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Critiques de Jean-Marc Ferry (30)
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Les grammaires de l'intelligence

Amoureux depuis toujours de la grammaire - Quoi vous en doutiez ? relisez mes poèmes pour vous en convaincre ! on ne torture que ce que l'on aime ! - le titre du livre ne pouvait que m'intriguer.

Ce philosophe du langage, frère de Luc Ferry, enseignant notamment à Bruxelles, nous décrit différents modes de grammaire utilisés par les sociétés en fonction du contexte de vie des locuteurs, la syntaxe concourant comme le vocabulaire à symboliser le réel qui nous entoure et nous détermine.

Ce qu'apporte cet essai, c'est surtout la découverte que la complexité, la profondeur et la pertinence du langage dépendent moins du vocabulaire et même de sa diversité que de la forme de grammaire utilisée.

Je laisse aux philosophes le soin d'entrer plus en profondeur et en détails dans cet essai complexe qui surfe sur la sociologie, l'ethnologie, la psychanalyse et la linguistique pour étayer son propos philosophique.
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Métaphysiques

Jean-Marc Ferry est le frère aîné de Luc Ferry, spécialiste du philosophe allemand Habermas. Il a enseigné les sciences politiques et la philosophie à Bruxelles et se présente aussi comme un philosophe de l'Europe. Il a réfléchi à la construction de l'Europe.

Pour autant son livre "Métaphysiques" s'éloigne de ses préoccupations européennes.

Il est question ici des dernières avancées scientifiques et le livre explore les thèmes variés des rapports entre science et philosophie.

Différents chapitres concernent l'espace et le temps dans la physique contemporaine, le rapport de l'homme à la mort, la question de l'immortalité, les expériences de mort imminente.

Les thèmes abordés sont très intéressants mais j'ai été déçue par la manière de les traiter.

L'auteur utilise des expressions philosophiques difficiles à aborder pour les non spécialistes et cela gêne la fluidité de la lecture.

Merci à Babelio de m'avoir fait découvrir cet auteur.

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Métaphysiques

Que devient le réel maintenant que la science prétend qu'il est dépendant de l'observation et échappe à l'intuition sensible ? Quid de la vérité dans un monde où les particules sont des ondes et se multiplient les témoignages concordants de mort imminente ou d'apparitions d'ovni ? le réel dépend désormais de la vérité : "est présumé réel ce que présente des énoncés positifs présumés vrais à propos de ce qui est le cas". En d'autres termes, le réel dépend de la vérité - et la vérité est une histoire de consensus social, un consensus par confrontation visé sous l'idée régulatrice de la vérité et rendu possible par le concept philosophique de l'amour qui autorise la reconnaissance de soi dans l'autre. C'est la raison communicationnelle, tandis que la science dépend de la raison instrumentale, celle qui réifie toute chose, où la réalité est mise à disposition comme un système de choses manipulables. Reste une question cependant : comment différencier l'énoncé scientifique de l'énoncé qui réifie l'être vivant, et l'énoncé communicationnel qui personnifie les êtres du monde ?...
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Métaphysiques

Autant l’avouer d’emblée : ce livre et moi, nous ne nous sommes pas rencontrés. Il y a eu erreur d’aiguillage. Voici pourtant le compte-rendu de mon expérience de lecture, afin de respecter l’engagement pris auprès de Babelio.

Reçu dans le cadre d’une opération masse critique ‘non-fiction’, le résumé était pourtant alléchant : « Vie extraterrestre, expériences de mort imminente ? …Pluralité des mondes ? La vraie philosophie, parce qu’elle demeure ouverte à toutes les questions, toutes les possibilités, n’est jamais très éloignée de la science-fiction. » Je m’attendais un peu à un ouvrage traitant de réalisme fantastique, tels que ceux écrits par Louis Pauwels ou Rémy Chauvin, mais que nenni.

L’aspect scientifique de l’ouvrage est pourtant passionnant : aussi bien le questionnement presque mystique des chercheurs en physique quantique (entre autres : l’espace n’est pas un contenant) que la multiplicité des phénomènes inexpliqués désormais largement évoqués sur la Toile (un que j’aime bien : la conscience intuitive extra-neuronale). Toutes ces références sont d’ailleurs clairement exposées et détaillées. Mais elles sont malheureusement accompagnées d’un discours philosophique qui m’est apparu totalement hermétique.

Des mots comme ontologique, apodictique, praxéologique, transsubjectif ou intellections, ne me sont pas spontanément évocateurs de sens, je peine à suivre la pensée de l’auteur, je ne possède pas le minimum requis. Quant à la chronogénèse verbale, même le titre, je ne l’ai pas compris.

Pour me consoler, je suis allé écouter Monsieur Ferry exposer ses thèses sur « Qu’est-ce que le réel ? » sur France Culture et sur une chaîne Youtube. Le discours y était limpide. J’en conclus que le livre que j’ai reçu est réservé à une élite intellectuelle, du moins dans sa partie philosophique.

En conclusion, je remercie Babelio, les Editions du Cerf et monsieur Ferry de m’avoir fait sortir de ma zone de confort, selon la formule à la mode. Je vais acheter de ce pas « Philosophie pour les Nuls » pour me sentir moins bête.

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Comment peut-on être Européen ?

Ni souverainiste, ni fédéraliste, ni ardant défenseur de l'euro, ni promoteur d'une commission souveraine et d'un gouvernement européen, refusant la méthode d'engrenage des petits pas et les grandes idées toutes faites que l'on applique aveuglément, Jean-Marc Ferry a élaboré en quatre décennies une perspective solide de ce à quoi pourrait ressembler une organisation sociale organisées de citoyens d'États démocratiques et souverains : le cosmopolitisme.



Tout part d'un traité de Kant publié en 1795 qui ajoute au droit interne (civil) et au droit externe (international), le droit qui régit les relations de ces citoyens entre eux et avec leurs institutions par-delà les États-nations. Il en découle des conséquences innombrables qui bouleversent notre conception de la démocratie, de la république, de l'économie, de l'Europe.



Créée pour empêcher la guerre, celle-ci ne peut plus raisonnablement se donner comme objectif aujourd'hui que de maîtrise la globalisation, caractérisant la privatisation du monde. Le principal problème est que ses promoteurs n'ont d'autres schémas en tête que le fédéralisme, l'État-nation, la souveraineté centralisée, tous ces concepts qui ont certes fait la cohérence de l'État-nation, mais faillissent quand il s'agit d'organiser une société multilingue, multiculturelle, à grande échelle, et aux souverainetés nombreuses. Si bien qu'on ne différencie plus les acteurs de la globalisation de ceux de l'Europe, qui semblent bien être les mêmes, qu'ils en soient conscients ou non. Les populations s'éloignent des partis politiques traditionnels suspectés d'aveuglement, ou de compromission sinon de complicité. Une réflexion de fond permet de sortir des déclarations d'opinion et des traits d'humeur. En moins de trois cents pages, Jean-Marc Ferry résume ce à quoi une pensée exigeante et quatre fois décennales a produit de concepts et d'innovations en philosophie politique.



Du point de vue monétaire, la création de l'euro n'a pas été une franche réussite parce qu'elle n'a pas été accompagnée d'une coordination des politiques budgétaires. Au contraire, la coordination a fait place à la sanction, celle menée par des critères intransigeants et aberrants dans un contexte économiquement hétérogène, favorisant nécessairement l'accroissement des inégalités entre le nord, dont les outils de production sont dès l'origine plus compétitifs que ceux du sud et qui ne pouvaient manquer de capter les capitaux européens du fait d'une monnaie unique sous-évaluée, et le sud, pâtissant dès l'instauration de la monnaie unique d'un euro surévalué : le nord exporte plus facilement, le sud, qui n'exportait rien, ne peut plus, en plus, acheter : il est réduit à des politique d'austérité menant nécessairement à la faillite. L'évidence est que tous les États ne peuvent être excédentaires à l'exportation. Le nord étant exportateur, il doit alors délibérément consentir à l'organisation d'un déficit en faveur du sud afin de rééquilibrer les avantages d'une monnaie faible et compétitive au grand export dont le sud le fait, par sa présence, bénéficier.



Les solutions d'un budget européen ou de la création d'un gouvernement économique européen sont pour autant contraires à l'esprit cosmopolitique et ne sont motivées que par le muselage de toute discussion dont on craint par avance, par défiance, c'est-à-dire manque de confiance dans ses partenaires, qu'elle crée des heurts - quand c'est justement l'esprit cosmopolitique que de rechercher l'accord et l'entente par la discussion plutôt que l'injonction de l'autorité. Si bien que la généralisation d'un accord de principe de l'organisation d'un déficit au nord et d'une réorganisation budgétaire au sud mènerait à harmoniser une zone euro en voie de dislocation inévitable. Reste à savoir si la crise du coronavirus actuelle qui a déjà mené l'Allemagne à considérer avec moins de méfiance la notion de solidarité, serait susceptible de produire des effets durables en ce sens.



Du point de vue économique, il s'agit ni plus ni moins d'inverser le circuit : le circuit primaire, libéral, menant à une collecte en vue d'une redistribution au sein d'un circuit secondaire du welfare state ou de l'État providence ne fonctionne plus dans une société où les critères de distribution et les méthodes d'évaluation de la participation de chacun à l'économie globale sont devenus impossibles à déterminer. Si l'on prenait en considération que le tiers à la moitié des PIB sont redistribués, il serait possible d'envisager que le circuit primaire soit égalitaire par la distribution d'un revenu primaire inconditionnel et que le circuit secondaire soit libéral, chacun ayant alors la possibilité de développer son activité comme il le souhaite, à ses risques et périls, mais avec l'assurance que des moyens de subsistance minimaux lui sont garantis, à vie.



La conséquence est la création nécessaire d'un secteur quaternaire, absorbant le trop plein d'activité du secteur tertiaire, aujourd'hui pléthorique, puisque concentrant plus des trois quarts des PIB. Le secteur quaternaire, dont la réalité semble aujourd'hui patente par la multiplication des sociétés unipersonnelles et des microsociétés, concentrerait les activités autonomes non mécanisables (aide à la personne, création, artisanat, etc). Il est ainsi doublement répondu à la seule perspective économique viable pour une société développée comme l'est la société européenne : l'automatisation des processus de production qui ne peut manquer d'accroître l'inactivité et le chômage de masse. La solution française consistant à accroître la redistribution pallie certes les dégâts sociaux mais atteint ses limites comme la crise des gilets jaunes le montre. La reprise en main des politiques communes par les États, seuls capables d'enclencher le mouvement vers les transitions technologiques qui s'annoncent (robotisation, miniaturisation, énergie, etc.), permettrait de palier aux insuffisances du secteur privé à engager les investissements nécessaires sans par ailleurs le contexte planifié stabilisant les prises de décisions, contrairement à ce qu'une pensée néolibérale voudrait le faire croire : le privé ne peut pas tout et le capitalisme a besoin de l'État.



D'un point de vue politique, la crise de légitimité démocratique de l'Ue serait dépassée par la descente du traitement des questions européennes des institutions communautaires vers les parlements nationaux, chargés de mettre les questions européennes dans l'espace public et aidés en cela par la publicité des chefs d'État et de gouvernement des divergences manifestent entre les visions des exécutifs européens. Il serait ainsi mis définitivement fin à la voie diplomatique européenne, voie de l'union internationale, comme l'ONU ou la SDN, mais certes pas d'une union cosmopolitique. Les questions européennes débattues dans les espaces nationaux seraient ensuite consolidées au parlement européen. Là encore, c'est une inversion du fonctionnement actuel qui s'opère puisque aujourd'hui ce sont les directives et règlements du parlement européen qui sont ensuite déclinés dans les espaces nationaux. Il est aussi proposé la nomination d'un président européen.



Du point de vue migratoire, il convient de dissocier les notions de citoyenneté et de nationalité. La déchéance de nationalité n'est pas juridiquement une solution offerte, mais, à l'inverse, l'octroi d'une citoyenneté, en l'occurrence européenne, sans accorder la nationalité (d'un État européen) est une solution juridique à la crise des migrants - sans que pour autant les questions économiques et sociales soient réglées. Le constat est que les migrants n'ont pas vocation à rester dans les espaces politiques qu'ils gagnent dans leur fuite de la guerre, de la misère ou d'une insécurité politique, mais qu'ils ont en revanche besoin d'une terre d'asile temporaire qu'ils prévoient par avance de quitter lorsque la situation de leur terre d'origine se sera améliorée. Sans que l'on renonce à la protection des nationaux, la citoyenneté européenne confère alors des droits gradués aux réfugiés. Cette solution répondrait à une qualification juridique de leurs besoins en s'affranchissant d'une dichotomie entre une frontière fermée et une frontière grande ouverte, et sans que l'on renonce aux principes européens, puisque c'est au contraire le principe cosmopolitique, axe de l'Ue, qui est ici mobilisé.



