Je viens de relire «
Griffu », une BD signée
Tardi (pour le graphisme) et Manchette (pour le scénario). Elle vit le jour, en 1977, en prépublication presse sous forme de feuilleton d'une quinzaine d'épisodes. Sa première planche apparut, pleine page, en une du n°1 de « B.D., L'Hebdo … ». Ce magazine, au quasi grand format de presse quotidienne, en trop peu de pages à chaque livraison en kiosque, ne survécut qu'un an à peine en raison de difficultés financières ; son format atypique surprenant mais crédible, ses qualités évidentes de choix éditoriaux, ses dessinateurs et scénaristes de renom ou en devenir ne lui permirent pas, hélas, d'aller plus loin. 59 numéros seulement, quel dommage ..! Pour la présente chronique, j'ai relu «
Griffu » au format riquiqui de 14 x 20.5 cms au sein de l'intégrale « Romans noirs » (« Quarto Gallimard Ed. ») consacrée à
Jean-Patrick Manchette. le plaisir de retrouver «
Griffu » en fut amoindri, comme peut l'être celui de visionner au format tablette un film initialement prévu en cinémascope 16/9ème. N'empêche, le scénario n'a pas vieilli et le talent de
Tardi était déjà à son apogée. Il m'a fallu oublier que je lisais par le petit bout de la lorgnette une oeuvre jadis sur grand écran. Nostalgie ?
«
Griffu » n'est pas une adaptation de roman, c'est une création BD originale, le premier travail en commun (et le seul) signé
Tardi et Manchette, l'un au scénar, l'autre aux crobars. Couple béni des dieux, complicité flagrante de frères en littérature et politique. Plus tard, au décès de Manchette,
Tardi adaptera avec brio et succès quelques romans signés de l'écrivain(*/**/***).
Tardi n'est jamais aussi bon que lorsqu'il est accompagné. Manchette lui apporte ses tournures de phrase matinées polar noir US, son sens de l'action débridée. Dans «
Griffu », le duo collectionne les salopards à abattre, en fait la preuve par le vide, les alignent tour à tour sous le plomb des armes à feu ; peu y réchapperont. Les gros bras pullulent, les gros muscles proéminent, les pétards sont de sortie, ils font de bons gros trous bien ronds dans les anatomies, çà agonise à gros bouillons sanguinolents, çà expire dans les phylactères (« Aaaaaaaaaah.. ! » ). C'est le temps de la grande purge, dans le Milieu et les sphères d'influence, et c'est inéluctable. Seul
Griffu aura-t-il la grande chance d'en réchapper ? N'a pas t'il pas, lui aussi, sa part dans la saloperie ambiante ?
Bienvenue en pays de Neo Polar (Manchette, en chef de file du mouvement, est aux commandes d'un scénario qui en emploie tout naturellement les codes). La version Petits Mickeys en N&B, vignettes et phylactères signés
Tardi s'y associe. le héros est, bien entendu, un détective privé désabusé, désinvolte et cynique ; même si, ici, il ne l'est qu'assimilé en tant que juriste spécialisé (« conseil juridique et récupération de créances »).
Tardi nous le montre une éternelle clope au bec (la BD date de 77, la censure anti-tabac n'est pas encore passée). Il fume des Gitanes, qu'on se le dise,
Tardi nous en dessine les paquets.
Griffu : pas rasé d'une semaine, mal fagoté dans un imper à la Humphrey Bogart, pansements Urgo sur les arcades sourcilières, fruits de discussions peu consensuelles. Son bureau : mégots écrasés dans des cendriers remplis à ras bord ; paquets de Gitanes à moitié consommés ; briquets Bic comme il en existe encore ; «
Que d'os », roman signé Manchette en Série Noire à côté de « Lui, le magazine de l'Homme Moderne » ; affiches de films (Melville et Wenders); appareils photo argentique et rouleaux de pellicule dévidés ; platine vinyle, 33-tours en strates verticales ; téléphone fixe à cadran rotatif ; vodka Smirnoff en bouteille ; ruban magneto sur bobine ou minicassette ; transistor sur ondes longues (« Il est 7h15 et vous vous sentez comme un lundi sur le périphérique extérieur ») ; cabines téléphoniques à piécettes et Bottins froissés ou déchirés. Cà titre 70's plein pot, la recréation d'un monde révolu est réussie, le lecteur cherche les détails qui le ramène vers un passé que certains ont vécus.
Paris. Au coeur des années 70's.
Griffu remonte le fil tortueux d'un scandale immobilier. Quelque part en banlieue, un quartier promis à la démolition et à la reconstruction. Y règnent des agents immobiliers véreux, des promoteurs/politicards endimanchés et mielleux, à deux doigts des sphères de pouvoir ; y survivent avant expulsion les retraités à la chiche pension, les immigrés surpeuplant les squats délabrés ; y végètent les permanences syndicales et politiques d'extrêmes bords.
Un coin de capitale devenu bien triste et gris, abandonné, déjà oublié.
Tardi via ses dessins en noir et blanc exclusif se fait l'écho de la tristesse ambiante ; l'atmosphère est celle d'une Toussaint semble t'il éternelle. Paris qui meurt, Paris qui renait. Eternel refrain historique et littéraire entre perdants indignés, déjà vaincus et l'irrésistible ascension financière des vainqueurs … le secteur tertiaire, impatient, aux aguets, pousse l'ancienne vocation résidentielle du quartier à l'exode à coups de pompes dans le train. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ; suffit de se positionner du côté du manche de pioche et du bulldozer. Certains y rechignent et s'indignent ; d'autres, snifant le pognon facile, poussent pour que tout se solde au plus vite.
Chantiers à profusion. Panneaux de déviation préfigurant la géométrie routière en attente. Grues en promesses de gratte-ciels. Chicots de vieilles bâtisses cariées sur les mâchoires édentées de terrassements en cours. Murs écroulés et gravats charriés par la lame des bulldozers. Tapisseries démodées et défraichies, désormais écailles jaunies de papier moisi à flanc de murs survivants ; entrailles extériorisées d'appartements rabotés. Les panneaux de chantiers s'encollent, se constellent d'affiches superposées en mille-feuilles sales et déchirés.
Tardi excelle dans la représentation graphique de ces paysages urbains qui hésitent entre passé et futur, entre abandon et renaissance.
Et puis, ailleurs au fil des pages : Pigalle et ses curiosités nocturnes, estafettes Renault de la Police façon Louis la Brocante, vieux boeuf-carotte à deux doigts de la retraite qui ne bougera que si çà bouge autour de lui à ses dépens, féministe politisée d'extrême gauche en amour libre facile « entre copains », femme
fatale en robe longue et fume-cigarette, politicien véreux en smoking et coupe de champagne ...
Tout est archétypal et c'est tant mieux. le neo-polar, même en BD, se goûte dans la plénitude de ses codes. «
Griffu », en ce sens, est un petit chef d'oeuvre que je conseille sans restriction aucune. Les adaptations ciné de romans signés Manchette n'ont été, sans exception, que des échecs du fait du non-respect de ses mêmes codes ; considérant la BD comme du cinéma fractionné,
Tardi, cinéaste de l'immobile, est le seul à être parvenu à rendre une copie parfaite.
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