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Critiques de Günther Anders (46)
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La haine

Le philosophe (il réfutait ce terme) allemand Gunther Anders, dans cet essai qui devait faire partie de L'Obsolescence de l'homme, son oeuvre majeure, manie une dialectique qui peut paraître étonnante, utilisant le paradoxe et même l'exagération pour faire passer l'idée que le XXe siècle a vu naître le début de la destruction de l'espèce humaine par elle-même, Anders parlant d'un « cannibalisme post-civilisationnel ». En effet c'est désormais sans haine que les soldats combattent l'ennemi puisqu'ils ne le connaissent ni ne le croiseront jamais. Ils se battent depuis des écrans, et les champs de bataille disparaissant, ils sont dépourvus de la haine qui témoignerait de leur conscience de l'existence de l'autre. D'où les génocides commandés par des calculateurs froids et exécutés par des soldats sans affect (non par des barbares trop humains). La caractéristique d'une époque qu'on peut alors nommer glaciaire.

Une puissante incitation à réfléchir...

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L'obsolescence de l'homme





L'encyclopédie des nuisances a republié ce livre de 1956, jamais publié en français. "L'encyclopédie des nuisances" a bien choisi un texte qui lui correspondait car pour sûr le texte se veut corrosif, réactif, explosif. Texte alternant entre expérience (ouvrière) et dimension philosophique (discours assez unique, avec des dialogues, des phases où il retrace son expérience, puis des analyses conceptuelles). Ce double discours a pu lui être reproché et lui faire manquer un lectorat potentiel : ceux qui veulent de la philosophie pure et dure sont déçus : la réflexion tourne à l'affirmation, l'expérience prime le concept, celui-ci n'est pas décrit ; ceux qui veulent un pamphlet contre les nouvelles technologies doivent goûter de Marx, de pages de discussion sur l'idéalisme, etc.

Anders s'explique de sa "manière" peu conventionnelle : il choisit l'exagération comme manière de provoquer la réflexion.



Je me suis surtout attardé à la partie "Le monde comme fantôme et comme matrice – Considérations philosophiques sur la radio et la télévision" qui mêle les naïvetés (théorie du récepteur passif des informations, manque d'une analyse précise de "l'homme de masse", unité sacrée de la table familiale, présentation simpliste de l'ère du "spectacle"; etc.) aux fulgurances d'analyses que l'on retrouvera dans la médiologie, Baudrillard, ou dans les "échographies de la télévision" de Derrida et Stiegler.

C'est cela qu'il faut retenir, ce rapport au monde, au temps, à l'événement, à la production de l'homme de masse :



"Regarde, il n'y a vraiment plus que le lointain qui nous soit proche." « Les événements viennent à nous, nous n'allons pas à eux. » « Le monde, ni présent ni absent, devient fantôme. »



« 1.Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.

2. Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.

3. Quand nous le convoquons à tout moment [on/off de l'écran, ou de la radio], nous détenons une puissance divine.

4. Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.

5. Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs. »



Le texte d'Anders est une réaction à ces télécommunications permanentes et mondialisées, certes sans proposition alternative, mais adossée de manière intéressante à une réflexion outrée mais qui ne manque pas souvent de toucher juste.



La version publiée en français rajoute un essai sur Beckett, et - plus connu de l'aspect du travail de Anders - une réflexion sur ce que la Bombe représente pour l'humanité survivante, dimension sous-pensée, encore aujourd'hui où les craintes de la guerre froide nous semble d'aimables frayeurs d'improbables Docteur Folamour.

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L'obsolescence de l'homme

Nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits, ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité, nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire, telles sont les trois thèses développées pas Günther Anders dans cette critique de la technique, au risque de passer pour un réactionnaire et d’être accusé de saboter le progrès.

(...)

Si le manque d’unité et la dispersion récurrente peuvent nuire à l’homogénéité de l’ouvrage, notamment en comparaison avec d’autres ouvrages plus bref du même auteur, la profondeur et la pertinence de nombre de réflexions méritent tout de même qu’on s’y attarde.



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Le rêve des machines

Le 6 août, puis le 25 août 1960, Günther Anders écrit à Francis Gary Powers, pilote espion américain détenu à la prison Loubianka à Moscou, le considérant comme emblématique de la condition de l’homme moderne, victime de ce qu’il nomme le « décalage promothéen », pour l’aider et l’encourager à prendre conscience de ses actes.

(...)

Alors que la technologie colonise désormais le moindre espace de notre vie quotidienne et nous a rendu dépendant, la lecture de Günther Anders s’avère plus que jamais nécessaire.



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Nous, fils d'Eichmann

En 1964, quelques années après le procès du criminel nazi Adolf Eichmann, Günther Anders écrivait une lettre au fils de celui-ci le conjurant de mesurer le choix auquel il se trouve confronter, comme nous le sommes tous, face à la répétition des catastrophes : celui de la continuité ou de la rupture.

(...)

Raisonnement puissant et rigoureux, emprunt autant d’humanité que de lucidité.



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La haine

Ces « fragments » devaient constituer la troisième partie de « L’obsolescence de l’homme », comme l’explique la judicieuse préface de Philippe Ivernel. Ils complètent les réflexions de Günther Anders sur notre civilisation, sa critique de la science et de la technocratie qui nous conduisent à un « cannibalisme post-civilisationnel ».

(...)

Bref mais intéressant. Donne assurément envie de se plonger dans ses titres précédents.





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La violence, oui ou non : Une discussion néce..

En 1987, parait un entretien de Günther Anders avec Manfred Bissinger, dans lequel il reconnaît que, suite à l'accident de Tchernobyl, et bien que vu comme un pacifiste, il en est arrivé à « la conviction qu'on ne peut plus rien atteindre avec la non-violence ». « Nous sommes donc dans un “état d'urgence“. Tous les livres de droit, même ceux de droit canonique, non seulement autorisent la violence mais l'encouragent face à état d'urgence. »

(...)

Saluons ce pari éditorial de proposer en supplément de cette puissante démonstration d'une implacable et redoutable logique, comme nombre de textes de Günther Anders, plusieurs dizaines de réactions qui démultiplient d'autant le débat, en accumulant des points de vue, plus ou moins pertinents, mais qui ont le mérite, pour beaucoup, de balayer un vaste champ argumentatif. Ainsi chacun, au lieu de simplement adhérer ou de rejeter les thèses de l'auteur, se trouve confronté à une salve continue de raisonnements contradictoires par rapport auxquels il doit se positionner. Une « discussion nécessaire », oui.