Il est à ce sujet essentiel de prévoir que la multiplication des échanges, l'accroissement de la population mondiale et l'émergence de nouveaux États développés mène à relativiser l'espace de prospérité qui a distingué si longtemps l'espace européen et qu'il faille dès à présent renforcer les relations et leurs natures avec les États périphériques de l'Union, à commencer par ceux du pourtour méditerranéen. L'éthique reconstructive est une ressource précieuse pour engager le dialogue entre des entités sociales qui se sont longtemps opposées ou ont, du moins, un passé commun encombré de différends et de ressentiment. Les sciences humaines sont ici sollicitées pour favoriser le cosmopolitisme au-delà des frontières de l'Union, quand bien même celle-ci n'a pas vocation à s'étendre indéfiniment.



Enfin, la réponse à plus de solidarité en Europe pourrait venir d'une affirmation des principes qui ont historiquement fait l'Europe, c'est-à-dire les États européens et qui sont ceux de civilité (traiter les différends par des voies concertées menant à des comportements partagés, une conscience de l'universel et à celle de la liberté privée individuelle), de légalité (favoriser l'établissement de règles de références d'organisation de la société pour garantir l'intégrité des individus la composant) et de publicité (la communication des décisions politiques au sein d'un espace de discussion partagé). Là encore, l'éthique reconstructive, fondée sur le principe de reconnaissance, lui-même lié au sentiment d'amour pourrait trouver un emploi judicieux.





Il s'agit donc d'une synthèse panoramique des thèses que l'auteur a développées au cours de sa carrière, menée à grand train et comme depuis l'autoroute ou un siège de TGV : les familiers de la pensée de Jean-Marc Ferry ne seront pas surpris de retrouver en substances les thèmes de ses ouvrages précédents, le cas échéant adaptés à la politique actuelle - en revanche, les autres y seront vraisemblablement très déstabilisés tant les idées y sont nombreuses et que le fil de la réflexion les assemble à grande vitesse. Ils éprouveront alors le plaisir de tous ceux qui découvrent la pensée de Jean-Marc Ferry : anticiper les nombreuses lectures captivantes qui les attendent à la lecture de ses ouvrages qui, chacun à sa manière traite des sujets ici abordés (La question de l'État européen, Europe la voie kantienne, La république crépusculaire, La religion réflexive, L'éthique reconstructive, L'allocation universelle, Habermas, l'éthique de la communication, Les grammaires de l'intelligence, Les puissances de l'expérience, etc.).



Reste que l'ouvrage, pour le coup, marque un changement de traitement des questions traitées par la vivacité qui s'y exprime. En l'occurrence, il se pourrait que l'on perde en subtilité ce que l'on gagne en engagement - et il se pourrait que l'approche des présidentielles ait engagé l'idée de proposer des pistes d'élaboration d'un programme électoral à de futurs candidats éventuels - car c'est bien de cela qu'il s'agit ici : non plus d'un ouvrage de théorie philosophique, mais bien d'un fascicule politique. En conséquence, un certain nombre de points restent obscurs et mériteraient qu'on les détaille pour que la réflexion prennent véritablement pied dans un contexte européen.



D'abord, on pourrait remarquer que si la question du revenu primaire inconditionnel et des arguments qui mènent à invalider l'organisation économique actuelle (ou à mettre en évidence son aberration) sont extrêmement convaincants, on ne saisit pas de quelle manière il pourrait trouver à se mettre en place - à partir des éléments ici fournis, car il s'entend qu'il appartient à des acteurs politiques de compléter ces réflexions par leur propre vision et capacités de mise en œuvre des changements induis. En effet, le souvenir de la lecture de "L'allocation universelle" mènera le lecteur à l'idée que ce revenu est calculé selon une part du PIB. Or il s'agit ici d'une mesure cosmopolitique, fondatrice de l'éthos européen, ciment d'une organisation sociale résolument tournée vers l'avenir et les enjeux industriels, culturels, économiques qui attendent (ou contraignent déjà) les nations développées. Si bien que l'on se demande si ce calcul doit être fait par nation (alors le revenu sera plus élevé en Allemagne et moins élevé au Portugal), ce qui demanderait à justifier la manière dont, politiquement et culturellement on justifie ces différences, d'autant qu'il est bien évidemment question tout au long de l'ouvrage d'une coordination budgétaire et d'une harmonisation économique : on ne peut tout simplement pas se résoudre à décréter que l'évidence des réalités économiques actuelles mène à ce que 15% des PNB la constitue - car c'est tout le système cosmopolitique qui est ici sollicité : si les pays du nord n'engagent pas la coordination budgétaire, les pays du sud se sentiront doublement floués puisque les populations du nord bénéficieraient directement d'un revenu supérieur, ce qui serait en partie lié au déséquilibre économique d'une monnaie trop forte pour ceux-ci et trop faible pour ceux-là. Par ailleurs, quid des déplacements de populations ? Si je possède 900 euros d'allocation universelle et que je suis au chômage en Allemagne, pourquoi n'irai-je pas vivre en Grèce où, pour cette somme, je vivrai bien mieux qu'en Allemagne ? Quid de l'augmentation des prix localement si de nombreuses personnes du nord font ce chemin ? Doit-on attendre des mesures entrepreneuriales en Grèce par des citoyens du nord qui ne trouvent pas d'activité chez eux ? Quelles conséquence prévisibles au global ?... Car c'est bien un droit cosmopolitique que de se déplacer au sein de l'union et de vivre où bon vous semble...



À l'inverse, on peine à songer que l'indexation de l'Allocation se fasse à partir du PIB européen et soit le même pour tout le monde : 500 euros en Hongrie pourraient représenter beaucoup ; la même somme pour un francilien n'a pas le même effet. Il est bien sûr écrit dans une note de bas de page que cette mesure innovante pourrait n'être valable que dans un nombre de pays limités - qu'un autre passage suggère être l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et, vraisemblablement, la France : mais cela n'exonère pas d'une réflexion sur les niveaux de revenus - si l'idée d'un même SMIC est acceptée dans l'espace français, des Hauts-de-Seine à la Creuse, on peut penser que la puissance de l'intégration républicaine y est pour quelque chose - et l'ouvrage traite aussi de la nécessité du partage d'un éthos européen, marquant l'évidence de son absence actuelle. Qu'est-ce qui pourrait alors justifier l'établissement d'un RPI d'un même montant pour des citoyens de pays différents ?...



L'autre élément à mon avis problématique est cette double proposition de l'élection (ou nomination) d'un président européen d'une part et d'un réseau des parlements d'autre part. Cette double idée semble en effet marquer un retrait de l'esprit cosmopolitique et une trop grande spontanéité à aller vers des solutions traditionnellement proposée par un courant de pensée auquel entend répondre - et en partie contrer - le cosmopolitisme, à savoir le fédéralisme. On ne saisit pas la nécessité d'un président de l'Europe. Il s'agirait, est-il écrit, de favoriser la représentation de l'autorité (qui n'est pas souveraineté, laquelle reste l'apanage des États). Mais on imagine bien que la nomination d'une seule fonction aussi visible à l'échelle d'un continent ne puisse se faire sans tout un appareil d'influence de nature à convaincre des groupes nombreux et hétéroclites de la capacité de la personne à incarner la fonction et occuper le poste - qui est caractéristique d'un lobby ou parti politique comme on voudra dire. Cette évidence est renforcée par le mode de nomination suggéré : que chaque parlement propose un candidat, puis que le parlement européen en sélectionne dix et, enfin, que le conseil européen nomme le Président de l'Union. On peine à imaginer que la fonction ne se partage pas entre la France, l'Allemagne et l'Italie et que la nomination d'un candidat chypriote, maltais ou slovène est aussi probable que faibles les moyens d'organisation politique des communautés dont relèvent leurs parlements en comparaison de ceux des grands pays... Et en quelle langue parlerait le candidat, sinon français, anglais et allemand... pour la grande frustration de tout le monde sans doute ?... La création de partis d'influence à l'échelle continentale ne peut que participer à figer le panel politique - et donc l'intégration par le haut des courants politiques, écrasant le cosmopolitisme par le fédéralisme - alors que c'est tout le contraire qui était visé. Par ailleurs, on peut douter qu'un mode de scrutin aussi lointain des électeurs, du moins français, habitués à l'élection à la présidence au suffrage universel direct, ait le moindre effet de diminution de la crise de légitimité démocratique et, pour dire les choses, risquerait plutôt à mon sens à l'accroître fortement : je n'ai personnellement rien à faire que le président de l'Union soit nommé par un conseil européen dont je ne connais que péniblement les noms de deux ou trois membres, à la suite d'une présélection d'un parlement européen dont 90% des députés me sont inconnus - autant nominativement que leurs orientations politiques qui, pour beaucoup n'existent pas dans mon pays ! - consécutivement à la proposition d'un candidat par mon parlement (l'Assemblée nationale en France suppose-t-on), qui sera un vieux de la vieille, dont je n'ai aucune certitude de la capacité à organiser quoi que ce soit dans un nombre de pays si grands (trente), dont certains sont politiquement très organisées (l'ouest) ! J'aurais, je pense, plutôt l'impression d'une fonction complémentaire, qui n'apporte rien, et aurais plutôt tendance à m'agacer dans cette extension du nombre de postes officiels à la visibilité si incontournable et pourtant au périmètre si vague. Mais surtout, il paraît que cette idée s'éloigne véritablement du cosmopolitisme : puisque c'est la coordination qui prévaut et l'identité négative (l'identité reconstructive est, selon les souvenirs d'un lecteur attentif, en effet, négative), il conviendrait bien davantage que la fonction unificatrice de l'Union ne se fasse pas autrement que dans la diversité, c'est-à-dire sans incarnation personnelle... et en s'appuyant plutôt sur la négativité d'une multiplicité des opinions, celle par exemple d'un espace public européen, dont on se souvient aussi qu'il était indiqué ailleurs comme pouvant représenter à lui tout seul l'État européen... autrement dit, la présidence européenne, c'est cet espace public, qu'il conviendrait de mettre en œuvre plutôt que la création d'une fonction supplémentaire....



C'est dans le même ordre d'idée que l'organisation d'un réseau des parlements, tout en constituant, il faut le reconnaître, une amélioration cosmopolitique par la descente d'un degré des questions communes du parlement européen aux parlements nationaux et l'amélioration en conséquence de la publicité de ces questions dans des espaces publics linguistiquement et culturellement uniformes, marquent cependant, à mon sens, une retenue vis-à-vis de ce que l'esprit cosmopolitique pourrait mener à envisager de manière plus aboutie. En effet, si la souveraineté est celle de l'exécutif dans une union d'États, des représentants dans une fédération, il semble qu'elle soit éminemment populaire dans un État cosmopolitique - c'est-à-dire que le ciment de l'organisation sociale ne soit organisée et instituée ni par le chef
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L'Europe interdite

Il s'agit d'une partie des cours donnés par JMF en 2011-2012, première année après la création de la chaire de philosophie européenne à Nantes. Les six chapitres sont très concrets puisqu'ils portent sur la crise économique européenne ("crise de l'euro") - le socle de la réflexion est toujours le modèle d'une Europe cosmopolitique, c'est-à-dire articulée autour de trois relations du droit public : « interne, entre nationaux au sein de chaque Etat membre ; externe ou international mais intracommunautaire entre les nations membres de l'Union ; transnational des citoyens européens entre eux et avec les divers Etats membres », p.50 - ce qui implique le maintien des souverainetés étatiques.



