« Monsieur Blanc, jamais de repos,
sept heures du matin, déjà au boulot,
fatigué avec tout ce bruit,
n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit.
Et là-bas, là-bas, tout là-bas,
dans une île grosse comme un p'tit pois,
Papous, papous, deux papous
deux papous gentils comme tout,
dans un coquillage d'argent,
écoutent chanter l'océan ».
Ah, Bourvil, la douceur des îles ! Et pourtant…
« Dans les guerres tribales en Papouasie Nouvelle-Guinée, les drones et les armes semi-automatiques ont remplacé les arcs et les flèches », dixit « Le Monde » il y a tout juste une semaine.
Les tribus les plus reculées des hauts plateaux sont contaminées par les technologies actuelles. Quelle drone d'époque !
Mais papi, les papous, c'est papaye et pagaille,
mais papi, les papous, c'est pagaie mais pas paix !
Glaçant, non ? Alors, il me faut rejoindre le spécialiste des racontars arctiques qui, installé désormais en Malaisie pour décongeler, a changé d'hémisphère jusque dans son lieu d'écriture, la paisible vallée de Baliem, en Nouvelle-Guinée.
Il a déserté le Groenland pour un autre pays vert, passant des Inuit aux Papous, un autre choc des cultures « primitives ».
« La nuit, elle avait senti les esprits gentils la toucher et, pendant qu'elle dormait, elle avait tenu un petit citron vert entre ses mains pour se protéger contre les mauvais esprits » .
Ah, Jorn Riel, la douceur du style ! Et pourtant…
Il y a comme une fêlure, le titre du livre en témoigne, la faille, ça vient de faillir, manquer. Il y a comme un manque, un défaut.
L'écrivain voyageur danois a l'ambition de nous montrer le fossé qui existe entre les différentes civilisations. La faille signifie l'écart qui se creuse entre les mondes « primitifs » et « civilisés ».
Aujourd'hui, c'est la rentrée scolaire. Il est question de tenue vestimentaire et d'arrondir les angles. Riel nous propose la description d'un Papou, l'exubérance dans toute sa splendeur.
« Sa parure de tête se composait d'un large bandeau de pandanus bordé de fourrure d'opossum brun. Une haute houppe de plumes se balançait sous la brise matinale, plumes de faucon et de perroquet, que dépassait la longue plume noire, d'un demi-mètre de long, de l'oiseau de paradis. Son visage, enduit de graisse de porc et de suie, était tout noir, mis à part les orbites blanches et deux larges raies de chaux qui couraient du front jusque sur ses joues. Dans les narines percées étaient accrochées les dents liées, tournées vers le bas, d'un verrat sauvage. Il portait un grand mikal ovale, lourd pectoral de coquillages qui entourait son cou comme un col et descendait jusque sur sa poitrine. Ses bracelets, serrés autour du poignet et juste au-dessus des coudes, étaient tressés avec les fibres coriaces des fougères à aigle et le horim, qui couvrait son pénis, pointait, comme sa lance, vers le ciel, le bout entortillé remontant jusqu'entre ses aréoles. »
Une faille, oh, un sacré décalage, à la manière d'« Un Indien dans la ville ».
Actuellement, on parle de végétaliser les cités, de démacadamiser les cours de « récréation ». Alors, le costume plutôt que le bitume ? Et si l'école se faisait vraiment en extérieur, on y apprendrait la nature autant que les coutumes ?
« Ils marchaient sous des arbres qui s'élevaient jusqu'à trente mètres de haut pour atteindre la lumière du soleil. Ils se frayaient un chemin à travers des réseaux emmêlés de plantes grimpantes, rampaient au-dessus d'arbres renversés à moitié pourris, à travers des marécages gris, où les sangsues se glissaient dans les oeillets des lacets pour s'accrocher sur la peau ».
Quatre espèces d'oiseaux dans la cour de « récréation », des dizaines sur le même espace en territoire « primitif ». La faille s'élargit, l'écart se creuse, mais on vit sur la même Terre, il n'y a pas de plan B. Et s'il y en avait un, ce serait B comme Blanc, ou B comme Baliem ?
Je viens de lire que des fluides s'échappent de la faille de Cascadia, il y aurait des sources chaudes au fond de l'Océan Pacifique. de source sûre, ça nous promet un séisme de magnitude 9.
Stop ! Non mais, c'est quoi cette chronique ? Elle nous livre rien sur le roman !
Ah, si on ne peut plus critiquer...
Rassurez-vous, toutes ces digressions nous ramènent à « La Faille », celle de Jorn Riel.
Du petit monde des Européens qui tentent de vivre pacifiquement avec les multiples ethnies adjacentes, aux tribus conquérantes sur le pied de guerre, Riel nous propose à la fois une plongée dans un monde peu connu, un "dépaysement salutaire" - tant qu'il n'y a pas de groupes de touristes, tout va pour le mieux ! - avec un grand sens de conteur et des personnages d'une belle densité.
Le Docteur Julius Horton vit à Wamena, petite ville de la vallée de Baliem, en Nouvelle-Guinée. Depuis trente ans, l'île est devenue son univers, son pays. Pour rien au monde il ne ferait demi-tour vers l'Europe. Il en a vu, des curieux avides d'aventures, débarquer sur l'île, mais aucun ne résiste longtemps à la vie sauvage qui les attirait initialement. Horton, lui, s'occupe des habitants. Bien connu des tribus papous, il soigne les blessés, les malades, les victimes de guerres tribales. Il a appris à comprendre ces différents peuples qui vivent dans la vallée. On le respecte.