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L'obsolescence de l'homme



L’obsolescence de l’homme, de Günther Anders, scandaleusement "ignorée" en France pendant plus de 50 ans, reste en 2023 une œuvre encore largement méconnue, sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’un silence intéressé ou de l’un des effets de l’ablation universelle de l’attention, dont ce texte nous livre l’accablant diagnostic.



Anders mène une enquête sur l’état de l’humanité face aux forces proprement impensables qu’elle a déchaînées. C’est ainsi que l’hubris technologique a produit la bombe atomique, dont l’auteur note que les conséquences, littéralement, dépassent l’entendement.



Mais ce qu’il nous décrit est pire encore : à savoir que cette démesure industriellement suréquipée est elle-même une nouvelle sorte de bombe, et même la bombe ultime, capable d’exploser l’humanité tout en conservant ses apparences :

« L'effacement, l'abaissement de l'homme en tant qu'homme réussissent d'autant mieux qu'ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l'individu. Chacun subit séparément le procédé du "conditioning", qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour "fun"; puisqu'il dissimule à sa victime le sacrifice qu'il exige d'elle ; puisqu'il lui laisse l'illusion d'une vie privée ou tout au moins d'un espace privé, il agit avec une totale discrétion. »

Lancé "à la recherche de la vie perdue", cet essai en rencontre l’expression achevée sous la forme du "dividu", soit l’individu en morceaux, auto-divisé et auto-entrepreneur de sa propre dispersion : « l'homme d'aujourd'hui, [qui] est lui aussi un produit (dans la mesure où il est au moins le produit de sa propre production, une production qui l'altère totalement et imprime en lui, en tant que consommateur, l'image du monde produit industriellement et la vision du monde qui lui correspond). »



L’auteur pourra encore noter qu’ « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C'est même le trait le plus caractéristique de l'homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps (…). L'homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d'homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. »

Soyons justes : ce qui a quand même changé, c’est que le « magazine » a été remplacé par le Smartphone.

Si, en 1967, Debord exposera, sous une forme hégélienne-marxienne, les mécanismes de la société du spectacle, Anders l’avait déjà soumise, 11 ans avant, à une implacable enquête phénoménologique (ce que Debord semble avoir eu du mal à admettre, mais passons).



C’était bien déjà cette passivité propre au spectateur que décrivait Anders : « Maintenant, ils sont assis à des millions d'exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie. »



Et parmi ces effigies, trônent nécessairement les vedettes, dont Debord notera que c’est le besoin qu’on a d’elles, la misère de ce besoin, qui les fait vedettes, ce qu’Anders exprime tout aussi rigoureusement :

« Il est on ne peut plus logique que ceux d'entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c'est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits de série que nous reconnaissons comme "ontologiquement supérieurs". C'est parce qu'ils réalisent triomphalement notre rêve d'être pareils aux choses, c'est parce qu'ils sont des parvenus qui ont réussi à s'intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »

L’auteur poursuit en décrivant précisément cette intégration :

« Il n'y a plus aucune différence ontologique essentielle entre la star de cinéma disséminée dans les milliers de copies de ses films et le vernis à ongles réparti pour être vendu dans des milliers de flacons. Il est on ne peut plus logique que, dans la réclame, la star et la marchandise de masse se soutiennent mutuellement (la star en recommandant la marchandise, la marchandise en accueillant des images de la star sur son emballage) et s'allient : "Qui se ressemble s'assemble". »

Ce qui est vrai des marchandises, des vedettes, des marchandises vedettes et des vedettes-marchandises l’est aussi, comme par ruissellement dirait-on aujourd’hui, des citoyens des cités d’illusion (« quand le fantôme devient réel, c'est le réel qui devient fantomatique »), et de la même façon, qui les rend pareillement étrangers : « C'est seulement par mégarde qu'ils peuvent encore se voir, se regarder ; c'est seulement par hasard qu'ils peuvent encore se parler (à condition qu'ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. »



Mais spectateurs de quoi ? De n’importe quoi à portée de nos doigts fébriles ou frénétiques, qui puisse nous divertir – au sens pascalien – de nos vies fantomatiques ; de ces milliards d’existences occupées – au sens militaire – à produire et consommer des fantômes (« nous devenons des voyeurs exerçant leur domination sur un monde fantôme »), c’est-à-dire des mensonges en veux-tu en voilà ; alimentaires, diététiques, médiatiques, politiques, électriques, névrotiques toujours : « il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. »



Debord aurait pu écrire : « quand le monde n'a d'importance sociale que sous forme de reproduction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie. Quand l'événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction », mais c’est encore Anders qui l’avait déjà noté.



De même, il n’y a maintenant plus qu’un seul mot à changer pour qu’il ait également noté que « rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d'une main engourdie par le sommeil – car l'alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l'alternance du sommeil et de l’internet (…) Rien ne rend l'auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l'égide de ces apparences d'amis : car ensuite, même si l'occasion se présente d'entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d'hommes mais comme nos véritables amis », et souvent même nos coachs aussi, puisqu’il « est presque inutile de rappeler que d'innombrables girls réelles se sont donné l'apparence d'images de cinéma et courent çà et là comme des reproductions de reproductions, parce que si elles se contentaient d'être elles-mêmes, elles ne pourraient pas rivaliser avec le sex-appeal des fantômes et seraient, de la manière la moins fantomatique qui soit, reléguées dans l'ombre, c'est-à-dire ramenées dans la dure réalité. »



La dure réalité, c’est bien sûr d’en éprouver les ruines, le gris, les débris, le vide et l’ennui. C’est de se faire une sensibilité pour de vrai, ce contre quoi ce monde ne tiendrait pas une heure de plus, si elle se généralisait. La représentation, sous ses dehors hypnotiques est avant tout une anesthésie planétaire.