Autour de la question économique et de l'euro, il est question des problèmes de légitimité politique, démocratique, etc. La légitimité du projet européen n'est plus le maintien de la paix, il est devenu la maîtrise de la mondialisation économique, c'est en ce sens qu'il est indépassable. La légitimité politique consiste alors à trouver le moyen d'articuler les souverainetés sans les liquider - le modèle d'un Etat fédéral, le plus intuitif et le plus spontané, est en ce sens à proscrire puisqu'il émonde les souverainetés. Pour autant, la légitimité démocratique dans un espace multilingue et multiculturel implique une extension de la démocratie au-delà des frontières nationales, la solidarité des citoyens entre eux et donc le partage de "valeurs" communes - qui ne doivent pourtant pas prétendre saper les identités communautaires, propres et nécessaires aux souveraineté nationales. Cela passe par la prise en compte des espaces médiatiques comme véhicule identitaire, associé à de nouveaux droits, moraux, pour la protection des identités. Vient ensuite la question proprement économique, où la question d'un gouvernement de la zone euro est discrédité pour sa trop grande faiblesse de légitimité démocratique, de même qu'une gestion centralisé de la monnaie unique, au profit d'une concertation et d'une coordination de la politique économique européenne passant par l'évidence du déséquilibre structurel, qui serait irréversible, d'un Nord industriel excédentaire et d'un Sud tertiaire (ou quaternaire) déficitaire - ce n'est pas une question de volonté politique, de laxisme budgétaire, mais une conséquence de l'absence de concertation et de mise en place d'un organe d'organisation de la zone euro au moment de sa mise en oeuvre qui a abouti au développement de politiques nationales isolées et égoïstes (le mot est écrit) où le Nord - sinon l'Allemagne - a vite saisi les avantages que lui procureraient dans le cadre d'une politique d'exportation, une monnaie unique, forte, voire surévaluée. Après dix ans (en 2012), les effets seraient irréversibles (le Sud serait incapable de rattraper son retard industriel et le Nord a trop capitalisé pour changer son modèle). L'Europe est donc scindé entre une offre au nord et une consommation au sud. La considération de cette réalité qui ne soit pas une culpabilité au sud (PIGS) et une condescendance au Nord qui, ayant développé une offre, trouve naturellement des acheteurs, ne "subventionne" pas le Sud, permettrait l'organisation de la zone euro autour d'une "justice économique" dont les deux axes (égalité et méritocratie) ne sont qu'esquissés en fin d'ouvrage.
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Philosophie de la communication

La justice sociale s'est axée dans les sociétés occidentales surtout d'Europe de l'Ouest, sur les droits sociaux, autrefois appelés les droits-créances qui posent que l'Etat doit des prestations à ses sociétaires, des prestations sociales, qu'il doit autoriser leur participation à la politique, droits-participation, et organiser leur liberté, droits-liberté. Il faudrait y ajouter dans la société de communication contemporaine, les droits moraux qui s'attacheraient à garantir à l'individu une protection contre la vulnérabilité que représente l'exposition médiatique où l'éthique de la reconnaissance soit promue et qui permette de lutter contre sa dégradation. Les droits moraux en ce qu'ils lient la personne avec l'espace public, s'intègrent, comme droits à la communication, dans les droits politiques, droits participation. C'est alors le mode de participation de la personne, du sociétaire à la vie politique qui est amenée à évoluer. En parallèle, les principes de la théorie de la justice, comme mode de redistribution des biens primaires, ne sont pas exonérés de partis pris fondateurs qui retirent toute notion d'universalité à la théorie de la justice. le théoriciens doit choisir si l'axe de sa théorie est la liberté, ou l'égalité par exemple. John Rawls reconnaît qu'en ayant choisi la liberté, il culturalise sa théorie de la justice. Si bien que le principe même de la justice doit faire l'objet d'une discussion intersubjective dans l'espace public. On en vient à déplacer la notion de justice comme mode de répartition des biens primaires vers la notion d'éthique procédurale de la discussion qui fixe les règles d'accès aux sociétaires à l'espace public pour l'expression de leurs problématiques. Il s'agit d'une liberté de communication qui donne le pouvoir de discuter de certaines choses en public, ce qui est obéré par la sélection médiatique aujourd'hui.



JMF aborde la procéduralisation. On différencie d'abord la déstabilisation comme ce qui peut faire changer les principes de la constitution de la révision, qui possède en plus la capacité de proposer des principes viables. le droit de révision doit cependant être limité pour ne pas déstabiliser toute rationalité de la constitution. La possibilité théorique de la déstabilisation de la constitution implique alors qu'on la tienne principiellement pour faillible : cela à défaut de mieux. Ainsi, la théorie de la justice de Rawls, pour culturalisée qu'elle soit, intègre son propre potentiel critique, puisqu'il faut la tenir elle aussi pour faillible. Cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas de prétention universaliste puisqu'elle est révisable. Il s'agit maintenant d'accorder à la population la capacité de procéder à la révision de la constitution, sans quoi on en reste à une théorie de la justice qui n'est pas démocratique. le sujet souverain reparaît comme il est théorisé chez Rousseau et avec lui, l'autonomie d'une entité dont il faut organiser le consensus (Arendt, Habermas) et non pas seulement à la manière dont il décide (Rouseau, Hobbes). Rawls refuse que l'usage kantien de la raison publique organise la révision : il n'en résulterait que l'instabilité de l'Etat. Pour déterminer les principes de sa théorie de la justice, il recourt à un artifice, une fiction, le voile d'ignorance, qui place chaque citoyen en position d'ignorer la contingence de sa place dans la société et d'imaginer des règles en conséquences. Poussé par la crainte d'être autrui et que cet autrui soit défavorisé, il serait alors en situation d'esquisser des règles bonnes pour la société. Au contraire, chez Habermas, l'usage public de la raison doit mener à une éthique de la discussion où les règles de la constitution sont débattues par les sociétaires selon des principes éthiques (entre eux et non par une expérience de pensée solitaire). Ferry note, au contraire de Renaut, que si les visées sont les mêmes (obtenir une situation de discussion idéale, refuser le présupposé d'une volonté bonne chez les sociétaires, placer la justice sous le « bon »), les méthodes diffèrent sensiblement (simulation d'une discussion par un sujet isolé par une réflexion personnelle chez Rawls, dégager les principes idéaux d'une discussion réelle chez Habermas). Cette différence a une importance dans les réflexions des deux philosophes.



La théorie de la justice de Rawls avec le voile d'ignorance est une réflexion monologique d'un individu qui certes respecte les présupposés kantiens d'autonomie et d'individualité de l'être social, mais contrairement à Kant ne repose pas sur une moralité spontanée de l'individu. JMF montre que la réflexion de Rawls est plutôt de partir du présupposé de l'égoïsme naturel de l'individu qui procède à des calculs rationnels pour son intérêt propre et d'invalider, avec le voile d'ignorance, la possibilité du recours à la contingence sociale. Ce procédé n'élimine pas le recours à la rationalité instrumentale mais ne mène qu'à l'appliquer à des données abstraites plutôt que concrètes. Ce faisant on s'éloigne certes du calcul rationnel contingent et individualiste vers une généralité rationnelle dont on entend qu'elle fasse approcher de la moralité raisonnable. JMF montre alors que c'est faire la présupposition que l'évaluation sensible de la situation de départ et la procédure de discrimination des arguments valables au cours de la réflexion est chacun, ce qui, d'autant plus dans le contexte multiculturel contemporain, est assez audacieux. La réflexion de Rawls prétend qu'en pensant à moi, je pense à ne pas molester autrui - mais en aucun cas je n'intègre dans ma réflexion qu'autrui pourrait ne pas avoir les mêmes axes de réflexion pour me ménager en pensant à soi. Habermas ajoutait que l'évaluation des besoins est liée à la culture et à la tradition et non pas disponible avec une totale liberté à l'individu : la théorie de Rawls est donc culturellement marquée et, malgré les principes kantiens sur la personne, l'autonomie et l'individualité, en retire une, celle de la reconnaissance, en faveur de celui du calcul rationnel égoïste qui fait que le citoyen mis en situation du voile d'ignorance réfléchit plutôt dans la continuité de Hobbes que de Kant. Habermas ajoute qu'on ne voit pas du tout pourquoi les citoyens étant posément égoïstes, se mettraient d'eux-mêmes en situation de voile d'ignorance, ce qui impliquerait qu'ils verraient un intérêt à abandonner leurs calculs rationnels égoïstes pour prétendre développer un calcul rationnel raisonnable (moral), ce qui est contradictoire. Donc, non seulement la réflexion est culturelle, égoïste (elle ne tient compte ni de l'intérêt exprimé par autrui, mais pas non plus de l'intérêt commun), mais en plus, elle ne peut être menée par des citoyens qui sont animés principiellement par leur intérêt personnel (quand bien même ces intérêts sont eux-mêmes inspirés par le raisonnable car rien ne les engage à approcher le raisonnable qui reste en dehors des capacités du calcul rationnel). Donc la théorie de Rawls respecte une procédure de réflexion, mais non un processus, qui, lui, impliquerait, selon la définition de JMF, une reconnaissance entre eux des participants à la discussion. C'est peut-être pour cette raison que Rawls a infléchi sa pensée dans ses ouvrages postérieurs en développant l'idée d'un « équilibre réflexif », lequel ramène la situation originelle du voile d'ignorance à un point de départ qui en vaut bien un autre dans le but de mener une réflexion cohérente et rationnelle, laquelle reste ouverte à la contradiction et donc, prétend-on, au dialogue. Pour JMF, comme pour Habermas, ce « dialogue » qui consiste à échanger des arguments dans des énoncés essentiellement écrits n'est absolument pas un équivalent de la situation idéale de reconnaissance de laquelle part Habermas pour proposer sa version d'un espace public, lequel serait capable non seulement de réaliser des consensus au sein de la population dans le cadre des structures de l'Etat, mais encore de légitimer et de réviser ces structures elles-mêmes, et qui repose sur une situation de discussion pratique réelle entre personnes présentes les unes en face ou à côté des autres. Il en résulte deux conceptions de l'espace public.



Le dernier chapitre achève de ruiner la théorie de Rawls et non seulement la validité de sa théorie politique à organiser une société juste, mais même à atteindre les objectifs qu'il s'est lui-même fixé. Rawls revient d'abord dans ses travaux postérieurs à Théorie de la justice sur l'exclusivité de la rationalité à fonder une société juste et insère le rôle du raisonnable (moralité), déterminé comme ce qui permet de poursuivre le juste. La société juste organise alors l'expression du raisonnable, des raisonnables, puisque le bon diffère supposément selon les individus. Ce qui permet de relativiser le texte Théorie de la justice est le concept d' « équilibre réflexif large », qui justifie l'intégration d'expression concurrentes de la justice (sans pour autant leur accorder de prétention à réviser les règles de la constitution). C'est le principe de tolérance qui doit alors prévaloir pour autoriser ces énoncés variés autour d'un « raisonnable » différent. Mais Rawls tient que la discussion mène plus souvent au dissensus qu'au consensus et que le « raisonnable » est inextricable de toute discussion. Autrement dit, il peut bien autoriser que l'Etat juste permette l'expression des formes d'expression les plus variées sur le sens du « bon », de la « vie bonne », il n'admet pas qu'une discussion argumentée puisse mener à un consensus apte à réviser les règles de la constitution qui restent au-dessus des échanges, stabilisée par le principe de tolérance. JMF voit alors dans la primauté de ce principe, avant celui de la critique, à la fois un élément dogmatique fondateur et un déclassement de la critique dans un espace qui pourtant repose sur la confrontation, l'espace politique. C'est donc, chez Rawls, désormais un principe moral, la tolérance, qui prétend fonder des règles rationnelles, celles de la constitution, formées pour autoriser l'expression publique, y compris sur des thèmes axiologiques. C'est que pour Rawls, le consensus au sein de l'espace public ne s'atteint pas par une discussion rationnelle et argumentée, mais par un « consensus par recoupement » qui se limite à être une reconnaissance de la constitution, mais non celle de sa validité. Fondation et validité se scindent et JMF se demande en quoi la prétention à assurer la stabilité de l'Etat par le principe de tolérance de Rawls serait maintenue attendu qu'on prétendrait, dans un système démocratique, assurer la fondation de normes sociales autrement que sur leur validité. Autrement dit, sur quoi la fondation d'une constitution pourrait-elle bien tenir sinon sur la démonstration de sa validité ? L'argument ne porterait qu'à moitié car il ne serait valable que pour le philosophe, la population, elle, adoptant les règles de la constitution (éventuellement par reconnaissance acritique) ne se pose pas cette question qui est donc purement rhétorique. L'argument touche tout de même le philosophe.

