Mon avis :
À la fête foraine, il y a ceux qui préfèrent flâner entre les stands de tir et les baraques à frites et regarder les enfants tourner sur des chevaux en plastique ou des voitures de pompiers ; il y a ceux qui frissonnent déjà en s’asseyant dans le train fantôme avant même que le wagon pénètre dans le couloir sombre, et hurlent à chaque accélération de la chenille ; et puis il y a ceux pour qui rien ne sert de venir si ce n’est pour tester les manèges les plus effrayants.
C’est un peu pareil en littérature, on y trouve tous les genres, pour tous les lecteurs… Personnellement, j’aime les manèges qui font monter l’adrénaline, et je suis pas loin de penser qu’un roman qui ne bouscule pas ses lecteurs ne sert à rien. Bien sûr, j’exagère. On peut avoir envie d’une lecture légère, sans prise de tête, juste pour se détendre et passer un bon moment, et il y en a d’excellentes, pour cela.
Ceci dit, vous l’aurez compris, Arcadie risque de déranger certains lecteurs. Non pas par le style ou le schéma narratif (somme toute assez classiques), mais plutôt par le thème abordé : le genre.
Vous m’objecterez que l’autrice n’est pas précurseure sur le sujet, et qu’il en est de plus en plus question dans diverses émissions « grand public » et autres magazines de même étiquette. Sans compter que d’autres romans ont surfé sur le thème… (Lisez l’excellent « Les quatre morts de Robert Logre » de la non moins excellente Élyssa Bejaoui.)
Et c’est vrai, vous répondrais-je ! Néanmoins, le roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam mérite d’être lu pour au moins trois raisons :
Primo, l’angle d’attaque. Farah, la narratrice, est une très jeune fille qui découvre, à l’adolescence, que son corps ne répond pas aux critères habituels de la féminité. Ses organes génitaux ne sont pas au complet et son allure générale est assez masculine. Quand on grandit sans vraiment être sûr de son genre, même au sein d’une communauté libertaire, on reste confronté au regard des autres et aux standards de la société et de son époque.
Secundo, l’écriture. On n’est sans doute pas devant le roman du siècle ni même une révolution en termes de style, mais c’est bien écrit et très agréable à lire. Malgré le sujet « grave » du roman, l’autrice ne cherche par les effets mélodramatiques ni les propos polémiques. Et c’est une bonne idée, parce que le ton tout à la fois posé et relativement léger attrape le lecteur sans en avoir l’air et l’oblige à regarder avec un œil nouveau sans le heurter.
Tertio, le sous-texte. Dans toute bonne histoire, il y a le thème central, et tout ce qui le soutient… Si le noyau de celle-ci est le genre informé, informel, informulé de la jeune Farah, l’endroit où elle grandit amène d’autres chemins de réflexions. Nous l’avons vu, la narratrice grandit au sein d’une communauté, entourée de gens qui partagent des valeurs communes. D’aucuns diront d’ailleurs qu’il s’agit d’une secte, mais le débat n’est pas là. Secte ou non, ces personnes se rassemblent autour d’un discours, d’une certaine forme de pensée, et surtout, pour beaucoup d’entre eux, de la difficulté de vivre dans une société technologique qu’ils ne supportent plus. Mais si la tendance générale de cette tribu est au végétarisme, à l’acceptation de l’autre dans toutes ses différences, qu’en est-il de cette parole lorsque les migrants fuyant leur pays en guerre traversent la région en général, et ces terres jusqu’alors protégées dans lesquelles la communauté a bâti son petit coin de paradis ?
À travers ces personnages singuliers, marginaux, Emmanuelle Bayamack-Tam semble aborder plusieurs sujets, mais elle nous interroge sur une seule chose : notre rapport à l’autre dans une société où l’évolution technologique est en accélération constante et où la quantité d’informations qui sature notre quotidien court plus vite que la pensée humaine.
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