Comme le remarque encore Anders : « Qui a déjà eu l'occasion de regarder une course automobile qui, sur l'écran de télévision, a l'air d'une course de modèles réduits a pu constater ensuite, incrédule, que l'accident mortel auquel il a alors assisté ne l'a, en réalité, guère affecté. Certes, on sait bien que ce à quoi l'on vient d'assister vient réellement d'arriver au moment même où on l'a vu sur l'écran de télévision; mais on le sait seulement. »



Pour une humanité ainsi éduquée, il devait fatalement devenir tout aussi vrai que l’écran deviendrait total ; qu’il recouvrirait inexorablement toute la réalité, de sorte que « ce n'est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se trouve à Venise, qui est "réelle" pour [les touristes] mais celle qui se trouve dans leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire que ce qui compte pour eux n'est pas d’y être mais d'y être allé. »



Il est donc ici aisé de conclure que « l'intention de la livraison d'images, de la livraison de l'image totale du monde », était bien dès le début des temps spectaculaires, « de recouvrir le réel à l'aide du prétendu réel lui-même et donc d'amener le monde à disparaître derrière son image. »
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Journaux de l'exil et du retour

Günther Anders (de son premier nom Günther Stern) est un philosophe allemand, journaliste et écrivain. Cousin de Walter Benjamin et proche de Bertolt Brecht, il s'exile à Paris dans les années 1930 pour échapper aux persécutions nazies. Il part ensuite pour les Etats-Unis, où il exerce toutes sortes de petits boulots. Il revient en Europe en 1950 et s'installe à Vienne. Les extraits de journal traduits ici concernent la période de l'exil et du retour, notamment les années 1950-1952. Plusieurs sujets de réflexion affleurent dans ces notes. L'un concerne le vrai, le faux et l'authentique: les costumes hollywoodiens sont-ils d'un certain point de vue plus authentiques que les traces archéologiques? Les ruines des villes allemandes et autrichiennes ont-elles un autre statut que les ruines antiques? Pourquoi les unes sont-elles adorées et les autres niées? Mais ce qui m'a le plus touché dans cette lecture tient dans les interrogations sur ce que les humains sont capables de supporter, que ce soient les exilés dont le monde était méthodiquement détruit avec toutes ses références, ou les personnes ordinaires qui avaient vécu sous le régime nazi, s'en étaient accommodées et avaient vu ensuite leurs villes bombardées. Günther Anders ne juge pas rapidement. Ses récits et ses réflexions visent plutôt à comprendre ses semblables, proche en cela de W.G. Sebald. Ceci n'exclut pas les colères et les désespoirs.

Un livre riche, qui porte à la réflexion. Un bel auteur d'un humanisme sans concession et sans illusion.
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Le rêve des machines

Ce recueil se compose de deux lettres de Gunther Anders découvertes dans des archives. Elles sont cette fois adressées en 1960 à un pilote américain, espion démasquée qui aurait pu faire basculer le monde dans la guerre "chaude". La première écrite le 6 août (triste anniversaire) me paraît destinée à ouvrir les yeux à ce second pilote (le premier destinataire des missives de l'auteur était un des protagonistes de la bombe H). Ce courrier est oh ! combien d'actualité, aujourd'hui où nous sommes devenus des "morituri".

La deuxième lettre, qui donne son titre au livre, est tout autant visionnaire : selon l'auteur, qui analyse la prise de pouvoir par les machines, celles-ci non seulement dominent les humains mais nous forcent aussi à adopter leur vision du monde. Pour lui, consommateurs est égal à serviteurs. Ce pacifiste construit un plaidoyer magistral contre les armes. Il est passablement pessimiste. Comme Hannah Arendt, il est question de la banalisation du mal ; il n'est point besoin de mettre de côté sa conscience pour obéir à ceux qui nous dirigent.
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Sténogrammes philosophiques

Le 6 août 1945, le bombardier B-29 Enola Gay* lance sur Hiroshima la première bombe atomique appelée Little Boy.



C'est un 6 août que je finis la lecture des Sténogrammes philosophiques de Günther Anders qui a, à plusieurs reprises, écrit "sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse" (titre de la dernière partie de "L'Obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle").



Ces Sténogrammes philosophiques sont des aphorismes sur quelques-uns des thèmes philsophiques chers à Anders. Dans certains des sténogrammes, Anders fait, ici et là, référence à des dictons et proverbes molussiens, du nom de ce pays imaginaire inventé par Anders, la Molussie.



Qu'il est bien dommage que "Les catacombes de Molussie" n'aient pas (encore) trouvé de traduction chez un éditeur français.



Les Sténogrammes philosophiques constituent une excellente introduction à la lecture d'Anders - une espèce de préparation à la lecture des deux tomes de "L'Obsolescence de l'homme".



* L'évocation d'Enola Gay m'a fait penser au titre d'OMD:



"Enola Gay

You should have stayed at home yesterday

Ah-ha words can't describe

The feeling and the way you lied



These games you play

They're going to end in more than tears some day

Ah-ha Enola Gay

It shouldn't ever have to end this way



It's eight fifteen

And that's the time that it's always been

We got your message on the radio

Conditions normal and you're coming home



Enola Gay

Is mother proud of little boy today

Ah-ha this kiss you give

It's never ever going to fade away



Enola Gay

It shouldn't ever have to end this way

Ah-ha Enola Gay

It shouldn't fade in our dreams away



It's eight fifteen

And that's the time that it's always been

We got your message on the radio

Conditions normal and you're coming home



Enola Gay

Is mother proud of little boy today

Ah-ha this kiss you give

It's never ever going to fade away"



(https://www.youtube.com/watch?v=szIx2hOiVWs)
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L'obsolescence de l'homme

Ce livre n'est pas facile à commenter. M. Onfray a écrit que c'est le livre le plus important du XXème siècle ! L'un des plus importants assurément. J'ai rarement lu un philosophe aussi "prophétique", un philosophe dont les écrits produits dans les années 50, s'adaptent aussi parfaitement à notre temps, au XXIème siècle.



Le génie de l'homme lui permet de produire une technologie, des machines, qui rendent plus efficace son action sur le monde. Cependant, sa technologie révèle aussi sa faiblesse, sa soumission et pour tout dire, son obsolescence face à des machines qui lui sont devenues supérieures. Des machines qui vont lui dicter ses choix et réduire sa liberté.



Obsolète, l'être humain va éprouver à l'égard de sa technologie ce que Ghünter Anders nomme la honte prométhéenne, car il est dépassé, il est presque inutile face à sa propre technologie.



Poursuivant ses développements, le philosophe allemand va utiliser la théorie de la matrice, pour démontrer comment, les médias, radio et télévision, mais aujourd'hui on y ajouterait l'Internet, les réseaux sociaux, ainsi que les outils qui en assurent l'expansion (PC, smartphones et les myriades d'applications qui les structurent...), constituent de puissants instruments de conditionnement, de manipulation et de fabrication de l'homme de masse.