Habermas ajoute que l'invention de la fiction du voile d'ignorance avait pour objectif d'interdire au citoyen le recours aux calculs rationnels concrets dans le but de lui faire assimiler dans sa réflexion, toujours calculatoire, mais sur des éléments abstraits, le bon et le juste et que, désormais, il s'agit de redescendre dans l'espace public sur des considérations pratiques et quotidiennes où les citoyens s'opposent les uns aux autres en énonçant des prétentions morales qui ne sont pas discutées et seraient acceptées par elles-mêmes sous l'effet du consensus par recoupement. C'est dire qu'on repart de ce que le voile d'ignorance étant censé résoudre : la difficulté d'atteindre l'universel à partir du particulier. Et il faut noter que ce qui prévaut dans la réflexion de Rawls, c'est le sens commun démocratique-libéral, celui qui est culturellement familier aux populations occidentales et sur lequel se fonde donc une théorie de la justice qui n'a rien d'universel puisque culturellement marquée, d'autant qu'elle n'est pas seulement critiquée. Avec une certaine cohérence, Rawls propose donc une théorie « raisonnablement » située de même que les règles de la constitution sont censées autoriser l'expression de telles expressions « raisonnablement » situées. Mais c'est une cohérence qui ruine le projet initial d'une théorie universelle : il faut recourir à la tolérance (principe chrétien ?) pour, non pas même fonder les conditions même de la discussion, mais seulement les autoriser.



En résumé, la théorie de Rawls prend l'eau de partout. JMF soupçonne alors que cette conception purement négative de la liberté, sous sa forme de tolérance, soit une étape, pour Rawls, vers une théorie plus large encore qui intégrerait des sociétés pour qui le sens commun démocratique-libéral ne serait pas familier aux populations et s'accorderaient d'un concept plus lâche. Mais on en reste à des considérations pratiques. Ce qui devrait honorer une théorie philosophique de la justice, c'est sa capacité à dégager les présuppositions mêmes de toute prétention à la mise au point de normes, ce que ne fait pas Rawls qui se limite à des considérations pratiques. Habermas, lui, prétend fonder non pas la raison publique, mais atteindre la description de l'éthique de la discussion qui tient dans les conditions d'organisation de l'espace public. Il doit alors montrer qu'une éthique procédurale de la discussion est capable de mettre à l'écart les considération pratiques d'où repart Rawls et que le voile d'ignorance prétend occulter. Berten résume les positions d'Habermas : la discussion réelle est requise car la réflexion solipsiste ne permet pas d'atteindre le juste et le bon ; parce que je dois être impliqué pour viser des points de vue « transsubjectifs » et non seulement rationnels. Habermas n'a donc pas besoin des présuppositions métaphysiques d'individus libres et égaux : il lui suffit de postuler que les individus suivent des règles de discussions mis au point par eux car l'égalité et la liberté sont présupposés à toute discussion (où on en revient à une liberté naturelle façon siècle des Lumières ou B. Constant) - la discussion permettant à la fois de valider les règles de toute discussion et de la discussion en général. Ainsi, Habermas pense échapper à une définition dogmatique de l'Etat, à l'inverse de Rawls. Mais il faut noter que sa conception, qui permet certes de réviser les principes mêmes de l'Etat en les intégrant à la discussion au sein de l'espace public, repose plus sur une liberté communautaire positivement exprimée (engagement dans la discussion) qu'individuelle et négative (tolérance).

Entre la raison public de Rawls dont les normes de l'Etat sont culturellement inspirées, prétendues rendues stables par le principe de tolérance, mais en réalité figée, où le consensus se forme quasi « par lui-même » avec le postulat d'une liberté exclusivement politique et où la discussion est une opposition ou bien une réflexion solipsiste éventuellement ouverte après coup aux contre-arguments par le biais de la tolérance et l'espace public d'Habermas où des individus libres et égaux par nature échange rationnellement en suivant une éthique discursive dans le but d'atteindre un consensus sur des normes partagées organisant une liberté communautaire, les deux philosophes conçoivent deux réalités politiques bien différentes. JMF, sans conteste, adopte et reprend celle d'Habermas. Reste que la politique n'est pas que communication. Si la dicussion valide les normes, elle ne les institue pas. Il manque donc une théorie de la décision pour compléter celle de la discussion. le droit, de son côté articulerait la rationalité communicationnelle avec la rationalité juridique pour rendre objectifs les énoncés produits dans l'espace publics qui, selon certains, resteraient pragmatiquement indécidables - ou interprétables.
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Les grammaires de l'intelligence

Il s'agit d'apporter des compléments structurants à la philosophie de la communication qui postule la prééminence de la communication dans les ordres de réalité. Avant le sujet (autonome), avant l'objet (en soi), se trouve le verbe qui se forme dans la raison pratique, celle qui se met en œuvre par l'engagement de l'être vivant dans ses adresses au monde. La philosophie de la communication décante ou réduit la raison pure à la raison pratique qui, en retour, justifie et explique la formation de la théorie, du sens de la vérité et de la moralité.



L'ouvrage parcourt ce processus qui mène de la sensation puis de la perception à la formation du langage et à l'élaboration des énoncés universels régulateurs comme le sont les droits de l'homme et les principes du droit moderne. Ce faisant, on obtient les justifications à la possibilité d'une vérité interculturelle et d'une société multiculturelle par la subsomption des apriori sémantiques aux apriori syntaxiques. La grammaire reconstructive justifie que tout énoncé puisse prétendre à la validité sous réserve que soit explicité son contexte et son mode d'énonciation. Elle suit, par interactions des identités culturelles entre elles, la grammaire critique, où les énoncés restent aveugles à leurs propres présupposés syntaxiques et favorisent ceux de la sémantique - les mots apportent spontanément leur masse substantielle que l'on se prête spontanément à considérer comme singulière à un télos culturel. Avant elles, se trouvent les grammaires plus profondes de l'icône et de l'indice que l'être humain partage avec les animaux expressifs (comme les loups) et les animaux "communicatifs" (comme les baleines).



En précisant de manière très détaillée le principe de ces deux premières grammaires plus archaïques, Ferry semble combler les intuitions déconstructives de la "grammatologie" avant de les mener par reconstruction à un principe "supracritique", qui sans nier les différences d'intelligence entre les êtres humains et les animaux, nie la séparation entre culture et nature qui n'est qu'un concept culturel, et légitime la base commune d'intelligence des êtres vivants et conséquemment - comme l'engage à le faire la pensée écologique contemporaine - la promotion d'une réalité partagée.



L'époque est donc à la grammaire reconstructive, celle qui maintient la notion de vérité unique tout en autorisant la validité des énoncés culturels et organise une société mondialisée où la pensée unique, qui promeut l'écrasement des "interactions" humaines dans l'évidence modale de la constatation, est un frein puissant. Elle interdit en effet le développement et l'expression même du principe à la base de la reconstruction, à savoir la reconnaissance de soi dans l'autre, fondée sur l'affirmation de l'attention à porter au discours d'autrui, à sa thématisation modale, et à ma propre capacité à énoncer des discours susceptibles de vérité. La grammaire reconstructive n'est rien sans un espace public adapté qui la mette en oeuvre. La problématique, ici, est devenue politique.
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L'Ethique reconstructive

L'éthique reconstructive est une posture intellectuelle qui vise à réviser la prétention des discours à la vérité par l'insinuation de la souffrance et de l'humiliation exprimées ou elle-mêmes reconstruites de ceux dont la parole a été négligée.



Ces discours sont narratifs (récit de ce qu'il s'est passé, de ce que l'on a ressenti), interprétatifs (ce que le récit singulier évoque comme généralité, comme sens dépassant le cas singulier), et argumentatifs (ils tiennent compte d'éléments contradictoires qui renforcent la validité de la thèse élaborée). La reconstruction est susceptible de modifier la forme de ces discours en les structurant par une argumentation, elle-même soutenue par le principe de reconnaissance. Autrement dit, les arguments ne sont pas de nature philosophique, car la philosophie ne s'inscrirait que dans le droit et le juste, domaines froids et fonctionnalistes. Au contraire, la prise en compte de l'offense, de l'humiliation, implique de se référer à un domaine qui décline le chaud, la substance, le bon et que JMF nomme la religion.



On ne peut plus donc plus, dans le cadre de la reconstruction, continuer à séparer la philosophie de la religion. le risque est alors de dégrader le récit argumentatif et critique en récits narratif ou interprétatif, acritiques et subjectifs. Mais un principe procédural essentiellement argumentatif n'est pas de toute façon sans présupposés moraux, il retire de l'espace public tout ce qui ne relève pas de la raison rationnelle, et même exclut des intérêts de la discussion ceux qui n'accèdent pas à cette forme d'expression (planète). Enfin, il ne permet pas de répondre aux questions éthiques mises dans l'espace public. La reconstruction est donc un principe particulièrement bienvenu à l'époque contemporaine qui requiert une communication des identités par-delà les histoires nationales et les vécus singuliers et un accès à une forme d'universel qui s'énonce par-delà les langues.
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Habermas : L'éthique de la communication

Jean-Marc Ferry synthétise en 84 les quinze ouvrages principaux d'Habermas alors parus. Opposition à la conception politique irrationnelle d'Arendt, sans éthique de Heidegger, traditionnelle de Gadamer, non-criticable d'Horkheimer, fonctionnaliste de Luhmann, accidentelle (comme l'histoire) de Castoriadis ; reprise des principes autoréflexifs de la psychanalyse pour une mise en oeuvre à l'échelle de la société, des arguments rationnels d'Adorno mais à condition de les axer sur la notion de vérité, et du fondement d'une éthique transcendantale chez Apel, mais à condition de la "détranscendantaliser".



L'objectif est de démontrer la possibilité de fonder une théorie de la société sur la raison pour Habermas - et l'association nécessaire de la démocratie et de la raison pour Ferry qui annonce dans le dernier chapitre ses autres sujets de travail à venir en prenant l'éthique communicationnelle d'Habermas pour socle commun (revenu universel, éthique reconstructive, identité, état cosmopolitique, etc.).
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L'allocation universelle

En 1995, Jean-Marc Ferry prévoyait que la chute de l'URSS ne faisait que devancer la chute du "système capitaliste, à l'ouest". L'élément déstabilisateur est cette "idéologie Dallas" du capitalisme qui résume l'activité économique à un processus de conquête et une pulsion dominatrice. Comment expliquer autrement que le chômage règne au nord tandis que le sud a besoin de tout ? Comment expliquer, sinon ainsi, l'exclusion du travail d'un nombre toujours plus important de personnes en conséquence de l'automatisation des processus industriels ? Pour résoudre les déséquilibres sociaux, la réduction du temps de travail repose sur l'idée irréaliste d'une interchangeabilité des salariés. A contrario, si l'on cherchait à concevoir l'économie au service de l'être humain plutôt qu'à celui des profits, il serait possible d'assumer la transformation sociale de nos sociétés sans briser l'augmentation de la productivité industrielle. Un tel partage aurait pour but une redistribution des richesses qui mettent le citoyen à l'abri de la précarité et de l'angoisse du lendemain tout en accompagnant la flexibilité du travail du monde moderne. L'"allocation primaire universelle" - primaire car imposable, universelle car valable pour tous les citoyens majeurs (et non tout résident) - liée à la création d'un secteur d'activité quaternaire permettrait de récréer un lien social effiloché et de reconnaître honnêtement l'impasse où mène un modèle capitaliste perverti car fonctionnant pour lui-même. L'instauration de l'AU engendrerait de profondes réformes de systèmes qui eux aussi sont à bout de souffle comme la Sécurité Sociale et le régime des retraites. D'une manière générale, toute la panoplie d'aides sociales dont bénéficient les sociétaires seraient fortement diminuées du fait de l'AU. Il faut encore ajouter l'économie réalisé par l'élimination des organismes de contrôles du juste versement de ces aides. Le coût réel de l'AU pourrait bien ne pas être supérieur aux dépenses actuelles. Jean-Marc Ferry suggère que l'allocation soit financé par un report de la collecte de la TVA sur un impôt sur les transactions bancaires des ménages, ce qui allègerait l'administration des entreprises, actuellement en charge de la collecte de la TVA. Afin que le système limite une inflation prévisible, l'auteur préconise qu'elle soit mise en place à l'échelle européenne. Cela nécessite la mise en place préalable de l'Union économique et monétaire (nous sommes en 1995). L'allocation ne prend tout son sens que liée à la création d'un secteur d'activité quaternaire (le primaire s'est reporté dans le secondaire au cours de la révolution industrielle, le secondaire dans le tertiaire, maintenant surchargé et mélangeant des activités diverses), c'est-à-dire d'activités personnelles, non mécanisables et non standardisables. Ainsi, le travailleur se trouve en pleine autonomie pour créer son activité s'il ne souhaite, se réorienter professionnellement sans craindre une chute de revenu ; l'étudiant peut poursuivre ses études ; le SDF a de quoi survivre ; le chômage diminue et le marché du travail peut se flexibiliser. Les opposants à l'instauration de l'allocation se limitant en général à soulever leur certitude de l'arrêt de toute activité économique par les bénéficiaires potentiels et l'organisation de l'exclusion par l'Etat-providence (l'allocation pouvant enfermer ceux qui sont déjà exclus dans plus d'exclusion), Jean-Marc Ferry ajoute que le montant de l'allocation n'a pour but que de subvenir aux besoins essentiels, non de constituer un salaire, et que le renforcement du tissu social permis par l'instauration du secteur quaternaire a vocation à combattre l'exclusion.

