Comme j’avais beaucoup aimé Les garçons de l’été de Rebecca Lighieri, autre nom de plume de Emmanuelle Bayamack-Tam, j’ai voulu découvrir ce qu’elle écrivait sous sa véritable identité et donc son dernier roman : Arcadie.
Arcadie, comme une terre promise. Le paradis sur terre existe-t-il ? Serait-il dans ce lieu près d’une ville jamais nommée ? Serait-il à Liberty House, dans une zone blanche que le monde, pour ceux qu’ils l’habitent, n’a pas abimée, qui est encore une terre vierge.
La narratrice, Farah, à 6 ans, s’y est installée avec sa famille de sang, composée de Bichette sa mère, son père Marqui et sa grand-mère Kirsten, elle vit entourée d’une autre famille, celle qu’ils se sont choisis.
Liberty House est une sorte de communauté, très libre dont le Maître et Inspirateur se prénomme Arcady, 50 ans, petit, grassouillet, en couple avec Victor. Car il faut tout de suite préciser que lorsque vous entrez dans cet immense domaine, vous entrez dans un autre monde. Non seulement vous êtes coupés du monde moderne (pas de portable, ni internet etc…) mais en plus tous les plaisirs charnels sont possibles, aucun frein, tout est consenti, rien de forcé. Les relations sont libres, sans complexe, sans jugement.
Depuis 10 ans c’est l’environnement de Farah, rien ne la choque, rien ne l’indispose et dès son arrivée elle va tomber sous le charme d’Arcady et en fera son mentor intellectuel mais aussi l’initiateur de sa vie sexuelle.
Il faut entrer dans ce roman sans idée toute faite : le sujet peut sembler à priori un peu sensible, voir glauque. Le fait que la narration soit faite par une jeune adolescente d’une quinzaine d’années ramène le discours à sa hauteur. Il y a de l’humour, de la naïveté également, c’est une enfant livrée à elle-même depuis son plus jeune âge, les parents étant plus préoccupés par leurs vies que par l’éducation de leur fille.
Dans cette communauté assez libre, non repliée sur elle-même (les enfants vont à l’école à la ville voisine, sortent en boîte, ont leur fait confiance même si certains franchissent certaines limites) tous les âges sont présents de 0 à 96 ans, tous avec chacun ses particularités, ses différences, mais vivants en bonne intelligence. Tout n’est qu’amour et retour aux fondamentaux que sont la nature, le respect de toutes formes de vie.
Bien évidemment quand on parle d’amour, on parle également de sexe et ce récit est principalement un roman initiatique d’une enfant qui passe à l’adolescence, au réveil de ses sens, mais l’auteure a voulu amplifier le sujet en donnant à son héroïne une ambivalence quant à son sexe : féminin mais incomplète, évoluant vers le masculin. De plus Farah n’a rien pour plaire : pas très jolie, légèrement bossue, une allure assez virile et doute donc de son pouvoir de séduction.
Et plus elle grandit, plus elle s’ouvre à l’extérieur et au monde tel qu’il est. Elle va prendre conscience que les préceptes enseignés sont loin d’être appliqués, que l’amour peut survenir également de l’extérieur, qu’il va lui falloir faire des choix, être en accord avec elle-même, s’affirmer, se différencier et s’accepter.
Pour moi ce fut une lecture pas toujours facile. Les nombreuses scènes de sexe, très détaillées, peut être trop, m’ont gênée, je dois l’avouer même si je n’ai pas le sentiment d’être prude. On comprend très vite que l’auteure a laissé libre cours à son héroïne pour raconter son quotidien, ses émotions, ses sensations, ce sont ses mots, ses ressentis, ses impressions et elle les exprime comme elles lui viennent, simplement, sans aucune pudeur….. Pudeur : elle ne connaît pas, on ne lui a pas appris ce que c’était, elle vit sa sexualité comme elle vit, comme elle mange, comme elle aime.
Cette enfant libre qui parle sans frein, n’a aucune limite et ne s’en donne aucune sinon celles de son propre plaisir. Elle découvre, elle expérimente, elle nous le dit avec franchise et humour, les mots venant au rythme de ses pensées, de ses envies et croyez-moi elle en a beaucoup. C’est une enfant sans repère que ce soit familial, parental, environnemental. Elle ne connaît que la liberté qu’on lui a donnée depuis sa naissance.
J’ai de loin préféré la deuxième partie du récit, à l’arrivée de Angossom, un migrant, qui va agir comme un révélateur pour Farah, celui qui va lui ouvrir les portes sur le monde, sur sa conscience, sur un autre monde.
Jusqu’ici je n’avais pas compris que l’amour et la tolérance ne s’adressaient qu’aux bipolaires et aux électrosensibles blancs : je pensais que nous avions le cœur assez grand pour aimer tout le monde. Mais non. Les migrants peuvent bien traverser le Sinaï et s’y faire torturer, être mis en esclavage, se noyer en Méditerranée, mourir de froid dans un réacteur, se faire faucher par un train, happer par les flots tumultueux de la Roya : les sociétaires de Liberty House ne bougeront pas le petit doigt pour les secourir. Ils réservent leur sollicitude aux lapins, aux vaches, aux poulets, aux visions. Meat is murder, mais soixante-dix Syriens peuvent bien s’entasser dans un camion frigorifique et y trouver la mort, je ne sais pas quel crime et quelle carcasse les scandaliseront le plus.(…) Ils ne mangent plus de viande et ils ont peur de la jungle, mais ils tolèrent que sa loi s’exerce jusque dans leurs petits cœurs sensibles. (p314)
Il y a derrière toute cela une satire de la Société, de notre monde moderne. Il y a de l’humour oui mais aussi des grincements, et c’est cette partie, cette prise de conscience de l’adolescente qui devient femme qui m’a le plus touchée. C’est un récit à plusieurs couches, à plusieurs degrés : initiatique, drôle dans ses extrêmes, ses no-limites mais plus froid et cynique sur notre société, qui a parfois les traits de cette communauté.
Ne jamais oublier qu’il s’agit de la vision de Farah, une enfant puis une adolescente un travail d’écriture que de se glisser dans le personnage, abandonner ses propres repères d’ailleurs rien n’est dit sur les pensées des parents qu’on ne découvre qu’à travers ce que Farah nous en dit, d’ Arcady (sauf peut-être à la fin), les autres membres. Farah est le filtre de toute cette histoire.
L’amour est faible, facilement terrassé, aussi prompt à s’éteindre, qu’à naître. La haine, en revanche, prospère d’un rien et ne meurt jamais. Elle est comme les blattes ou les méduses : coupez-lui la lumière, elle s’en fout ; privez-la d’oxygène, elle siphonnera celui des autres ; tronçonnez-la, et cent autres haines naîtront d’un seul de ses morceaux. (p316)
J’ai longtemps tergiversé pour donner une graduation à mon avis, balançant entre 3,5 et 4 . C’est déroutant, parfois gênant, déstabilisant, c’est pour moi finalement un beau travail d’écriture mais je reste sur mon impression première en fin de lecture : Pas mal, original mais toute la première partie m’a réellement mise mal à l’aise par rapport à ses excès.
Par contre Emmanuelle Bayamack-Tam est une auteure que je vais continuer à lire, sous ses deux identités car je trouve qu’elle a le courage et la force d’aller au bout de ses styles de narration, quitte à choquer, à pousser plus loin ses limites pour une construction de récit intéressante.
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