Citations de Marguerite Yourcenar (2082)
On ne doit plus craindre les mots lorsqu'on a consenti aux choses.
Les yeux de l'enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur de qui n'est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti. Et tout l'intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer.
Je crois qu'il y a dans chaque vie des périodes où un homme existe réellement, et d'autres où il n'est qu'un agglomérat de responsabilités, de fatigues, et, pour les têtes faibles, de vanité.
Faire durer ce qui passe, avancer ou reculer l'heure prescrite, s'emparer des secrets de la mort pour lutter contre elle, se servir de recettes naturelles pour aider ou pour déjouer la nature, dominer le monde et l'homme, les refaire, peut-être les créer …
Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts...
C’est à l’intensité que se mesure un souvenir.
Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. À un moindre degré, des écoles.
C'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt.
Tu me prends pour une fille! Tu me prends pour une fille! (Marie à Paul)
La révolte qui vous inquiète était en moi, ou peut-être dans le siècle.
Toute misère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d'insultes au beau corps de l'humanité. Toute iniquité était une fausse note à éviter dans l'harmonie des sphères.
Je suis comme nos sculpteurs: l'humain me satisfait; j'y trouve tout, jusqu'à l'éternel. La forêt tant aimée se ramasse pour moi tout entière dans l'image du centaure; la tempête ne respire jamais mieux que dans l'écharpe ballonnée d'une déesse marine. Les objets naturels, les emblèmes sacrés, ne valent qu'alourdis d'associations humaines: la pomme de pin phallique et funèbre, la vasque aux colombes qui suggère la sieste au bord des fontaines, le griffon qui emporte le bien-aimé au ciel.
Ces gens-là ne sont pas faits pour se perdre l'intérieur d'une peinture.
_Et je te hais aussi, vieux Wang-Fô, parce que tu as su te faire aimer. Tuez ce gueux.
Ma petite âme, si vagabonde et câline,
Hôte et compagne de mon corps,
Les lieux dans lesquels tu t'éloignes maintenant
Sont bien blêmes, rigides et bien nus,
Et, contre ton habitude, tu ne donneras plus de jeux.
Toute mort de père de famille quelque peu nanti est une fin de règne : au bout de trois mois, presque rien ne restait d'un décor et d'un mode de vie qui pendant trente-quatre ans avait semblé inaltérables, et que Monsieur Arthur avait sans doute imaginé devoir d'une manière ou d'une autre durer après lui.
Nathanaël s’émerveillait que ces gens, dont il ne savait rien un mois plus tôt, tinssent maintenant tant de place dans sa vie, jusqu’au jour où ils en sortiraient comme l’avaient fait la famille et les voisins de Greenwich, comme les camarades de bord, comme les habitants de l’Ile Perdue, comme les commis d’Elie et les femmes de la Judenstraat. Pourquoi ceux-ci et non pas d’autres? Tout se passait comme si, sur une route ne menant nulle part en particulier, on rencontrait successivement des groupes de voyageurs eux aussi ignorants de leur but et croisés seulement l’espace d’un clin d’œil. D’autres, au contraire, vous accompagnaient un petit bout de chemin, pour disparaitre sans raison au prochain tournant, volatilisés comme des ombres. On ne comprenait pas pourquoi ces gens s’imposaient à votre esprit, occupaient votre imagination, parfois même vous dévoraient le cœur, avant de s’avouer pour ce qu’ils étaient: des fantômes. De leur côté, ils en pensaient peut-être autant de vous, à supposer qu’ils fussent de nature à penser quelque chose. Tout cela était de l’ordre de la fantasmagorie et du songe.
On finirait par préférer aux stratagèmes éventés de la séduction les vérités toutes simples de la débauche, si là aussi ne régnait le mensonge. En principe, je suis prêt à admettre que la prostitution soit un art comme le massage ou la coiffure, mais j’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers et les masseurs. Rien de plus grossier que nos complices. Le coup d’oeil oblique du patron de taverne qui me réserve le meilleur vin, et par conséquent en prive quelqu’un d’autre, suffisait déjà, aux jours de ma jeunesse, à me dégoûter des amusements de Rome. Il me déplaît qu’une créature croie pouvoir escompter mon désir, le prévoir, mécaniquement s’adapter à ce qu’elle suppose mon choix. Ce reflet imbécile et déformé de moi-même que m’offre à ces moments une cervelle humaine me ferait préférer les tristes effets de l’ascétisme.
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J’avais lu dans Plutarque une légende de navigateurs concernant une île située dans ces parages qui avoisinent la Mer Ténébreuse, et où les Olympiens victorieux auraient depuis des siècles refoulé les Titans vaincus. Ces grands captifs du roc et de la vague, flagellés à jamais par un océan sans sommeil, incapables de dormir, mais sans cesse occupés à rêver, continueraient à opposer à l’ordre olympien leur violence, leur angoisse, leur désir perpétuellement crucifié. Je retrouvais dans ce mythe placé aux confins du monde les théories des philosophes que j’avais faites miennes : chaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sagesse absence d’espérance, entre les délires du chaos et celles de la stabilité, entre le Titan et l’Olympien. A choisir entre eux, ou à réussir à les accorder un jour l’un à l’autre.
Notre commerce avec autrui n’a qu’un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l’œuvre accomplie.