Ainsi, une conception plus objective de l'évolution du monde permettrait, plutôt que de s'enfermer dans un conservatisme qui voit un droit du travail là où ne se manifeste qu'une obligation de trouver des revenus, de mettre en place un droit au revenu qui prenne en compte la réalité déjà avérée d'une dissociation entre revenu et travail et dégage une perspective d'avenir à un modèle économique en déclin.

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La question de l'Etat européen

Une lecture extraordinairement éclairante et pleine d'espoir sur une organisation politique fortement mise à mal ces derniers temps et dont il faut prévoir qu'elle le soit davantage encore dans les années à venir. Et pourtant, la thèse de l'auteur est que l'Union est en train de réaliser ce que les Lumières ont commencé d'imaginer comme pouvant être la forme sociétale universelle la plus aboutie et la plus juste qui soit, en particulier telle qu'esquissée chez Kant et son essai "Projet de paix perpétuelle" (l'auteur se réfère également beaucoup à Hegel et à Rousseau).



Cette organisation politique revient à garantir en premier lieu, c'est-à-dire dans une constitution, les droits des individus (droit de l'Homme) et des gens (Droits des peuples). Après qu'il a démontré qu'un état fédéral n'était pas possible en Europe car cela supposerait que l'Etat européen se forme sur la base d'un peuple et une nation comme se sont formés les Etats par le passé - ce peuple européen et cette nation n'existant pas -, il indique que le respect du droit des peuples impose le respect de l'intégrité des Etats - puisqu'ils sont l'émanation de la volonté des peuples dont ils sont constitués. Il ajoute cependant que la souveraineté des Etats peut toutefois être limitée par la garantie des droits des peuples et des individus qui les composent. Un citoyen cosmopolite doit, dit l'auteur, pouvoir se retourner contre son état si celui-ci est soupçonné de ne pas garantir ses droits fondamentaux (civisme, droit à la sécurité, aux soins, à la dignité...).

C'est bien, toujours selon l'auteur, la forme que prend l'Union en permettant aux citoyen de saisir la Cour Européene des Droits de l'Homme, qui, à l'occasion, peut condamner les Etats. Cette forme - il s'agit ici de mon opinion, ceci n'étant pas explicitement écrit dans l'ouvrage - n'existe pour aucune autre organisation sociétale dans le monde - un étatsunien ne peut pas faire condamner - me semble-t-il - l'Etat Etatsunien s'il ne respecte pas ses droits fondamentaux. Il semble donc que l'essai dessine une autre perception du monde, qui n'est plus une opposition Occident-Orient, mais "Etats-qui-ont-tous-pouvoirs" d'un côté, y compris celui d'opprimer leur population, et l'Union de l'autre, qui garantit en premier lieu les droits des individus et des peuples, y compris, si nécessaire, contre leur Etat. L'Union est à la fois une expérience de pointe en matière de politique, et une esquisse qui donne corps à une gouvernance mondiale juste, c'est-à-dire basée sur les droits fondamentaux. En effet, cette forme de gouvernance étant universelle et ayant été pensée comme telle par les philosophes depuis les Lumières, elle a en vérité vocation à être reproduite ou étendue à un nombre illimité d'Etats (sous réserve que ces états soient des Etats de droits dont la définition est donnée dans l'ouvrage). Vue sous cet angle, le projet de l'Union paraît autrement plus motivant que le sempiternel "c'est la faut à Bruxelles" que nous serinent en permanence nos politiques : il s'apparente à un projet civilisationnel, dont on entend la formulation du manque revenir si fréquemment.



Cependant, les difficultés que rencontrent l'Union - l'ouvrage date de 2000 - viennent d'une déconnexion que note l'auteur entre les populations et les responsables en charge de l'intégration européenne. Grosso modo, il appelle à une "politisation" de l'Europe, et, afin de pallier les différences linguistiques, de faire porter le débat politique européen par les parlements nationaux (si ma lecture est juste, nos députés porteraient dans l'espace public français les questions européennes, qui seraient discutées en France et dans chaque pays européen avant d'être consolidées à Strasbourg). Ceci permettrait de rapprocher la politique des citoyens qui auraient la capacité de comprendre et participer à un projet qui leur est pour l'instant presque imposé (et donc contraire à ce qu'est un Etat de droit).

Beaucoup d'autres notions et de propositions (par exemple, pour une identité européenne, gage d'une légitimité de l'Union vis-à-vis de ses "citoyens", une résolution des conflits entre souveraineté des états et intégrité des individus et des peuples, une anticipation de mesures structurelles pour accompagner l'augmentation de chômage que crée la mondialisation (que faire s'il n'y a plus assez de travail pour tout le monde), bref en un mot, pour un monde renouvelé sur la base d'une paix et d'une stabilité accrue) sont abordées dans ce très riche essai à la lecture parfois ardue, mais tellement enthousiasmante et lumineuse.



De cette lecture ressort donc des pistes de réflexion pour un avenir motivant, une forte confiance en la pertinence de notre organisation sociétale et une esquisse de ce qui ressemble à un projet civilisationnel, dont la promotion, au moins par une partie de la classe politique, ne pourrait certainement que contribuer à apporter des perspectives d'avenir de nature à s'opposer au pessimisme ambiant. Notre époque est pleine d'énergie, mais elle semble manquer d'idées : l'ouvrage nous confirme que les intellectuels n'ont pas disparu de la circulation, que leurs discours n'ont rien perdu de leur capacité à perforer les idées reçues et à souffler des horizons que nous nous imaginons infranchissables ; mais qu'ils manquent, peut-être, d'un peu de visibilité.
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Penser la santé

Mark Hunyadi détonne par sa contribution qui rapproche la définition de la santé par l'OMS de la visée totalisante, sinon totalitaire, que donnait Platon dans la République d'une société qui viserait inconditionnellement le bien de ses membres. Pour "humaniser" la définition, il suggère de lui donner des pronoms personnels : la santé pour moi (santé-je), se réfère à ce que je ressens en tant que "corps-propre", la santé-tu est l'acceptation que j'ai d'instrumentaliser mon corps devant le médecin, et la santé-il est la conception de ce que la mise en communauté doit garantir de soins minimum à ses membres. Choisir l'une de ces composantes à l'exclusion des autres mène à des perversions : le corps-propre contre tous les autres ; une société qui diagnostique ses problèmes (y compris économiques, culturels, etc) sous l'égide d'une science instrumentale toute puissante ; une société objectiviste qui gère la masse, les chiffres et les statistiques mais non "la vie". On retrouve dans cette déclinaison l'influence de l'"agir communicationnel" de Ferry-Habermas.



La pensée se fait alors sociologique en évoquant deux désacralisations : celle du corps-propre remis dans l'objectivité instrumentale de la science, du médecin au XIXème siècle et depuis 50 ans, le déplacement de cette autorité objective dans l'être vivant lui-même, qui, obnibulé par sa santé et le "vivre bien", passe d'un rôle de citoyen qui vise en société un comportement juste à un rôle solipsiste de patient-médecin de soi-même qui vise un bien-être solitaire absolu. Les nouvelles technologies et l'internet contribuent à quantifier les données physiologiques et à dissocier l'être de son corps-propre.



La pensée se fait ensuite politique : quelle place pour l'individu dans une société qui aspire toute son énergie vers une pensée, une inquiétude et un comportement uniformisés autour de chiffres et de normes standardisées que la consultation ininterrompues de son iWatch entretient et même développe (j'exagère ici car la montre électronique n'est pas sortie au moment de l'édition du livre - ceci, dit, si vous tapez "iWatch" dans votre moteur de recherche, la première phrase qui vient est : "L'Apple Watch est l'alliée idéale pour une vie saine." Comme quoi, je pense que l'esprit de Hunyadi allait dans ce sens). Il conviendrait alors de se mettre d'accord ensemble sur ce qu'il est "convenable" d'appeler la santé, sous forme de santé-nous. Ensuite la pensée se fait dystopique en reprenant les promesses d'immortalité formulées par des responsables de programmes de recherche sur les biotechnologies.



Evidemment, c'est cette intervention fracassante qui suscite ensuite le plus de commentaires, mais elle a le mérite de prévenir, si on la considère non sous l'angle de la vérité, mais du risque. Jean-Louis Bourlanges reprend bien évidemment la composante politique, la "santé-nous" et insiste sur la nécessité d'une société où les questions de santé, comme les autres, ne soient pas laissées entre les mains des "spécialistes", mais soient débattues et mises dans l'espace public. La démocratie est la réponse au risque totalisant d'une santé incarnée comme modèle de vie par chaque individu pris séparément. Yves Charpak rappelle la différence entre la médecine, réponse privée à un besoin privé, et la santé publique, réponse commune à des besoins communs - ce faisant la "totalisation de la santé" est épargnée si la santé publique est agréée démocratiquement. Olivier Ihl rappelle que la santé est aussi une affaire de culture et non seulement de raison et que "se sentir bien" passe parfois par des méthodes qui laisseraient pantois ou sceptiques les médecins et la science. La légitimité de la santé n'est pas synonyme de sa rationalité. de manière très percutante, le praticien Gilles Pialoux manifeste sa difficulté à accorder la "santé-tu", celle qui repose sur l'acceptation de l'instrumentalisation de son corps devant le médecin par le patient, avec la pratique qu'il exerce auprès en particulier des patients atteints de maladies graves. Il demande qu'on réintègre la psychanalyse dans la notion de "santé" débattue lors de cette présente conférence pour analyser le sens d'une telle expression phonétique : la santé tue.



A tout cela, Jean-Marc Ferry note que "la mort de Dieu", en retirant la visée d'une vie bonne organisée sous l'égide de Dieu dans les société athées européennes, à commencer par la société française, plus athée que les autres, a déplacé les réponses à l'angoisse existentielle vers le domaine médical, ce dont serait le témoin la surconsommation d'antidépresseurs en France. La reconsidération de la notion de "religion", sans revenir sur les principes de laïcité, pourrait permettre aux individus-citoyens de se sentir libre de projeter leurs attentes existentielles vers ce que bon leur semble sans nécessairement se limiter à des principes rationnels, culpabilisés qu'ils seraient par l'"ex-communication" dans la société de la religion par la notion d'athéisme, de verser dans le religieux (en extrapolant, ça devient le bigot). Il répond aux moqueries de Maurice Godelier qui ne voit pas ce que la remise en cause de la laïcité vient faire dans une conférence sur la santé et en quoi elle devrait mener, selon l'expression de JMF qui revient à la tentative de définir ce que serait une santé publique, à une "philosophie" de l'assurance-maladie, en confirmant que la pathologie sociale consiste à ce qu'une société s'illusionne dans un principe trop ancré qui n'est plus l'objet de questionnement, et devient un dogme. Il ne s'agit nullement de revenir sur la laïcité et la séparation de la sphère publique de la sphère privée, mais de reprendre une interrogation qui se serait interrompue.



Finalement pour clore les échanges, c'est peut-être à la deuxième contribution qu'il faut revenir, celle de Caroline Guibet Lafaye, qui résume les réflexions anglophones sur la notion de santé sous forme de "capabilities" (capabilités). La santé, c'est ce qui permet d'offrir des "capabilités" à l'individu, de ne pas les réduire. La notion ne détruit pas celle de "besoins premiers", qui devrait plutôt être redéfinies par celle de "capabilités". La santé publique ne se conçoit plus alors comme une chose, un standard, une quantification, un minimum, mais une projection, presque une opportunité, ou le fait de garantir ou d'accroître les opportunités. On note, sans que ce soit dit, que la notion se décline en je, tu et il. Une telle santé publique pourrait être mise en place à l'échelle européenne.



Les contributions sont très précises et particulièrement bien écrites. Cela se lit très vite et avec plaisir.
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L'Europe, l'Amérique et le monde

Publié en 2004, le texte paraît avoir été publié pour différencier le projet européen de celui des Etats-Unis à l'occasion de la guerre en Irak.

