Une cabane en plein milieu des bois. Une pierre suffisamment plate pour poser ses fesses sans problème. Un disque de néofolk, sombre et langoureux, tandis qu’une après une, se tournent les pages de l’histoire de l’homme qui partit s’oublier dans les bois. L’orage gronde, et je dois déjà repartir. Il n’empêche : pendant quelques instants, tout le souffle de la forêt et du livre était LÀ.
Pour vraiment comprendre et apprécier Walden, il va vous falloir passer par beaucoup plus de règles que l’auteur n’en met d’habitude dans son contrat avec le lecteur. Ça n’en fait pas une lecture qui échoue à ses objectifs d’être à la portée de tous, ça en fait une lecture exigeante, d’où le fait que la plupart d’entre vous laissera tomber le livre de ses mains dès les 50 premières pages. Je vais donc essayer de lister brièvement tout ce qu’il faut garder en tête avant de s’y atteler.
Tout d’abord, rappelez-vous que Walden est un récit certes, celui de l’auteur partant vivre dans les bois suite à son dégoût de la société étasunienne qui n’a pour lui plus de sens, mais un essai et pas du tout un roman. Résultat des courses : pas de péripéties, de début ni de fin, juste une suite de réflexions et de faits pour démontrer celles-ci. On ne sait même pas exactement comment le classer : un coup autobiographie, un coup traité philosophique ou poétique voire comique, Walden ne cherche pas à raconter une vie mais bien à retracer un vécu et une pensée. Autant vous dire que si vous y cherchez une histoire, vous allez autant vous barber que moi devant "Le Parlement des Fées".
Une pensée en l’occurrence guidée par le bon sens, cherchant avant tout l’autosuffisance. Si par miracle vous avez échappé à mes sermons sur l’effondrement, sachez en gros que si celui-ci n’arrivera sans doute pas forcément, il n’en est pas moins que l’idéal selon moi serait d’être prêt à affronter la vie, quelles que soient les circonstances géopolitiques ou qu’il s’agisse de vivre dans l’opulence ou la misère la plus totale. Ce sans avoir besoin d’appuis non essentiels qui pourraient vous être enlevés à tous moments : amis, allocs, assurances… à vrai dire tout ce qui est menacé en ce moment, pardon, tout ce qui nous coupe de l’autonomie par rapport au reste du monde. Il ne s’agit pas d’autarcie, mais que telle personne A puisse encore tenir si personne B vacille.
La philosophie devait donc me séduire, et Thoreau va s’efforcer à l’appliquer à sa propre vie plutôt que rester dans des concepts abstraits. Reprenant à sa sauce le désir de dépouillement d’Épicure, il conçoit dès le premier (très long) chapitre l’idée que la richesse n’est pas matérielle, voire que le fait de posséder trop nous appauvrit car l’on en devient dépendant. Dès lors, l’idée va être de vivre le plus libre possible, en se créant le moins de besoins, et ainsi de travail et de contraintes, afin de vaquer à des activités purement intellectuelles ; exit le mobilier dans la mesure du possible, exit la viande sauf si elle est chassée, exit les voyages sauf à pied et donc à courte distance. Thoreau se montre aussi condescendant envers les riches qu’envers les pauvres qui tentent d’avoir un mode de vie moins minimaliste, et tout ça pourrait avoir l’air d’idées de bobo-parigot n’étant jamais sorti de son spa du XVIe ; oui, mais il l’a vécu, et si la situation économique n’était clairement pas la même que celle de maintenant, on peut déjà se rapprocher le plus possible de son idéal de vie (de toute manière, comme lui-même le souligne, il ne demande à personne de suivre ses choix à la lettre mais plutôt de voir comment, chacun à sa façon, nous pourrions acquérir cette indépendance).
Pour quoi vivre, dès lors, si nous n’entreprenons rien de grand ou de glorieux ? Thoreau tente d’y répondre non plus en optant pour une philosophie du faire, mais une philosophie de l’être. L’idée n’est plus tant de laisser une trace après sa mort que de vivre chaque instant pleinement au lieu de se projeter dans l’avenir. Dit comme ça, ça a l’air très cliché, en pratique ça l’est beaucoup moins : Walden invite à un réenchantement du quotidien, le retour des savoirs oubliés autour des plantes et de la vie rustique, l’appréciation des plaisirs simples, le contact permanent avec d’autres esprits que le nôtre par la lecture, tout comme avec une nature non pas bienveillante mais inconnue et que nous nous devons de redécouvrir.
Jusqu’ici, les choses semblent plutôt claires, mais c’est sans compter un autre obstacle : Thoreau est un érudit, et il ne s’en cache pas. Son bouquin est une espèce d’énorme private-joke, renvoyant presque sans cesse à la Bible, à l’actualité de son époque ou à des éléments folkloriques, le tout dans un style complexe et tortueux. Il faut savoir saisir les multiples allusions, antiphrases, références à la sagesse indienne, digressions, apartés, et ce sans perdre le fil, ce qui peut s’avérer aussi pénible que gratifiant : si assurément nous avons là un livre qui possède un nombre hallucinant de niveaux de lecture à découvrir chaque fois qu’on le relit, en revanche il peut par moments sembler obscur à force de paragraphes à rallonge frôlant par moments le Rousseau exalté. On oscille en permanence entre purs moments de grâce et très longues réflexions hasardeuses. Le mieux est de le lire d’une traite, à un régime de 100 pages par jour, sans quoi vous allez vous y perdre, voire n’y comprendre que dalle. Il y a toujours la possibilité de s’y atteler dans le confort le plus total pour ne pas se sentir agacé, mais je préfère une autre méthode sans doute plus raccord avec les théories de l’auteur : ouvrir ce livre après une longue marche loin de la civilisation, quand le merveilleux décrit dedans se retrouve tout autour de nous.
Bref, Walden est un livre complexe et terriblement exigeant, mais passionnant de par son bon sens, son ovnisme littéraire, ou encore ses idées visionnaires qui seront reprises des années plus tard par les altermondialistes. Il en ressort un plaisir avant tout intellectuel, tantôt drôle, tantôt sérieux, tantôt lyrique, en faisant un ouvrage difficile d’accès mais nécessaire, que vous devez vous acheter si jamais vous faites des études de Lettres pas seulement pour les gros joints. Et je m’en fous que ça soit pas au programme, c’est pour votre culture…
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