Le monde que les médias apportent directement dans notre salon, dans notre voiture, à l'occasion des pauses déjeuner durant lesquelles tous les humains ont les yeux rivés sur leurs smartphones, n'est pas le monde réel ! Les événements que la matrice nous sert, ne sont que les reflets du monde, des fantômes, comme le dit l'auteur.



La matrice sert une pseudo réalité à l'esprit qui s'habitue à une certaine distanciation à l'égard des événements du monde, mais aussi à une certaine confusion des valeurs, puisque les téléspectateurs, par exemple, sont capables de s'identifier à leurs héros et héroïnes, et rêvent de vivre leur vie. Ces mêmes héros ou héroïnes n'ont pas d'autre choix, pour exister, que de se soumettre aux lois de la matrice : lois de la beauté, de la gloire, du jeunisme, lois de la starification des disciplines sociales (cinéma, art, musique, carrières intellectuelles, etc.).



L'attention portée aux phénomènes factices du monde, éloigne l'homme de masse de sa propre réalité, de ses proches ; la télévision n'a jamais rapproché les membres d'une famille, mais elle a fabriqué une communauté de personnes assises côte à côte dont les regards convergent vers le petit écran et d'où le dialogue infra-familial a quasiment disparu.



La matrice, grâce à ses techniques de reproduction de masse des phénomènes que permet, par exemple, la TV, a fabriqué cet homme de masse, reproductible à l'infini et super consommateur, non pas de la réalité, mais de reflets de celle-ci. Sa démonstration sur le comportement des touristes est éclairante à cet égard.

Le touriste est ce consommateur de masse qui, muni de son appareil photo (aujourd'hui de sa caméra également ou de son smartphone) se promène, non pas en regardant avec l'attention qu'il mériterait, le phénomène qui s'offre à ses yeux, et qu'il pourrait emmagasiner dans ses souvenirs, mais en filmant ou photographiant compulsivement ce qu'il croît voir, afin de se constituer son album de reflets, de fantômes, une fois de retour chez lui.



La matrice nous offre, aussi, en tant qu'homme de masse, des modèles de pensée auxquels nous nous soumettons ; le prêt à penser est partout ! Qui en douterait aujourd'hui ?



Enfin, et je n'aurai pas épuisé l'étendue et la profondeur des analyses de ce puissant esprit qu'a été Ghünter Anders, la technologie a tellement réduit l'action humaine dans son quotidien que l'individu aurait pu sombrer dans l'ennui d'une société de loisirs. Mais la matrice lui permet de retrouver ce qui faisait la vertu ancestrale de l'être humain, l'effort grâce auquel, il pouvait se nourrir, nourrir sa famille, fabriquer ce qui lui était utile, etc.



Cet effort lui est proposé sous forme d'occupations diverses et variées : bricolage, sport, jeux d'aventure, etc. Ainsi, il peut nourrir des illusions sur sa liberté, son bonheur de "faire quelque chose", de transpirer pour parvenir à la réalisation de l'objet, du geste de sa passion...



Ce livre est désespérant de lucidité ! J'ai cherché comment me défendre de l'idée que je ne suis pas manipulé par la société de consommation, par cette matrice capitalistique qui produit tous les jours de la séduction, du rêve, des illusions et des frustrations ; j'ai cherché en vain !



Finalement, je me contente de la conscience que j'ai, des conditionnements et manipulations dont on est l'objet, dont le corps social est l'objet. Un corps social dont les mouvements, l'organisation, la vie tout simplement, sont guidés par la puissance technicienne de la matrice.



A rapprocher d'auteurs, comme Jacques Ellul ou Herbert Marcuse, par exemple...



Pat.





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L'obsolescence de l'homme

Comme critique un extrait suffira afin d'en montrer la pertinence et l’intelligence de ce philosophe, compagnons de Hannah Arendt, et heureusement qu'aujourd'hui il y a des femmes comme Barbara Stiegler qui possède aussi cette grâce de l’intelligence.



Le texte qui suit est donc un extrait de l’excellent L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, initialement paru en 1956 (traduction française publiée en 2002 par les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances/Ivrea). Anders y expose en quoi les abominables crimes des nazis ont été rendus possibles et même favorisés par le fonctionnement général du capitalisme (qui, de la même manière, pour la même raison, génère en permanence toutes sortes de désastres sociaux et écologiques).



L’ « instrumentalisation » : nous ne sommes plus des « agents » mais seulement des collaborateurs. La finalité de notre activité a été démantelée : c’est pourquoi nous vivons sans avenir, sans comprendre que l’avenir disparaît, et donc « aveugles à l’apocalypse ».



Tout le monde sait que notre façon d’agir et donc de travailler a aujourd’hui fondamentalement changé. À l’exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une « collaboration » organisée et imposée par l’entreprise. J’insiste bien sur le fait que cette contrainte est imposée par « l’entreprise », car si le travail solitaire n’a certes jamais constitué l’essentiel du travail humain, ce dont il s’agit désormais n’est justement plus de travailler avec les autres, mais d’être au service de l’entreprise (à laquelle celui qui travaille doit allégeance alors qu’il ne peut même pas, lui, se la représenter dans sa totalité), entreprise dont les autres employés ne sont eux-mêmes que des rouages.



C’est une banalité. Mais ce qui vaut pour notre travail vaut aussi — ce fait est moins trivial mais non moins important — pour notre « action » ou plutôt pour notre « activité », car parler d’« action » et affirmer que nous sommes des « agents » sonnerait déjà à nos oreilles (et cette remarque doit être prise au sérieux) comme une exagération. Abstraction faite de quelques rares secteurs, notre activité, désormais inscrite dans le cadre d’une entreprise organisée sur laquelle nous n’avons pas prise mais qui nous impose ses contraintes, se réduit à une collaboration placée sous le signe du conformisme. Chercher à estimer quelle proportion d’activité et de passivité entre dans telle ou telle « collaboration », à délimiter où s’arrête la pure exécution et où commence la part d’initiative, est aussi vain qu’essayer d’analyser les gestes que requiert l’utilisation d’une machine en essayant de distinguer ceux qui sont actifs et ceux qui ne sont que réactifs. Cette distinction est devenue secondaire. L’existence de l’homme actuel n’est plus, la plupart du temps, pure « activité » ou pure « passivité ». Il n’est plus ni complètement actif ni complètement passif, mais plutôt « neutre », à mi-chemin entre l’activité et la passivité. On peut donc qualifier son existence d’« instrumentalisée ».