JMF y reprend la synthès de "La question de l'Etat européen", de manière plus dense et axée sur la justification de la forme politique du projet européen. Oui, le projet est cosmopolitique, mais non, il ne peut pratiquement avoir vocation à s'étendre à la planète mais plutôt de créer des bases de relations intercontinentales. Oui, la démocratie s'est organisée par la nation et on ne peut pas pratiquement séparer les souverainetés populaire, nationale, et étatique, mais non, on ne peut ni créer une nation européenne ni assimiler la mondialisation et le postnational ; on est en revanche autorisé à envisager que le postnational vise à maîtriser la mondialisation. Oui, il est vrai que la communauté politique implique le recouvrement de la communauté morale par la communauté légale, et que ce recouvrement n'a pas lieu en Europe, mais non, rien ne vient théoriquement interdire que la multiplication des coopérations à tous les niveaux ne crée une communauté morale qui se rejoigne au moins sur ce principe singulier : la coopération systématique plutôt que l'affrontement systématique. La "communauté morale" se formerait alors par le partage d'une culture politique, qui passe par l'omniprésence de la communication et une culture historique qui passe par la reconnaissance. L'identité européenne, philosophique se distingue alors de l'identité états-unienne, d'un côté, "si vis pacem, para bellum" et de l'autre, "si vis pacem, para pacem".



Il s'agit alors d'organiser la structure économique et juridique. Pour le premier point, le choix se fait entre l'alter-mondialisme, la régulation libérale à l'échelle planétaire, les changements de principes de redistribution. La première n'a rien à proposer au marché ; la deuxième est inégalitaire et instable ; la troisième reconnaît que la valeur "travail" dans une société automatisée et "communicante", est... dévaluée, et mise sur l'adéquation entre la demande (au sud) et l'offre (au nord). On imagine alors un revenu minimum dans chaque pays du monde, on transfère massivement des fonds vers l'hémisphère sud, qui ne seraient pas des prêts, et on révise le système financier global. Dis comme ça, on ne voit pas bien la suite. Mais l'essai ne fait que 100 pages, et pour refaire le monde en 100 pages il faut foncer ; alors on fonce.

Pour l'aspect juridique, on oublie les modèles "fin de l'histoire", les modèles "suprématie de l'ONU" ou "choc des civilisations", la rivalité des puissance, la guerre mondiale. Tablons plutôt sur les deux réalités présentes : la voie américaine (celle de Bush et les néo-conservateurs, "néo-fondamentalistes" comme écrit Todorov : Cheney, Rumsfeld, et cie), et la voie européenne (France, Allemagne Belgique, ceux qui se sont opposés à la guerre en Irak). La voie américaine néo-conservatrice favorise le conflit, l'action, et si besoin, la guerre préventive. La voie européenne favorise le droit et la négociation. On peut, en suivant cette dernière voie, envisager une forme d'empire (France et Allemagne exportent un modèle de négociation qu'ils mettent au point), une démocratie mondiale, des confédérations républicaines continentales (comme l'Ue). La première, qui instaure une domination de principe, est la plus dangereuse ; la seconde ne peut être un modèle puisqu'elle n'a plus de contre-modèle ; au présent, c'est donc la voie numéro trois qui s'avère la plus "réaliste". Reste à trouver la forme de ce modèle.



Si la démocratie, dans l'Ue, est participative, on en revient en gros à Rousseau et l'on s'expose à des difficultés techniques que les NTIC ne résolvent pas mais accroissent - les sondages formant davantage l'opinion qu'ils ne lui permette de "se" former. La nécessité du pluralisme est un autre problème : les valeurs, cultures, histoires, changeant, il serait bien difficile de s'accorder sur un axe politique unique. Si la démocratie est représentative, on risque de favoriser le droit et le compromis avant la communication et le consensus et fvoriser le système devant la "vie vécue". Reste le modèle délibératif où l'on accentue la formation de la volonté politique par la discussion au sein d'espaces publics. Pour s'affranchir des difficultés techniques et maintenir la primauté de la reconnaissance et l'universalisation des intérêts universalisables, on développe une "démocratie procédurale" où c'est le processus même de la délibération (indépendamment des sujets et des groupes concernés) qui organise l'espace public. Fondés sur des principes universels issus des délibérations des citoyens, la démocratie européenne est à la fois fondée en théorie, cohérente avec le projet européen et pérenne. C'est ce que VGE avait l'intention de faire en lançant son comité pour une constitution européenne, mais tout s'est effondré en système, représentant, droit, bref, tout le contraire, et il ne fau(drai)t pas s'étonner si le projet capot(e)(ait). C'est ici que s'achève l'essai. On aurait voulu en savoir plus, encore, mais on a déjà bien avancé.
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Philosophie de la communication, tome 1

Le tournant linguistique est marqué chez Frege et Peirce ; pour le premier, le contenu de l'énoncé reste le même pour la ou les mêmes formes données ; pour le second, c'est le contexte qui donne le contenu de l'énoncé, après un procès d'entente intersubjectif entre interprétants. Rorty, en passant par Wittgenstein en déduit que la vérité est contingente au contexte d'énonciation et abandonne l'idée même de vérité au profit d'un critère d'efficacité des énoncés ; Putnam comprend que la connaissance pragmatique des contextes d'énonciation nous permet de saisir une vérité même par-delà les cultures ; mais faut-il alors poser une vérité universelle qui serait métaphysique ? Ferry note que l'évaluation de la vérité implique la personne concernée dans la discussion et que c'est en sortir que de remplacer la notion de vérité par un autre critère (d'efficacité chez Rorty). Mais si alors je ne peux tenir pour vrais que les énoncés qui m'impliquent directement, c'est que je ne peux énoncer de vérités que locales. Comment tenir alors la possibilité ou l'utilité même d'une vérité absolue et suis-je tenu.e à prétendre à la vérité en sachant cette prétention illusoire ? Point du tout.



Le contextualisme est criticable (on a montré que les différences interculturelles ne sont pas si grandes, personne ne peut avoir poussé l'expérience de compréhension jusqu'à la tenir pour impossible entre cultures, les différences intraculturelles sont tout aussi grandes), et l'idéalisme aussi (la vérité appartient à la communauté du « monde de la vie » et non au métaphysicien qui est bien seul avec son problème dont les autres se passent de la seule énoncation, et qui la plupart du temps ne poussent pas l'exigence de vérité plus loin que la simple reconnaissance du sérieux de l'attitude de qui leur parle et de leur propre sérieux à recevoir une parole qui n'est pas tant reçue comme une « nouvelle » qu'elle n'est « reconnue » (sur la base de principes qu'on savait déjà)). Si bien que la vérité dans le « monde vécu » de tous les jours est dégradé en une « reconnaissance » (de ce qu'on savait déjà) : la prétention métaphysique est bien négligée dans la vie quotidienne. Comment la société tient-elle avec des exigences si faibles, et, toujours, qu'est-ce que la vérité qui se passe de la quête exigeante d'une fondation première ?



C'est là que Ferry oppose Apel à Habermas (qui le faisait tout seul) : Apel tient à fonder des présupposés ultimes sur lesquels reposent les principes argumentatifs et conclut que la raison est liée au principe d'argumentation et que si la discussion quotidienne se passe de révéler ses principes sous-jacents, cela ne signifie pas qu'ils n'existent pas - il faut les tenir pour existants sans quoi on en vient à abandonner tout simplement l'idée que la raison doive mener la réflexion et plus rien ne vient interdire que l'on localise la vérité aux dépens de son universalité. Habermas se passe de toute tendance transcendantale en notant que les opinions des philosophes n'influencent en rien l'opinion publique qui se forme sur les intuitions qui forment nos jugements. Il insiste donc pour reconstruire l'éthique de la discussion à partir d'arguments exclusivement pragmatiques. Ferry conclut en donnant raison à Apel sur la prétention universelle de la vérité en reprenant ce qu'il a écrit dans « Les puissances de l'expériences » où la grammaire est inventée par l'être humain pour les besoins communicationnels qui sont les mêmes partout. La vérité ne dépend pas de l'histoire et des contingences. Mais Apel lui-même note que l'argument ultime, fondateur, est nécessairement un argument qui ne se laisse pas contredire (sans quoi il s'agirait seulement des présupposés de l'argumentation, qui refuse la contradiction, mais non des présupposés au principe d'argumentation), et que cet argument ne serait énonçable que partiellement mais non totalement. Ferry y voit un risque de dogmatisme puisque l'argument premier est « par principe » irréfutable. Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'on aurait démontré les principes de l'argumentation que l'on aurait prouvé pourquoi il faudrait s'en servir (la discussion pourrait être acritique ou irrationnelle), ce sur quoi Habermas insiste tout autant qu'Apel. En fait, pour Ferry, Habermas et Apel disent la même chose : le principe d'argumentation est lié à la raison ; mais Apel veut une fondation ultime de la raison (philosophique), là où Habermas se contente d'un fondement de la raison (communicationnelle). Que faire alors de la tendance métaphysique de la fondation ultime de la raison ?



Il faut alors penser comme Apel pour y répondre. Il tient qu'argumenter contre le présupposé du principe d'argumentation pour valider tout énoncé prétendant à la validité, c'est encore argumenter et donc, employer le principe qu'on prétend réfuter. Les « contextualistes » ne nient pas cela, mais ce n'est pas parce qu'on emploie une méthode qu'il n'en existe qu'une. le principe d'argumentation n'est pas posé comme indépassable. C'est pour Apel l'argument de particularité, qu'il rejette, sans pouvoir nier que toute argumentation, même produite par un philosophe, est contingente et que personne ne peut prétendre produire des énoncés qui ne soient pas ancrés dans un contexte, qui soient directement absolus et universels. le fondement ultime de la raison n'est pas prouvé, il reste au niveau du principe d'argumentation, sans les présupposés de celui-ci. Il faudrait alors, pour suivre Apel, maintenir l'intention de la fondation ultime de la raison, mais, pour se retenir de verser dans le dogme métaphysique, renoncer à son énonciation au profit de l'énonciation de ce qui, pratiquement, serait tenu pour raisonnable. Il faut alors que le sujet de l'énonciation différencie la certitude de la vérité et que les raisons qui fondent sa certitude ne soient plus qualifiés par lui de raisons qui fondent la vérité, celles-ci étant remises à plus tard, ou à autrui (intersubjectivité). Les limites de la raison possible se tiennent dans celles d'une pratique raisonnable. A l'appui de cette « détranscendantalisation » de la réflexion, les arguments de Hegel contre Kant, que l'on pourrait bien voir comme étant repris chez Habermas. Il reste alors à trouver les modes de déterminations d'une pratique raisonnable sans liquider l'intention d'une raison ultime dont on sait qu'on ne pourrait la faire aboutir.



Deux risques se présentent : si on maintient la fondation ultime de la raison, on pourrait bien confondre l'impossibilité de penser la réfutation du principe premier avec celle de la réfutabilité même et verser dans le dogme, donc on doit en rester à l'intention de cette fondation et poser la réfutabitlité par principe (faillibilisme). Mais admettre la réfutabilité du principe premier pour éviter le dogme doit à son tour se limiter - puisqu'on place désormais l'éthique de la discussion à un niveau pratique -, à retirer à la philosophie le monopole de la raison, mais on ne doit pas en profiter pour, comme de nombreux « anti-métaphysiciens » contemporains, liquider la notion même de raison, qui reste cenrale dans les procès d'entente intersubjective (la communication). L'autre risque, du point de vue pragmatique, serait de s'autoriser du renoncement à toute prétention fondationnelle pour tenir par principe pour légitime toute prétention (encore une liquidation de la raison). Il faut se contenter de viser à définir ce qui est raisonnable, l'acceptabilité du raisonnable, ce qui revient à étudier un critère de « raisonnabilité ». Puisqu'il ne s'agit pas de caractériser « le » raisonnable, mais d'en faire un critère, ce serait vers les déterminations d'une procédure que mèneraient, depuis un siècle, le tournant linguistique. L'antinomie de la fondation ultime de la raison est alors que c'est en posant l'intention de la fondation que l'on est mené à la pratique et que la pratique, à son tour, autorise le cheminement vers une procédure, une éthique communicationnelle (tome II).
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De la civilisation. : Civilité, légalité, publicité

Du principe de civilité d'Erasme à celui de légalité de Locke puis de publicité chez Kant, la civilisation se définit par une manière de refuser le conflit par des méthodes discursives qui mènent à l'établissement de règles communes et à les communiquer pour les faire comprendre et le cas échéant évoluer. Ce sont ces principes qu'il faut relayer et prolonger dans la société contemporaine et ne pas se plier au défaitisme général d'un "désenchantement du monde" qui a toujours été énoncé à toutes les époques. Reprenant Hegel surtout et Kant, il s'agit de se demander comment des principes nés pour trouver leur application dans le cadre de l'Etat pourraient trouver une légitimité dans un contexte postnational.