Tout commence lorsqu'un certain Louis Schultz débarque à Wamena.
Un être étrange selon Horton : on ne sait qui il est ni pourquoi il est venu jusqu'ici.
Contre toute attente, Schultz va rapidement s'habituer à sa nouvelle vie.
« Ce qui est bizarre avec ce type […], c'est qu'apparemment il peut tout supporter. Il ne paye pas de mine, mais quelle santé !
Il me déroute, cet homme-là […]. Il en sait plus qu'il n'en dit.
Qu'est-ce qu'il peut bien fuir ? »
Très vite, nous sommes plongés au coeur de l'action lorsque Schultz prononce une requête improbable à l'adresse de Horton.
« Pourriez-vous m'aider à me rendre sur les hauts plateaux de l'intérieur, docteur Horton ? Là où il y a une tache blanche sur la carte ? »
La réponse attendue de Horton ne traîne pas.
« Vous ne survivrez pas deux heures sur les plateaux. D'ailleurs personne ne les connaît. Personne ne sait comment sont les tribus là-bas, sinon par quelques rumeurs éparses qui parviennent jusqu'à la vallée. Et je peux vous assurer que ce qu'on entend ici sur leur cruauté peut vous faire faire de sacrés cauchemars la nuit. Oubliez ! »
Schultz est malin et se tourne alors vers Georges Stilton, pilote d'un vieux coucou, comme il l'appelle lui-même. Lui demandant de l'emmener survoler les hauts plateaux, il convainc le pilote de se poser et en profite pour fuir dans la jungle, à quelques centaines de mètres d'une tribu inconnue...
En repartant, dépité d'avoir laissé l'homme dans cette contrée barbare, certain de son sort, le pilote raconte ce qu'il vit.
« Schultz ! Imagine, il s'était assis par terre et est resté planté là, à moitié caché par les hautes herbes, pareil à un vrai fossile. On aurait dit qu'il attendait quelqu'un. Planté là au milieu de rien, il attendait ! »
Les années passent, le sort de Schultz ne laisse aucun doute. L'âme du jeune homme plane pourtant et laisse perplexe. Horton en parle souvent. Que lui a-t-il pris ? Pourquoi cette folie ? Qui était-il ?
Wamena se transforme, se peuple, s'urbanise, se modernise. Les tribus continuent d'échapper à l'homme blanc et ses lois.
Dix-huit années après la disparition de Schultz, deux hommes d'une tribu des hauts plateaux se présentent, réclament Horton, en possession du médaillon autrefois porté par Schultz. Accompagné de Hahnmuller, Horton prend la route. Direction : les hauts plateaux, une tribu inconnue. Est-ce un piège pour s'emparer de lui ? Est-ce un véritable appel ?
Le face à face a lieu quelques jours plus tard : Schultz est vivant, se fait appeler Yonokma, et est le terrible chef de la tribu qui porte son nom.
Guerrier, stratège, fort, le chef Yonokma est redouté sur tous les territoires alentours. Comment en est-il arrivé là ? On ne le saura jamais.
S'il a fait venir Horton, c'est pour une seule raison : Lalu.
Gravement malade, Schultz - Yonokma a une requête, tout aussi surprenante que la première : il eut plusieurs enfants de ses différentes femmes, mais Lalu est celle qui le comble. Elle lui ressemble. Il a décidé pour elle qu'elle devait vivre ailleurs que dans la tribu, redescendre dans la vallée, et c'est Horton qui en prendra la charge.
Le sort de l'enfant ayant été décidé par son père, elle ne peut refuser, et a accepté l'idée d'ailleurs depuis bien longtemps.
Accepté aussi le rituel pratiqué lors de la mort d'une personne, ici son père.
« Lalu s'accroupit devant le vieil homme et Horton s'aperçut que des fibres d'orchidées étaient serrées autour de l'un de ses bras. Elle en tendit un et posa la main sur un billot de bois. le guérisseur laissa ses mains glisser de doigt en doigt. Puis, soudain, il lui assena un coup paralysant sous le coude et, avec une solide hache de pierre, lui coupa deux phalanges de l'index ».
Nous suivons alors pas-à-pas les mois suivant l'arrivée de Lalu à Wamena, son adaptation à la vie urbaine, à l'école. La jeune fille se montre vive d'esprit, intelligente, sociable, elle parle anglais, chose extraordinaire ! Schultz lui parlait sa langue maternelle tout le temps dans son enfance, sans doute pour la préparer à son retour dans la civilisation. Mais Lalu fugue souvent. Indécise.
Je n'en dirai pas plus sur l'évolution de Lalu, son cheminement...
Ce roman, c'est une quête de soi.
Qui est-on lorsque l'on appartient à deux patries que tout oppose, qui s'entre-tuent même ? A qui s'identifier ? Comment, enfant du métissage, vivre ses deux cultures pleinement, sans regret, sans manque, sans faille ?
Comment allier Papou et Blanc, vie sauvage et civilisation ?
Comment vivre lorsqu'on ne se sent jamais chez soi, lorsqu'on a besoin d'être ici et là-bas ?
« L'élan était court, elle décolla tout près du bord et s'éleva haut dans les airs. Elle ressentit le saut comme une libération. Elle était l'oiseau des dieux que son père avait aimé. Elle flottait librement au-dessus de l'abîme, écarta les bras et resta un instant immobile dans les airs, comme un oiseau doré, avant de commencer à tomber ».
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