L’« instrumentalisation » règne partout : dans les pays qui imposent le conformisme par la violence, et aussi dans ceux qui l’obtiennent en douceur. Comme c’est bien sûr dans les pays totalitaires que ce phénomène est le plus clair, je prendrai, pour illustrer ce qu’est l’« instrumentalisation », l’exemple d’un comportement typiquement totalitaire.



Au cours des procès où l’on a jugé les « crimes contre l’humanité », on a très souvent constaté que les accusés étaient vexés, consternés, voire indignés qu’on leur demande « personnellement » des comptes pour les mauvais traitements infligés à ceux qu’ils avaient effectivement maltraités et pour les meurtres de ceux qu’ils avalent effectivement tués. Il serait absolument erroné de ne voir dans ces accusés que des cas de déshumanisation et d’entêtement extrêmes. Ce n’est pas « bien qu’ils aient collaboré », mais le plus souvent « parce qu’ils ont seulement collaboré » qu’ils se sont révélés incapables de repentir, de honte, ou même de la moindre réaction morale. C’est parfois précisément « parce qu’ils avaient collaboré », autrement dit parce que pour eux, « être moral », c’était nécessairement se conduire d’une façon complètement « instrumentalisée », qu’ils avaient bonne conscience (d’avoir personnellement « collaboré »). Voilà comment ils auraient pu formuler ce qu’ils voulaient dire avec leur « entêtement » : « Si seulement nous avions su ce que vous attendiez de nous ! À l’époque, nous étions en règle (ou, si vous voulez, “moraux”). Si une nouvelle entreprise a aujourd’hui remplacé celle à laquelle nous avons collaboré à l’époque d’une façon satisfaisante, nous n’y pouvons rien ! Aujourd’hui, c’est avec celle-ci qu’il est “moral” de collaborer ; à l’époque, c’était avec celle-là. »
Lien : https://tsuvadra.blog/2021/0..
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L'obsolescence de l'homme, Tome 2 : Sur la ..

Dans cet essai lucide, Günther Anders nous fait part de ses inquiétudes quant au monde de la technique qui devient le monde...

Sujet de l'histoire, la technique et ses instruments réduisent l'homme à n'être qu'un rouage, une pièce de la machine qui nous force à l'entretenir.

Pessimiste car réaliste, ce livre très accessible paraît avoir été écrit aujourd'hui. Non systématique, philosophe de l'occasion, Anders nous montre le monde tel qu'il devient, pour notre plus grand inconfort...
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L'obsolescence de l'homme

Essai d'analyse de ce qu'est la modernité, les thèses de Günther Anders ont connu moins d'écho et de reconnaissance que celles de ses anciens camarades universitaires auprès de Heidegger, Hannah Arendt (La Condition de l'homme moderne, 58) et Hans Jonas (Le Principe de responsabilité, 79). On a surtout gardé de lui son engagement contre le nucléaire. Pourtant, en constatant la situation technologique du XXIe siècle, on peut remarquer qu'elles décrivent à merveille les nouvelles technologies que sont le numérique (le fantôme de la réalité mise à distance mais toujours plus présent, omniprésent grâce aux petits écrans des téléphones), la décrépitude des médias qui ne sont plus que des producteurs d'informations marchandes (dépendant des ressources publicitaires, contrôlés par des grands industriels), la philosophie transhumaniste (la modification de l'homme par lui-même pour s'adapter à la modernité : génétique, cybernétique…), la passivité et même le rejet par les masses des positions politiques qui pourraient les émanciper (volonté d'appartenir au monde de la consommation malgré l'évidence des maux écologiques)… L'Obsolescence de l'homme est d'une actualité encore plus criante et les thèses qui pouvaient être moquées et vues comme conservatrices – ce que Günther Anders avait pris soin d'annoncer – sont maintenant presque évidentes. L'homme moderne est détourné de la réalité proche par son téléphone portable connecté qui le relie de manière abstraite au lointain qu'il croit connaître et qui n'est qu'un faux construit. La langue, la musique et de manière générale toute l'industrie de la culture, l'art, semble essoufflée, lassante. Le consommateur, accroc à une nouveauté calibrée dont il a l'habitude, devient indifférent ou réticent à toute vraie différence. La provocation se fait produit ordinaire quand les choses différentes sont juste inaudibles, invisibles ou irrecevables. La musique s'est déshumanisée, comme l'art conceptuel : on regarde la musique par des clips, sur des supports d'une qualité finalement inférieure, même les voix se font robotisées ; on privilégie la matière, le jeu des objets, le ready-made à la peinture…



C'est grâce à l'impasse écologique et énergétique que les thèses de Anders paraissent plus évidentes, son refus de cette modernité essoufflante, de cette humanité déviante, non plus comme un retour en arrière mais comme un engagement humaniste, anti-industriel. Il apparaît clair qu'il n'est pas vraiment question de refuser toute la technologie en bloc – donc de revenir en arrière – mais de dominer la technologie, la production industrielle effrénée, la surconsommation, afin de ne pas se laisser berner, entraîner malgré soi dans une fuite en avant insensée vers un mal-être permanent, une inadéquation constante avec un monde trouble, un monde qui se dirige vers sa propre désintégration… (On établira ici des liens étroits avec l'oeuvre de Ivan Illich et sa notion de seuils qui permettrait de préserver l'homme des débordements technologiques, industriels et institutionnels, cf. La Convivialité.)



En cela, l'analyse juste des effets pervers de la modernité est un compagnon nécessaire et préalable pour une réflexion écologique, pour une redéfinition de l'être humain, non plus basée sur le progrès technologique, mais bien sur le progrès humain. Ce pourrait être le progrès de réalisation de soi que décrivait Marx. L'homme doit viser à s'accomplir dans les actions qui rythment sa vie, et non pas à s'oublier, à agir d'une façon mécanisée. La machine est derrière nous, c'est une régression vers l'âge industriel. Les nouveaux progrès technologiques ne doivent pas aller vers une plus grande industrialisation, mais à une émancipation de cette vie industrielle. Les nouveaux outils permettent de s'affranchir de cette dépendance (au journal ayant un point de vue, à l'art ayant une académie) en donnant à l'homme des moyens de créer, construire, communiquer, sans avoir besoin d'énormes machines pour lesquelles on doit regrouper la production.
Lien : https://leluronum.art.blog/2..
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L'obsolescence de l'homme

Le texte original en allemand a été écrit en 1956 et pourtant les analyses de l'auteur sur le rôle de la technique dans la société sont toujours d'actualité.