L'introduction est à mon avis ratée à cause de sa généralisation extrême et d'une expression difficile, la suite est un peu dans le même style malheureusement - si bien que l'ensemble ne m'a pas paru stupéfiant - et cela me désole. Pas le meilleur Ferry sans doute.
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Les Lumières de la religion

Des deux types d'ouvrages que publie JMF, les ouvrages de réflexion de fond et ceux de vulgarisation, celui-ci fait partie des seconds. Il répond à des questions classées par thèmes autour du rapprochement entre la raison philosophique et la "raison religieuse". Beaucoup de questions se posent à la lecture dont on ignore si une réflexion de fond y répondrait mieux. A noter tout d'abord que « religion », ici, a le même principe définitoire que « la » science ou « la » philosophie : un domaine de réflexion propre qui se décline, certes, mais vise à la vérité. Son mode d'action serait le « Bon », là où la philosophie viserait le « Juste ». A noter pourtant que les expressions « les » religions, « les religions d'Europe », sont aussi employées, de manière assez floues sauf qu'il s'agit surtout du protestantisme et du catholicisme. L'ensemble de la réflexion tend à révéler l'incapacité de la philosophie (ou d'une certaine philosophie héritière de l'idéalisme allemand) à insinuer dans ses thèses ce qui relève des émotions et une persistance à vouloir placer ses réflexions sous l'égide de la vérité - ce qui l'amène alors à évoquer la religion et donc à revenir sur la notion de laïcité en faveur d'une nouvelle articulation entre religion et philosophie. On pourrait noter que des courants philosophiques (existentialisme) insinuent les questions d'intersubjectivité, l'importance du corps et le rôle des émotions (l'angoisse) par une approche détournée de la vérité (la mauvaise foi). On pourrait aussi noter que le roman contribue sans doute fortement dans la vie publique à autoriser l'expression des émotions. On pourrait aussi se dire que le système médiatique descendant dont il est reconnu qu'il instrumentalise largement les énoncés est loin d'être conforme à ce que l'organisation d'un espace public purement rationnel exigerait (publicités perlocutoires, journalisme qui ne parle plus que de l'avenir (promesses, risques, menaces), politique évaluative (dont le rôle est d'engager l'avenir et où la raison...)) si bien qu'avec tout cela l'absolue nécessité du retour à l'amour chrétien ("sécularisé") comme principe d'organisation de la vie publique ne semble pas vraiment évidente. A creuser avec l'ouvrage précédent, plus rigoureux, "La religion réflexive".
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Les puissances de l'expérience : Essai sur l'..

Pour justifier que la mondialisation implique une redéfinition de l'identité humaine dans le monde qui passe nécessairement par la constitution d'une grammaire plus évoluée que celle que nous connaissons aujourd'hui, Jean-Marc Ferry s'attache dans ce premier tome consacré aux puissances de l'expérience à démontrer que la manière de définir les identités culturelles s'est faite par le passé par le biais de discours dont le registre n'est pas resté statique. le développement d'un nouveau registre ouvre désormais la voie au développement d'une communication intersubjective qui réconcilie les cultures entre elles et laisse la place à l'intrusion de la nature comme nouveau partenaire dans la recherche d'une identité contemporaine qui sache proposer à l'agir humain une éthique soutenable dans le monde désormais fermé où il vit.



Cette identité reconstructive doit s'appréhender sous la forme d'une communication qui place la vérité non dans son rapport aux faits (science) ou au juste (éthique) mais à l'expérience (esthétique). Tout discours en ce qu'il prétend porter une valeur de vérité doit être contextualisé et analysé prioritairement sous l'angle de ses structures de production avant son contenu formel. de fait, il s'agit de s'interroger sur l'authenticité de la parole énoncée plutôt que sur son critère de véracité, attendu que la raison n'est plus tenue que pour un moyen historiquement situé d'établir des vérités désormais achevé depuis que de hautes cultures ont occasionné des catastrophes atomiques. En conséquence, le sujet pensant est dépassé par le verbe par lequel il se donne une identité, éventuellement malgré lui par l'emploi instinctif - et donc dénué d'approfondissement réflexif - de celles qui se trouvent à sa disposition. Mesurer l'authenticité de la parole doit primer sur l'évaluation de sa valeur de vérité dans le rapport au monde extérieur de son contenu signifiant. Cette nouvelle réception du verbe implique le développement d'une théorie de la communication qui redéfinisse le partage communicationnel du monde par l'humanité où la nature devra prendre sa place, peut-être par l'invention d'un pronom personnel (après Je, Tu et Il) et un temps verbal qui lui seraient propres.



Dans le deuxième Tome, JMF recense les évolutions négatives des systèmes sociaux, socio-économique et socioculturel en pointant l'importance à accorder à la communication sous l'angle d'une triple expérience du monde vécu, celui du travail, de l'interaction et du langage, abordés sous l'angle du Il, du Tu et du Je, comme autant de manières de partitionner la sphère de la connaissance en dépassant le clivage science/culture vers une reconnaissance de modes différenciés de constitution du savoir. Il conclut par la nécessité d'une identité reconstructive morale et politique qui trouverait son emploi préférentiel dans le projet européen.
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Ici sont les dragons : Trois tentations de ..

Merci à Masse Critique pour cette découverte !



Un ouvrage intéressant en trois parties différentes sous bien des aspects, mais qui se rejoignent sur certains points. Bien que le sujet soit vaste, que le texte soit très dense, le style d'écriture est accessible et agréable.

Point positif : on peut aisément parcourir chaque partie, se concentrer plus sur une en regardant les autres plus tard, grignoter des passages de ci de là ou au contraire tout lire d'un coup !



Même si on sent une envie de rendre le travail de recherche plus accessible, un peu vulgarisé, ça n'en reste pas moins pointu. Les amateurs du genre seront très sûrement satisfaits, et pour ceux qui comme moi découvrent... C'est une bonne surprise, je ne suis pas déçue de l'avoir lu, mais ça ne fait pas partie des lectures qui me font envie, ce vers quoi je me tourne volontier si je veux acheter ou emprunter un livre.
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Qu'est-ce que le réel ?

« Qu'est-ce que le réel ? » se présente comme un livre de combat, une philosophie pratique dans une période en perte de sens, une méthode pour retrouver la maîtrise de son destin et les moyens de son engagement dans le monde. Tout en reprenant les thèmes de l'agir communicationnel et des quatre registres du discours, JMF propose une argumentation incisive et soutenue contre le scepticisme, l'empirisme et le relativisme qui dégage, du niveau individuel au niveau universel, les conditions d'un réel engageant et fondé en vérité.



C'est qu'aujourd'hui, les croyances les plus diverses trouvent un écho auprès des populations. On pourrait les rejeter en bloc au seul argument de leur aberration, mais on ne répondrait pas à la multiplicité des témoignages et à l'impossibilité d'en expliquer rationnellement le contenu. Il vaut mieux alors parler de phénomènes avérés plutôt que de faits établis. La différence est que le fait établi entre dans le cadre de la science, implique qu'il soit reproductible et que son interprétation ne soit pas réfutable. Ce que tous ces « événements » rapportent, c'est la notion d'un au-delà qui reste indéterminé. du côté de la physique, ce n'est guère mieux. La théorie de la relativité générale en fusionnant l'espace et le temps a beau proposer des démonstrations, celles-ci ne se laissent pas expliquer avec plus de limpidité que les phénomènes (avérés) paranormaux. La science contemporaine, en réduisant la matière à des champs de force, viendrait plutôt accréditer la possibilité de validité des croyances les plus fantaisistes. de toutes les croyances que la science paraît accréditer, le philosophe critique est perturbé parce qu'elles imposent une téléologie, une finalité ultime en vue de quoi tout arrive(rait). L'accepter, c'est faire de la métaphysique. Reste qu'on ne sait toujours pas ce qu'est le réel. La philosophie, pour conserver son autonomie de la science, doit donc le définir. Une manière est de répondre à ce qu'est le temps, l'espace, la matière. Il se trouve qu'en parallèle d'Einstein, Heidegger, qui écrivait « Die Wissenschat denkt nicht » (la science ne pense pas), prétend avoir inventé l'expression d'espace-temps (Zeitraum). Sans décréter la paternité de l'expression, il est à noter que chez le philosophe comme pour le physicien, l'hypothèse est émise que l'Être ne soit qu'espace-temps, non pas l'un et l'autre, mais les deux ensemble. de son côté, pour ne rien faciliter, Einstein témoigne avoir mis au point sa théorie de la relativité générale par intuition. On concevait à l'âge moderne que la vérité était la conformité de la représentation à la chose. Mais comment s'assurer de cette conformité sans se représentation la chose ? Kant pose la vérité comme l'adéquation entre la représentation et les règles générales de l'expérience. Leibniz pose que la vérité est la cohérence des théories entre elles, mais ce faisant il n'interroge pas la validité même de la théorie et verse dans la métaphysique. La philologie aussi pose la vérité comme cohérence des textes entre eux. On en vient à concevoir la vérité comme consensus, à condition que celui-ci soit obtenu par la mise en oeuvre d'une logique d'un processus d'entente et une recherche coopérative (non complaisante) de la vérité. Cette conception implique d'intégrer le langage qui toujours interprète l'expérience : « est réel ce qui peut être présenté dans des énoncés vrais », à quoi l'on ajoute « est présumée vraie une proposition ayant pu faire l'objet d'un consensus éprouvé par la confrontation et ouvert à toute réfutation ». Ces deux propositions supposent la vérité et la liberté de qui la cherche. La vérité ne saurait se nier du fait que les idées ne sont pas matérielles, car si tel est le cas, on ne peut tout simplement pas nier la vérité, la matière n'est pas capable de « penser ». Nier la vérité implique d'en reconnaître la possiblité. Quant à la liberté, si elle n'est ni nécessité d'obéissance à des émotions, ni arbitraire, celui qui la nie n'agit ni sous l'effet des émotions et prétend à la cohérence. C'est donc qu'il est libre. Vérité, liberté et esprit sont les aprioris communicationnels qui renvoient aux aprioris ontologiques (réalité du monde extérieur, existence d'autrui comme alter ego, effectivité d'un moi autonome) et aux aprioris grammaticaux (référence à quelque chose (relation-Il), adresse à quelqu'un (relation-Tu), implication de soi (relation-Je)). Ces derniers sont pré-ontologiques car ils engagent l'existence présupposée de ce à quoi je m'adresse (le « Il » présuppose un monde extérieur, le « Tu » un alter-ego », le « Je » un moi).



Le réel n'est plus alors une « chose » établie, mais une confiance mise en discussion de ce qui pourrait être selon la plausibilité de ce qui est exprimé. Le réel, c'est ce en quoi je crois. Mais tout n'est pas à croire pour autant. On peut au contraire décliner les différents niveaux de confiance dans la réalité. Le premier qui est la confiance dans ce qui est vécu ou rapporté (ce fantôme que je vois est réel), le second qui est le croire en les implications de ce qui est (la vie après la mort est réelle, un être vivant sans corps est réel), le troisième niveau est la confiance dans les idées, ou présupposés à l'expression dialectique de ce qui est (je vous prouve (aïe) que la vie après la mort est réelle - tiens donc ? - …). Enfin, le quatrième niveau n'est plus la confiance en une extériorité, mais en soi-même, la volonté de vivre « en vérité », qui impose de se reconnaître comme esprit et de se reconnaître dans l'autre. On passe de la dialectique à la dogmatique, de la critique à la pratique : la volonté en acte qui met en œuvre les aprioris dégagés par la dialectique, l'engagement de soi comme affirmation de ses raisons. Ce dernier niveau de confiance n'est plus de l'ordre de la croyance (en un monde, en un alter-ego en un Je autonome), mais une conscience, un élément premier dont découle les autres. Au contraire de la croyance qui est ce dont on peut sérieusement douter, on ne peut sérieusement douter d'être un Je effectif et autonome, de la réalité d'un monde extérieur, d'un alter-ego. Ce ne sont pas pourtant des savoirs : je ne peux dire que je « sais » qu'il existe un monde extérieur, etc, on ne peut le démontrer. C'est une conscience, ce sont des vérités absolues. Elle requièrent un « acte de foi » qui ne soit pas une croyance, mais une confiance. Les termes qui nient ces aprioris sont le scepticisme, l'empirisme, le relativisme.



