Citations de Marie-Sabine Roger (2030)
Jasmine avait passé la dernière nuit chez moi. Lorsque je suis rentré, il y avait encore son parfum dans la chambre, la cuisine et la salle de bains.
On devrait interdire les parfums, ou interdire aux gens de nous quitter, au choix.
Aujourd'hui, elle n'est plus là. Quatre ans déjà. Je l'admets n'importe où au monde. Pas ici. Je ne peux pas m'y résigner. Certains jours, la maison sans son pas qui résonne, c'est une trahison. Les lieux devraient mourir, eux aussi. Disparaître. Ne pas offrir leur théâtre désert au jeu truqué des souvenirs. Il faudrait effacer les jardins, qu'ils se volatilisent. Les objets, qu'ils partent en fumée, se changent en brouillard. Avancer dans la vie sans racines, au hasard.
Il faudrait mourir le premier.
En termes de douleurs, la palette est très riche. Il y en a qui rongent et d’autres qui déchirent. Il y en a qui pressent, qui broient. Il y a la lancinante qui ne vous lâche pas. L’invasive, qui monte, qui monte, qui installe en sourdine son petit matos avant de déchaîner la grosse caisse et les cuivres. Celle qui vous pulse dans la pulpe. Celle qui vous plie en deux. Celles qui viennent outillées comme l’Inquisition, ici la hache et là, la scie…
Il y a les douleurs salopes, qui vous réveillent en pleine nuit et attendent avec vous que le soleil se lève. Les douleurs viscérales et les douleurs osseuses. La familière, qui a fait son nid depuis longtemps, qui fait partie des habitudes… Celles qui se pointent au bal toujours accompagnées, qui entraînent les nausées à leur suite, ou les essoufflements, es oppressions, les vertiges, les frissons.
Celles qui arrivent en fanfare de 14 juillet, le grand chambard du corps et toutes ses débâcles de ventre et d’estomac. Les grosses douleurs lourdes, qui lâchent leur boulet du quatrième étage. Les violentes, qui vous disloquent. Les petites douleurs putes, qui font leurs innocentes et jouent avec vos nerfs. Qui vous vrillent, vous agacent, vous tournent à l’intérieur comme une mouche à merde autour de votre tête.
Au-delà d’un certain seuil, d’une certaine durée, on n’est plus rien, à part ce corps qui souffre.
Plus d’idées, de patience, d’envie de se marrer.
Quand on a vraiment mal, on n’a même plus, on n’a même plus d’endroit où pouvoir se réfugier.
On est exproprié.
Nassardine a changé de sujet :
- Tu connais la Sierra Leone ?
J'ai hésité, j'ai dit :
- ... C'est la nouvelle Ford ?
Nassardine a secoué la tête d'un air découragé. Il a dit, en montrant les grilles du lycée :
- Mais qu'est-ce que vous apprenez, là-dedans ?
Pour les autres, je n'en savais rien. Pour moi - résolument - je n'y apprenais pas grand-chose. Depuis le début de l'année j'allais en cours avec un stylo noir et une feuille à petits carreaux grand format perforée. Je prenais tous les cours de la journée sur cette même feuille, ce qui m'obligeait à résumer beaucoup, donc à développer mon esprit de synthèse. A la fin de la journée, je froissais la feuille en boule et la balançais dans la première poubelle venue.
Il m’arrive parfois de verser ma larmette. C’est de l’incontinence de mémoire, de l’énurésie de sentiment.
Chaque mort d'un ami est une lampe éteinte, qui rend notre chemin un peu plus hasardeux.
Et puis les taloches, ça n'a jamais "remis les idées en place". Pour personne. Des idées, on en a, ou pas. Les beignes, ça fait mal, c'est tout ce que ça sait faire.
Quand j'étais gamin, ma mère m'appelait l'imbécile heureux. Mais ce n'était pas vrai, je n'étais pas heureux. Imbécile, ça je veux bien. Mais heureux, pas du tout.
Ce monde est assez grand pour y trouver nos rêves (...). Il suffit d'aller les chercher.
Les morts ne meurent pas tant que l'on pense à eux, ils s'absentent, rien d'autre. Il suffit de regarder leur portrait sur le mur, de se remémorer les heures de délires, de les aimer encore, ils reviennent aussitôt et l'on retrouve tout, la présence, les rires, les bonheurs partagés, la chaleur du moment.
Les lendemains de deuil ont quelque chose d'étrange. Le froid semble plus froid, la lumière plus laiteuse. Le chat ne miaule plus de la même façon et ses miaous furtifs sombrent sans résonner dans le silence opaque. Tout semble falsifié. C'est une mauvaise copie des journées précédentes. Le temps ne passe plus, il s'égoutte à grand-peine. Et ce goulot d'étranglement pénible, dans la gorge. Et ce manque glacé, qui envahit l'estomac. (p. 61)
Au moment de partir, Marie-Christine me dit de garder courage et d'accepter cette épreuve envoyée par Dieu. Je lui réponds que je suis sceptique en ce qui concerne l'expéditeur.
Tu vois, fils, la médecine a beau faire des progrès tous les jours, on n’a encore rien trouvé contre la connerie. A voir le nombre de gens atteints, ça mériterait pourtant qu’on vote des crédits. P 109
Le seul sens que je trouve à ma vie, c'est un sens giratoire. (p54)
Les mots ce sont des boîtes qui servent à ranger les pensées, pour mieux les présenter aux autres et leur faire l'article. Par exemple, les jours où on aurait l'envie de frapper sur tout ce qui bouge, on peut juste faire la gueule. Mais du coup, les autres peuvent croire qu'on est malade, ou malheureux. Alors que si on dit d'une façon verbale, Faites pas chier, c'est pas le jour! ça évite les confusions.
Est-ce qu'on sait qu'on meurt, lorsqu'on meurt ?
Maud refuse d'y penser trop longtemps. Ce n'est pas qu'elle ait peur, ni que ça la fascine. Seulement, ça ne sert à rien d'essayer de savoir.
La mort, il n'y a que les morts qui pourraient en parler.
La vérité, c'est quand on croît.
Pourtant, à ce moment déjà, elle l'aura admis depuis longtemps : aucun enfant d'une même fratrie n'est élevé de la même façon. Les parents vieillissent, gagnent en expérience ou s'enferrent dans leurs travers. Leurs conditions de vie évoluent ou régressent. Leur couple tient le cap, ou s'égare, se perd. Les familles se recomposent, se décomposent, dans des mouvements infimes de plaques tectoniques ou des effondrements soudains de failles.
Les seules à l’émouvoir un peu, ce sont les petites qui passent, en sortant du primaire, en bande de moineaux. Quand elle les voit sautiller comme ça, pattes maigres et torses plats, Maud se souvient de son enfance comme un paradis perdu. Le goût des BN à quatre heures, qu’elle commençait à manger par les coins, en regardant les dessins animés. L’odeur particulière de la gomme au fond de la trousse, celle des fraises Tagada. Les jeux dans la cour de récré, les amitiés exclusives, jalouses. Les vacances, si longues. Les cadeaux de Noël, mal cachés dans l’armoire, cent fois palpés d’un doigt léger, inquisiteur. Les tours de vélo sur le parking, entre copines, aux soirs d’été. Elle se souvient sans conviction, sans certitude.
Mais il ne faut jamais rien regretter, dans la vie, ce qui est passé doit rester en arrière.