Le lecteur de 2015 est moins sensible aux dangers du nucléaire qu'à l'époque de la guerre froide. Par contre, il sera frappé par l'analyse prémonitoire du développement des médias.
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Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'..

D'abord entretien datant de 1977 et paru dans un livre d'entretiens de personnalités ayant quitté l'Allemagne en 1933, Die Zeit Zerstörung einer Zukunft (La destruction d'un avenir), Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? a été publié une première fois en langue française en 2001 par les Éditions Allia et une seconde en 2016 par ces mêmes éditions. C'est la version de 2016 qui est présentée ici.



Critique de la technologie - notamment L'obsolescence de l'homme* - et pionnier du mouvement antinucléaire - L'obsolescence encore, Hiroshima est partout, de la bombe et de notre aveuglement face à l'apocalypse, ou La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l'âge atomique -, Anders est un journaliste, penseur, essayiste - il ne se définissait pas comme philosophe et a toujours refusé les chaires de philosophie qui lui avait été proposée même s'il publia des aphorismes d'ordre philosophique, les Sténogrammes philosophiques - également musicien et poète.



Anders est aussi l'auteur d'un roman écrit entre 1933 et 1936 et non publié en langue française, Die molussiche Katakombe (La catacombe de Molussie)**. Ce roman est important dans la mesure où Anders y fait souvent référence dans ses autres oeuvres citant les « fables, histoires, maximes » molussiennes. Ainsi, dans Et si je suis désespéré que voulez-vous que je fasse ?, répondant à une question sur sa production littéraire, Anders explique que « Plus de la moitié de ce que j'ai écrit relève de la « littérature », même si je vous l'accorde, c'est de la littérature politique et philosophique. Cela a commencé peu de temps avant Hitler, avec un livre que j'avais intitulé Die molussische KataKombe. La « Molussie » est un pays que j'ai inventé. le livre se composait de nombreuses histoires - il y en a bien une centaine - qui s'imbriquaient les unes dans les autres, comme celle des Mille et une nuits. le sujet du livre, c'est le mécanisme du fascisme. Les histoires étaient racontées par des prisonniers, retenues par la Gestapo « mollusienne » dans une cave servant de prison. Les fables, histoires, maximes, étaient transmises par les prisonniers de l'ancienne génération à ceux de la plus jeune, puis par ceux-ci, à leur tour, à ceux de la génération d'après - jusqu'à ce que l'intégralité du « corpus des leçons » puisse être dévoilé », après la chute du régime de la terreur » (p. 38).



Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? est une espèce de bibliographie intellectuelle très dense - c'est l'équivalent d'un chapitre de livre. Répondant aux questions de Mathias Greffrath, Anders revient sur son départ forcé d'Allemagne, ses expériences de « mauvais jobs » et de travail en usine (p. 54) aux États-Unis - ces mauvais jobs lui permirent d'écrire sa critique de l'ère de la technique, à savoir L'obsolescence de l'homme -, les enseignements de Heidegger*** et Husserl (et de son manque de culture), sur la morale et de l'impossibilité de ne pas devenir un moraliste, sur la bombe atomique et sur d'autres sujets constitutifs de sa « philosophie », de de son engagement et actions et de son œuvre littéraire, politique et philosophique.



En outre, Anders parle des quatre césures, coupures qui ont déterminées une grande partie de sa vie, de son œuvre et de son activité politique. La première coupure, c'est l'horreur de la Première Guerre mondiale qu'Anders a vécu adolescent - il a douze ans lorsque la guerre éclate. La deuxième coupure, c'est l'arrivée d'Hitler au pouvoir. La troisième coupure, c'est l'annonce des camps de concentration qui fut "la révélation que l'homme, au siècle de l'industrie de masse, en était arrivé aussi maintenant à produire industriellement des cadavres par millions - bref : ce fut Auschwitz » (p. 63). La quatrième coupure, c'est le 6 août 1945, Hiroshima.



De son aveu, cette dernière coupure aura été la plus nette dans sa vie, l'empêchant même de réagir en tant qu'écrivain pendant des années. Ensuite, il réussira à réagir comme en témoigne une partie de son œuvre contre la bombe atomique, le nucléaire et plus globalement sur toutes les actions de l'homme le poussant à son obsolescence, à une espèce d'obsolescence « programmée » ****. En effet, les outils - la technologie donc - qu'il développe le rendent progressivement obsolètes et inutiles. Discutant des technologies militaires, Anders explique ainsi que l'homme en est venu à imiter ses propres outils - en l’occurrence ses propres armes.



Esprit visionnaire, Anders est comme le signifie la formule certes galvaudée d'une très grande actualité, d'une très grande modernité. Parmi les sujets récents, on pense, par exemple, au courant du transhumanisme et à l'ensemble des questions qu'il pose et aux avancées de l'intelligence artificielle contre lesquels se sont positionnés scientifiques, intellectuels et industriels*****. Il y a fort à parier qu'Anders s'en inquiéterait et montrerait son désespoir en appliquant « le principe qui est le (sien) : si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? (p.94) mais pas avant d'avoir agit car - c'est un autre de ses principes - « s'il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous sommes mis, alors il faut le faire » (p. 94).



* En deux tomes et édité en langue française par les éditions L'Encyclopédie des nuisances.

** Un film, Autrement la Molussie, a été réalisé par Nicolas Rey (http://nicorey.perso.neuf.fr/anders/anders.html). NB : ce n'est pas l'écrivain mais un parfait homonyme.

*** Aspect le moins important de la vie d'Anders et quelque peu "people" avant l'heure, Anders a été le premier mari de Hannah Arendt ; Anders critiquera Heidegger dans Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger et Heidegger deviendra l'autre mari d'Arendt.

