas non plus imaginer que ceux qui ne pensent pas exactement
comme elle sont, à ses yeux, semblables à tous ces salauds. Ses parents, par
exemple, le mal qu’ils ont eu à comprendre : Mais non, ils ne vont pas les
tuer. Mirta est enceinte, l’armée de San Martín ne va pas maltraiter une
femme enceinte, disait son père avec une conviction ancrée en lui par une
tradition si étrangère à celle de ces temps sauvages, non il ne pouvait
vraiment pas comprendre. Toutes ces heures à attendre dans le couloir de
ses chers amis d’autrefois pour essuyer un rejet, un refus, une fin de non-
recevoir, toutes ces demandes d’habeas corpus, de formalités inutiles, tant
de douleur, les pauvres, tant de douleur et d’impuissance, tout ce qu’ils
avaient dû endurer avant de pouvoir dire ce que cet après-midi même sa
mère avait lancé en un murmure exaspéré : Ces fils de putes, ces assassins,
ils ont dû donner le bébé à quelqu’un. En effet, il y a des nuances.
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— J’ai gardé le souvenir très net de papa me racontant des histoires
avant de m’endormir. – Carlos ne fut pas sans remarquer cette tendresse
avec laquelle Luz évoquait Eduardo –. Je lui réclamais toujours la même,
celle d’une petite extra-terrestre qui s’appelait Luz, comme moi, et qui
vivait des aventures qui me fascinaient. Papa les inventait au fur et à
mesure, chaque soir, c’était vraiment génial. Je me souviens encore de
quelques-unes.
Carlos s’interdit d’avouer à Luz ce qu’il ressentait à cet instant, et
d’ailleurs il n’aurait pas pu trouver les mots justes. C’était un sentiment
confus, sans doute mesquin, pensa-t-il. Avait-il le droit de demander à Luz,
qu’il ne connaissait que depuis quelques heures, de ne pas appeler cet
homme papa ? Avait-il le droit de troubler ses bons souvenirs d’une enfance
qu’il n’avait pas partagée avec elle ? Luz était-elle coupable d’aimer cet
homme qui l’avait volée ?
C’était curieux comme le timbre de la voix de Luz et même son visage
s’animaient pendant qu’elle racontait à Carlos une aventure de l’extra-
terrestre Luz. Lui seul pouvait essayer d’imaginer la fillette de cinq ou six
ans derrière cette femme en face de lui, cette fillette qu’il ne pourrait jamais
connaître. Il lui fallait chasser ce sentiment de gêne, desserrer l’étau de la
rancœur, oublier les circonstances, les haines, pour se laisser emporter
dans cette atmosphère que Luz était en train de créer, et partager avec elle,
même tard, même venant d’un autre, ces histoires qu’il n’avait pas pu lui
raconter. C’était Luz qui le lui demandait, sinon pourquoi aurait-elle
interrompu le récit dont il ignorait encore tant d’éléments pour lui raconter
un conte enfantin.
Et Carlos put rire avec Luz de la fin du conte. Oui, c’était génial, et elle
le racontait très bien.
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Pourquoi Mariana lui avait-elle parlé aussi durement ? Elle ne
connaissait même pas ces jeunes. Quand tu l’entends s’exprimer ainsi,
jugeant plutôt que donnant son avis, sans même connaître la situation, tu ne
peux pas t’empêcher d’entendre derrière sa voix celle de ses parents. Cet
aplomb qui est le leur, comme si le monde leur appartenait et qu’ils étaient
là pour décider dans quel sens il doit tourner.
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Mais beaucoup de temps allait s’écouler avant que les lettres de Pablo,
écrites dans la clandestinité, donnent une dimension plus authentique de la
passion qui animait sa vie. Parce qu’il croyait en la vie, et en cela son père
avait terriblement tort, elle aussi avait commis la même erreur : Pablo
n’était pas suicidaire. « Tu te trompes, Dolores. La vie ne m’est pas
indifférente. Nous luttons pour la vie, mais pour une vie différente de celle
que propose le système bourgeois, nous luttons pour la vie au sens plein et
précis du mot, une vie digne de toute une humanité collectivement
réalisée », lui avait écrit Pablo. Il était heureux, enthousiaste, sûr de son
chemin.
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