On ne peut donc nier que la vérité et la liberté soient des présupposés à la communication, acquis sur la base d'une raison communicationnelle (le déni vient du matérialisme ontologique). On ramène la question « qu'est-ce que le réel » à « qu'est-ce que la raison communicationnelle ».

Ceux qui nient la « réalité » de la raison communicationnelle nient toute responsabilité discursive (je dis ça je dis rien, je n'y suis pour rien, je suis sourd, je fais ce que je veux). Ils prétendent passer d'un « Je » à un « Il » impersonnel et irresponsable ; en face de vous, ce n'est pas un Je, mais un spectre, une apparence. De même, prétendre limiter la communication à une relation « Tu » (critique ou dialectique) au prétexte de se détacher du solipsisme du « Je » est tout aussi mortifère pour la raison communicationnelle (et donc illusoire). La raison communicationnelle au contraire repose sur l'articulation des trois relations : Je, Tu et Il - et a donc besoin du « Je » refusé par le matérialisme ontologique. Le « désenchantement du monde » est une soustraction du Je de la raison communicationnelle.



C'est l'accent porté sur la critique (Tu) au cours de l'histoire de l'Occident qui a opéré un désenchantement du monde. D'abord le Christianisme a relégué les croyances du paganisme au rancard, comme l'avait connu la Grèce antique avec le passage des mythes d'Homère et Hésiode à Socrate, Platon et Aristote. Mais ce fut limité à l'aire romaine, quand le Christianisme a relayé le phénomène au Ier siècle dans toute l'Europe jusqu'au Moyen-Age. Ensuite, au XIIème siècle, le Christianisme est lui-même désenchanté par l'hellénisation aristotélicienne en provenance de Perse, des Juifs et Musulmans qui séparent ce qui relève de la révélation de ce qui ressortit au domaine intramondain de la raison. La philosophie thomiste équilibre cependant rationalisme et fidéisme. La troisième vague de rationalisation/désenchantement vient de Duns Scot et Ockham où la création devient libre, et la philosophie n'a plus nécessité de justifier Dieu. Côté musulman, en revanche, on maintient l'idée que la philosophie s'inscrit sous l'égide de Dieu. Puis le savoir est à son tour séparé de la foi. Quatrième vague à partir du XVIème siècle, qui sécularise et intramondanise l'ascèse monastique par la Réforme et la conscience individuelle. Le culte chrétien est lui aussi rationalisé. Le fondamentalisme du retour aux origines s'accompagne d'une forme de laïcisation. La cinquième vague, celle de la promotion de la raison sur la foi au XVIIIème siècle est préparée au XVIIème (Descartes, Spinoza, Hobbes et Gassendi annoncent Condorcet, puis Comte). On ne renonce pas cependant à une eschatologie et l'idée d'un Dieu créateur qui se traduisent en philosophies de l'histoire. La sixième vague, déconstructive, prétend, avec Nietzsche, que tout est illusion et mensonge. L'idéalisme est dénoncé comme une illusion qu'il faudrait faire à tout prix démentir par des arguments « vrais ». L'idée est une illusion, elle opacifie la lucidité. Lucifer, le diable qui apporte la lumière (la transparence ?), prétend déciller en faisant voir tout ce qui est et ruine la vérité de tout ce qui se pense. Le désenchantement ultime est que rien ne pourrait plus se penser, que tout esprit est mensonge et que la « réalité » tient tout entière dans les choses. Ce développement montre ses limites dans le retour aujourd'hui aux croyances les plus débridées, comme celles des Idées, sous toutes les formes possibles.



Justement, l'agir communicationnel entend bien « détranscendantaliser » le monde, c'est-à-dire à en retirer les préjugés sur la réalité en général, mais sans abandonner la prévalence des Idées du fait de leur caractère indépassable dans toute communication (à commencer par celles de liberté, d'esprit et de vérité). La réalité n'est plus alors seulement une observation prétendûment « crue » ou « désillusionnée » (« insensée » ?) des choses, de la matière, mais s'ouvre, sans illusions, sur l'expression, qui serait alors une « effectivité ». Il s'agit alors, moyennant les présupposés de la communication, mais sans préjuger de la réalité elle-même, d'envisager la valeur de réalité de propositions dans un espace de discussions vraies. La question est comment l'on peut déterminer les conditions de cet espace de discussion vrai - s'il faut, dans une relation-Je, une option phénoménologique ou, par une réflexion intérieure, on remonte à la considération que l'existence extérieure est un acte de conscience (on a conscience de quelque chose), ce qui présuppose l'esprit - ou s'il faut, dans une relation-Tu, plus pragmatique, envisager dans le décentrement de la reconnaissance, les contre-arguments, les récits d'autrui, les témoignages, leurs interprétations pour en déduire par consensus une logique de la vérité. La seconde option serait plus combattive contre la raison instrumentale, la relation-Il, celle dont les fins ne sont jamais que des moyens à d'autres fins, méthode qui rend esclave les individus sans qu'ils s'en rendent compte (ils agissent toujours en vue d'une fin qui leur est imposée et qui n'est, pour le manipulateur, qu'un moyen).



Cette raison instrumentale serait donc un mythe hérité des Lumières où la rationalisation « désenchantée » de la société aurait mené par essence, à instrumentaliser toute la société, tous les domaines d'activités, dans toutes les relations des gens entre eux. Ce n'est pas faux dans le constat, que confirme la forme contemporaine du capitalisme qui instrumentalise tout en effet (fait de fins des moyens d'autres fins qui restent tues et ce à l'infini), mais ce n'est pas par une « essence » de la raison. La monnaie, les institutions, même les marchés, ne sont pas issus d'une rationalité instrumentale par essence - mais plutôt de la communication, c'est-à-dire d'une raison communicationnelle, dont la raison instrumentale n'est qu'une manière de dire la limitation à la relation-Il, au détriment du Je et du Tu. C'est un abus de langage que de parler de « raison instrumentale ». La raison, par essence, est communicationnelle et elle comporte trois perspectives. Le rapprochement de l'architectonique de la raison communicationnelle se fait avec les trois critiques kantiennes où l'on a vu une déclinaison de trois approches, le fait scientifique ou relation-Il (raison pure), l'adresse éthique à quelqu'un ou relation-Tu (raison pratique), l'implication de soi esthétique ou relation-Je (faculté de juger). Chaque direction engage une fin, une téléologie propre (utopie négative du Il dans le big data, positive dans la reconnaissance de l'autre du Tu et de la planète, la subjectivité de Je), mais seule la raison communicationnelle unifie les trois et a besoin des trois.



Et c'est le soucis de la raison communicationnelle habermassienne qui a beau remplacer la relation sujet/objet par celle de co-sujet, elle ne fait pas assez de place à la reconnaissance, cette opération caractéristique de la relation-Tu qui ne s'explique pas, mais se vit, cette intuition du « miracle » qu'elle est. Cette reconnaissance implique le Je, la conscience de soi, cette intuition qui n'est pas de l'ordre de la représentation. Et Hegel avait nommé « amour » le concept philosophique de la reconnaissance de soi dans l'autre. La raison communicationnelle engage alors une téléologie comme extension illimitée de la communication depuis la conscience de soi, y compris à la planète et aux animaux. Ce concept cosmique, se décline en une spécification cosmopolitique : une vie structurée selon des relations ouvertes (relations hommes-nature, homme entre eux, de chacun à soi-même). Ici, JMF s'engage à prescrire les applications de la raison communicationnelle du projet cosmopolitique qu'est l'Union européenne (sans que l'on soit certain que la reconnaissance soit maintenue puisqu'il s'agit d'une prescription envers un extérieure dans ce qui ressemble à une relation-Il instrumentale).



Quoi qu'il en soit, l'époque actuelle, y compris au sein de l'Union européenne, sous l'effet de la mondialisation ou privatisation du monde opère un mépris de la raison communicationnelle. La monnaie elle-même, qui est un bien commun, le milieu de l'échange des marchandises, est devenue par le capitalisme, conformément à ce qu'en disait Marx, une fin, non plus un moyen, et l'on est passé à une privatisation de ce bien. Outre la monnaie, l'aliénation est ainsi généralisée à l'époque globalisée : travail et politique sont eux aussi privatisés. Contrer l'aliénation se ferait par la reconnaissance qui, selon Ricoeur, passe par la narration (récit, témoignage), la traduction et le pardon. C'est justement le thème de l'éthique reconstructive : se donner à soi-même une responsabilité à l'égard du passé, des violences infligées à l'autre que l'on « reconnaît » rétrospectivement comme alter ego.



D'ailleurs, l'alter ego de la philosophie, c'est la mythologie. Le principe de reconnaissance et l'éthique reconstructive impliquent alors que le logos se reconnaisse dans le muthos. Leur réconciliation par la reconnaissance réciproque instillerait l'intuition dans la philosophie et la rendrait capable de pressentir des réalités présumées inaccessibles à un entendement fini, de réenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour la philosophie de déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux, mais de comprendre comment ce que l'on pensait (ou avait écrit) a pu se penser en tant que vrai. L'éthique reconstructive est une herméneutique inspirée par la reconnaissance de soi dans l'autre et de ses inspirations à justifier sa réalité. Le réel est toujours « ce qui peut être présenté dans des énoncés vrais », « présumés tels s'ils ont pu faire l'objet d'un consensus éprouvé par la confrontation et ouvert à toute réfutation ». Il s'agit ici sans doute de dire ce qu'on en pense.



Ainsi, sans que l'on ait douté que le réel se trouvât en dehors des mots, il faut encore tenir que la vérité elle aussi, n'en déplaise à la philosophie du langage pour qui le monde tient dans les mots, pourrait-on dire, est ailleurs, ailleurs que dans les mots, puisque sa détermination se fait par ce « miracle » de la reconnaissance, qui ne se dit pas, qui se ressent, qui s'établit dans la communication. C'est qu'en effet, la foi suppose l'être et non l'inverse, puisque la foi est l'unification réfléchie de l'être qui se conçoit comme une positivité. Prendre conscience de soi, c'est se réunir soi-même autour de cette confiance que l'on est. La foi, qui n'est pas croyance, puisqu'on ne saurait douter que l'on est, est cette réflexion de soi, de l'être. Il s'ensuit que ce que je crois doit être tandis que ce qui est n'est pas forcément à croire. L'esprit prime sur la matière pourrait-on dire et les matérialistes n'ont qu'à aller se rhabiller. C'est ici que se fait le lien entre la raison et la foi qui, unifiante, ne repose aucunement sur l'entendement qui scinde et sépare. Elle repose, elle aussi sur un miracle, qui devient concept philosophique, celui, comme le disait déjà Hegel, de l'amour, l'amour, principe unificateur de l'être et incarnation de la reconnaissance de soi dans l'autre, figure de la reconnaissance et moteur de l'éthique reconstructive, c'est-à-dire promoteur de la confiance et en conséquence, du réel.



Se trouve alors ici une petite entorse à opérer vis-à-vis de l'idéalisme - en quoi consiste peut-être l'aboutissement de la détranscendalisation du monde par la raison communicationnelle. Si en effet le principe du réel, de la reconnaissance, de l'amour, de l'éthique reconstructive, ne se trouvent pas dans les mots qui ne tiennent pas le réel entre leurs caractères du simple fait d'une conformité de leur successions à des conventions préétablies comme le prétendent les « philosophes » du langage, qui finalement retirent la prétention des énoncés au vrai au profit du simple tenir-pour-vrai d’énoncés rendus valides par conventions, mais s’ils permettent d’extraire des énoncés sémantique un sens, il faut alors bien tenir que ce sens est lui aussi extérieur aux mots, mais aussi aux Idées. Sans l’expérience, de la réalité ou des mots, il nous serait impossible de saisir le sens d’un énoncé, qu’il soit récit, ou interprétation sous forme de mythe, ou encore argumentation. C’est alors qu’il faut bien tenir pour consistant un autre apriori de la raison communicationnelle : le corps. Le réel, c’est donc ce qui peut être présenté dans des énoncés vrais, c’est-à-dire ayant pu faire l’objet d’un consensus éprouvé par la confrontation et ouvert à toute réfutation sur la base des expériences mémorisées par le corps.
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