**** Anders n'utilise pas lui-même le terme.

***** Cf. dans les récentes parutions le livre que Luc Ferry consacre à La révolution transhumaniste.
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L'obsolescence de l'homme

Sommes-nous de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ? Ce que nous fabriquons ne dépasse-t-il pas notre responsabilité et notre capacité de représentation ? Ne croyons-nous que ce qu’on nous autorise à croire ? Ne vivons-nous pas dans un narratif permanent, une réalité truquée, tronquée, pré-digérée, fantomatique ? Quel est le rôle des mass-médias dans la crétinisation et la passivité généralisée ? La télévision, en particulier, ne rend-elle pas l’homme passif et ne lui apprend-elle pas à confondre systématiquement l’être et l’apparence ? N’empêche-t-elle pas toute réflexion en privilégiant toujours l’émotion au détriment de la réflexion ? En un mot n’est-elle qu’un outil de propagande au service du pouvoir et des puissants ? Pour Anders, l’homme post-nucléaire est plus petit que l’homme lui-même. Il ressent de la honte vis-à-vis de la machine qui dispose de plus de mémoire, calcule plus vite et beaucoup mieux que lui. Paradoxalement, devenu omnipotent puisque capable, grâce à l’arsenal nucléaire, de faire disparaître sa planète, l’homme est devenu passif, indifférent, nihiliste et même « annihiliste » (néologisme de l’auteur). Il ne réagit plus, se contente d’obéir aux ordres sans réfléchir, devenant ainsi lui-même partie de la machine et donc à la racine du problème…

« L’obsolescence de l'homme » est un essai philosophique et moral, sous-titré « Sur l’âme à l’époque de la 2ᵉ révolution industrielle ». Il est suivi de deux autres textes : « Etre sans temps », une analyse très fouillée de la pièce de théâtre bien connue « En attendant Godot » et « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’Apocalypse », étude des conséquences psychologiques, philosophiques et morales sur l’humain et sur la société en général de l’arrivée de cette arme de destruction absolue. Cet ouvrage publié en 1956 ne fut traduit en français qu’en 2002. Il n’en demeure pas moins d’une actualité encore plus frappante aujourd’hui. Même si sa lecture peut être parfois un peu laborieuse tant l’auteur a cherché à atteindre une précision presque scientifique de sa pensée et de ses concepts, le lecteur ne pourra qu’admirer la lucidité, l’intelligence et la perspicacité dont l’auteur a pu faire preuve. Plus qu’un visionnaire, Anders fut un analyste rigoureux, plein de fulgurances paradoxales, un des premiers à dénoncer les dérives du modernisme et en particulier la réification de l’homme ainsi que son aveuglement devant l’apocalypse. Il faut faire l’effort de lire Anders pour mieux comprendre notre étrange époque.
Lien : http://www.bernardviallet.fr
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Hiroshima est partout





Hiroshima est partout rassemble plusieurs écrits de Günther Anders consacrés à la menace atomique. Ceux-ci datent de la fin des années cinquante et du début des années soixante, mais on se rend très vite compte à la lecture qu’ils n’ont en rien perdu de leur actualité, car Anders s’attache à exposer la nature des sociétés postatomiques dans lesquelles nous vivons toujours, même si nous n’en sommes plus autant conscients qu’à l’époque de la guerre froide où deux puissances s’opposaient bloc contre bloc. Aujourd’hui, le risque est sans doute tout aussi grand étant donné la dissémination nucléaire, et de fortes tensions régionales existent, qu’on pense à l’Inde et au Pakistan. Si Anders parle d’ « âge postatomique » ou simplement « atomique », c’est bien entendu parce qu’il y a eu Hiroshima et Nagasaki, et que nous vivons après cet événement et dans la menace qu’un événement de même nature se reproduise, mais cette fois à une échelle planétaire.



Elève de Heidegger, premier mari d’Hanna Arendt émigré aux Etats-Unis après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Anders s’est attelé à une critique radicale de la technique moderne dans son célèbre livre L’Obsolescence de l’homme. Il a su se détacher très tôt de la pensée du philosophe de la Forêt Noire, incapable selon lui d’opérer cette déconstruction de la technique pour se cantonner au culte d’une figure de l’homme comme « berger de l’être ». Or, écrit Anders dans son journal japonais, « nous sommes déjà parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle, mais notre survie, et même un miraculum perpetuum, qui devrait se reproduire de jour en jour ». L’attitude spéculative voire contemplative du philosophe-ermite doit donc être remplacée par ce qu’on pourrait nommer une action philosophique d’un genre nouveau, poussant le penseur à aller sur place pour prendre conscience de la réalité de l’âge atomique dans lequel nous vivons.



L’objectif d’une telle action est de faire prendre conscience à l’humanité de la terrible menace suspendue au-dessus d’elle, car, dit Anders, avec le développement de la technique, c’est l’incapacité à imaginer les conséquences d’une guerre atomique qui caractérise notre époque, d’où la nécessité d’une nouvelle éducation, « éducation de l’imagination » que l’auteur des « Commandements de l’âge atomique » appelle de ses vœux : « Ta tâche consiste donc à réduire l’espace qui existe entre tes deux facultés : celle de faire des choses et celle de les imaginer ; à combler le vide qui les sépare ; en d’autres termes, il te faut de toutes tes forces augmenter la capacité de ton imagination (et celle, encore plus réduite, de tes émotions) jusqu’à ce que ton imagination et ton émotion soient capables de prendre conscience de la monstruosité de tes actes ; jusqu’à ce que tu sois capable de saisir et de concevoir, d’accepter ou de rejeter – bref : ta tâche consiste à élargir ta conscience morale ». Action immédiate et philosophie semblent difficilement conciliables ; c’est pourtant une forme de philosophie en acte que pratique Anders de manière surprenante, dans la confrontation avec une réalité qui dépasse l’entendement humain. Celle des victimes en premier lieu, qui plonge les visiteurs dans une expérience de la honte, cruciale sur le plan moral. Car c’est grâce à cette expérience de la honte d’être homme qu’est retrouvée une humanité, même si l’ironie de la situation est signalée par Anders : « Quelle répartition du travail : les uns commettent, et les autres rougissent ».



Anders évoque des marches aux côtés de victimes lors de commémorations des destructions de Hiroshima et Nagasaki. Il relève que les ruines ont disparu au profit de nouveaux hôtels et bâtiments modernes, les conséquences passées de l’explosion d’une bombe atomique, rendues invisibles, devant être elles aussi imaginées. « Le monde de demain sera invisible », écrit Anders, mais il constate que le monde d’hier, à l’ère postatomique, l’est également.



Se figurer, se représenter la réalité de la technique pour pouvoir pousser d’autres à se la représenter à leur tour, c’est ce que tâche de faire Anders, sur un mode militant, recourant aux médias, mais n’hésitant pas à engager une conversation avec ses plus fermes opposants, dans l’avion, dans le train, quitte à se faire traiter de « semeur professionnel de panique ». Il y va d’une nouvelle morale, à fonder philosophiquement, car « la possibilité que l’humanité s’anéantisse elle-même n’avait pu être prévue par aucune éthique. »



On voit Anders élaborer pas à pas cette nouvelle éthique, se parlant à lui-même à la deuxième personne à partir d’observations faites lors du voyage, apprenant à modifier son regard et sa pensée à partir d’une réalité tout sauf exotique, car le risque nucléaire concerne l’humanité toute entière. Lisant, on reçoit aussi une leçon de philosophie pratique, en rupture avec les théories ou les systèmes qui coupent la pensée d’émotions éprouvées lors d’expériences existentielles. Egalement élève de Husserl, Anders est un phénoménologue du désastre, un excellent analyste du nihilisme moderne.



On retrouve cette dimension émotionnelle de la pensée de Günther Anders dans sa correspondance avec Claude Eatherly, pilote de l’avion de reconnaissance météorologique qui donna son feu vert à l’avion qui lâcha la bombe sur Hiroshima. Interné des années après dans un hôpital militaire, il souffre de remords terribles et voit sa santé se détériorer. C’est Anders qui entre en contact avec lui, et les lettres échangées sont à la fois profondément émouvantes et passionnantes sur un plan intellectuel.



Dans les nombreuses manœuvres de l’armée pour empêcher la libération d’Eatherly en raison de prétendus troubles psychiatriques, dans le manque d’indépendance de la justice à l’égard des militaires et des responsables politiques, dans la volonté d’Hollywood de faire du pilote d’Hiroshima un personnage de film qui dénaturerait les idéaux de l’homme désormais engagé auprès des victimes japonaises et des militants pour le désarmement nucléaire, on distingue très nettement l’autoritarisme plus ou moins larvé et le cynisme évident de certaines institutions et de multiples groupes de pouvoir dans les sociétés occidentales. Et c’est aussi un des mérites du livre d’Anders de nous éveiller un peu plus à cette conscience qu’une véritable pensée philosophique a aussi pour tâche de dévoiler avec force la réalité du nihilisme moderne sous toutes ses formes, l’une des plus terribles étant bien entendu l’assujettissement de la technique au pouvoir militaro-industriel.
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La violence, oui ou non : Une discussion néce..

Philosophe autrichien d’origine allemande, Günther Anders secoue les convenances en posant la question de l’usage de la violence comme moyen d’action légitime et unique contre-pouvoir efficace face à la machine, redoutable, qu’est l’Etat. Son avis, tranché, et les réactions qu’il suscite constituent cet ouvrage. Et, 30 ans après sa première publication, le débat reste ouvert. Plus que jamais.



Cet ouvrage est avant tout intéressant car il nous replonge dans le contexte particulier des années 1980. La guerre froide battait son plein. Calmement. L’Allemagne était divisée en deux avec, d’un côté le bloc soviétique et, de l’autre, une occupation alliée en place depuis la fin du dernier conflit mondial. Être allemand n’était, à l’époque, pas chose aisée. Le monde était sous tension. En permanence. Les missiles, nucléaires, prenaient position de part et d’autre de la frontière. Ils se faisaient face, menaçant la paix, promettant l’Apocalypse. Ensuite vint Tchernobyl. Mise en lumière des dangers du nucléaire civil. Entre autres catastrophes écologiques, elle fut sans conteste la plus grave. Ou, en tout cas, la plus médiatisée. Le nucléaire. Il était partout. Menace réelle. Danger imprévisible. Il menait la danse et donnait le ton des actions citoyennes passées et à venir. De nombreux groupes écologistes sont nés durant cette période. Certains furent considérés comme dangereux par les gouvernements. Leurs membres furent arrêtés pour actes de violence. Rébellion. Terrorisme. Alors même que, comme violence, rien de ce qu’ils avaient pu entreprendre n’aurait pu rivaliser avec les Brigades Rouges des années 1970. Leur violence n’était rien d’autre que de la désobéissance civile.



Et c’est ici que Anders intervint. Il part du constat que non seulement les actions déjà menées par ces activistes écologiques n’ont rien donné et ne semblent vraisemblablement pas en mesure d’infléchir les politiques en matière de nucléaire, mais en plus il estime que si l’Etat use et abuse de moyens violents comme la menace de faire appel à l’arme nucléaire ou la répression, sévère, de manifestants pacifiques, alors il n’existe qu’une seule façon de s’exprimer et elle est violente. Elle est violence.



Il justifie et promeut l’usage de la violence car, dans le contexte de l’époque, il considère que les populations sont en état de légitime défense vis-à-vis d’une force supérieure (l’Etat, les multinationales) et, qu’en temps de guerre, il n’existe pas d’autres moyens pour parvenir à la paix. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire un lien entre la résistance française de la Seconde Guerre Mondiale et celle qu’il pense nécessaire à mettre en place pour lutter contre les fous qui dirigent le monde. Ce sont ces postures qui ne passèrent pas bien dans de nombreux milieux intellectuels de l’époque. Malgré la prédominance de la peur. Peur face à la menace d’une guerre totale. D’une destruction sans frontières. Certains, parmi les plus virulents activistes prirent fait et cause pour ces positions. D’autres, plus modérés, saluèrent le courage dont Anders faisait preuve car il ouvrait la discussion sur ce qu’il convenait de faire pour contrer les abus des différents pouvoirs. Mais la plus grande majorité, tout en reconnaissant la pertinence et l’intelligence de certains de ces développements tranchés, condamnèrent ce discours.



L’ouvrage reprend l’ensemble des débats que suscitèrent ces prises de positions peu orthodoxes. Il s’agit principalement d’intellectuels qui s’affrontent par courriers interposés. Tout n’est pas toujours évident à comprendre car ceci n’est pas une oeuvre de vulgarisation. Il s’agit de concepts, de théories, d’esprits qui se rencontrent et qui se renvoient la balle à coup d’arguments plus ou moins pertinents. Mais l’important est que le débat a existé sur une question qui a toujours fait controverse. Il serait intéressant de le mettre sur la place publique actuelle. De discuter de ce qu’est la violence au 21ième siècle et de son bon usage en vue de l’obtention d’une paix, relative, souhaitable et envisageable.


Lien : https://unecertaineculture.w..
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