En présence de la présidente Charlotte Casiraghi, du président du Jury Robert Maggiori, du membre fondateur Raphael Zagury-Orly et des membres du Jury : Isabelle Alfandary, Paul Audi, Etienne Bimbenet, Catherine Chalier, Marc Crépon, Sandra Laugier, Claire Marin, Géraldine Muhlmann, Judith Revel, Camille Riquier, Patrick Savidan.
Hommage à Jean-Luc Nancy par Divya Dwivedi, philosophe et professeure à l'Institut indien de technologie de Delhi.
« Qu'est-ce que la philosophie? », conférence de Serge Audier, philosophe et auteur de l'ouvrage lauréat du Prix des Rencontres Philosophiques de Monaco 2021, La cité écologique. Pour un éco-républicanisme (La Découverte, 2020).
Interlude musical de Karol Beffa, docteur en musicologie, pianiste et compositeur.
Remise du Prix Lycéen 2022.
Remise du Prix 2022 à un ouvrage et de la Mention Honorifique 2022 à une maison d'édition.
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Les hommes ne voient jamais l’histoire dans laquelle ils sont emportés.
Il y a une forme d’indépendance qui s’acquiert avec la jouissance, qui implique du courage, de savoir dire à l’autre ce que nous désirons sans avoir peur de ne pas se conformer aux normes.
Adèle Van Reeth
L'être est ensemble, et il n'est pas un ensemble.
Dans les collines tout devient sinueux, serpentin, tout dévale, les arbres et les toits déboulent les uns sur les autres, mais cette disposition générale n’est pas changée. Les maisons ne sont pas plantées dans les collines : elles tiennent à peine sur la pente. C’est l’ordonnance de la ville américaine dès qu’elle n’est plus, comme on dit, une ville, c’est à dire hors de New York, de San Francisco et de quelques autres rares cités assemblées, serrées et modelées sur elles-mêmes, dessinant une figure qu’on peut croire identifiable. À Los Angeles (on dit L.A., nom siglé, clair et léger pour l’énorme étendue brumeuse), les noeuds des freeways s’enlèvent au-dessus de cet espace sans lieu, sans localité.
(p.15)
Depuis l'annonce de la mort de Dieu par Nietzsche, nous sommes entrés dans une période d'incertitude. Je pense souvent à la phrase de Jean-Christophe Bailly, qui écrit dans "Adieu" : "L'athéisme n'a pas été capable d'irriguer son propre désert." Il le constate en athée convaincu, en se posant la question de l'invention d'un autre sacré, d'un autre divin, résolument athée. Je pense que son diagnostic est parfaitement exact. La civilisation moderne n'a rien proposé en remplacement de la figure de Dieu qui s'est effacée. J'ai la certitude qu'il va se produire une nouvelle révolution spirituelle, que le temps est arrivé pour cela. Mais cela prendra peut-être trois siècles...
(dans "La Croix L'Hebdo" no 53 16 octobre 2020)
L’amour et la vérité touchent en repoussant: ils font reculer celle ou celui qu’ils atteignent, car leur atteinte révèle, dans la touche même, qu’ils sont hors de portée. C’est d’être inatteignable qu’ils nous touchent et qu’ils nous poignent. Ce qu’ils approchent de nous, c’est leur éloignement: ils nous le font sentir, et ce sentiment est leur sens même. C’est le sens de la touche qui commande de ne pas toucher. Il est temps, en effet, de le préciser: Noli me tangere ne dit pas simplement «ne me touche pas», mais plus littéralement «ne veuille pas me toucher». Le verbe nolo est le négatif de volo: il signifie «ne pas vouloir». En cela aussi la traduction latine déplace le grec mè mou haptou (dont la transposition littérale eût été non me tange). Noli: ne le veuille pas, n’y pense pas. Non seulement ne le fais pas, mais même si tu le fais (et peut-être Marie-Madeleine le fait-elle, peut-être sa main s’est-elle déjà posée sur la main de celui qu’elle aime, ou sur son vêtement, ou sur la peau de son corps nu), oublie-le aussitôt. Tu ne tiens rien, tu ne peux rien tenir, et voilà ce qu’il te faut aimer et savoir. Voilà ce qu’il en est d’un savoir d’amour. Aime ce qui t’échappe, aime celui qui s’en va. Aime qu’il s’en aille.
Ce fut toujours plus ou moins la vie des malades et des vieillards : mais précisément, je ne suis exactement ni l’un ni l’autre. C’est ce qui me guérit qui m’affecte ou qui m’infecte, c’est ce qui me fait vivre qui me vieillit prématurément. Mon cœur a vingt ans de moins que moi, et le reste de mon corps en a une douzaine (au moins) de plus que moi. Ainsi rajeuni et vieilli à la fois, je n’ai plus d’âge propre et je n’ai plus proprement d’âge. De même n’ai-je plus proprement de métier, sans être à la retraite. De même ne suis-je rien de ce que j’ai à être (mari, père, grand-père, ami) sans l’être sous cette condition très générale de l’intrus, des divers intrus qui peuvent à chaque instant prendre ma place dans le rapport ou dans la représentation d’autrui.
D’un même mouvement, le « je » le plus absolument propre s’éloigne à une distance infinie (où passe-t-il ? en quel point fuyant d’où proférer encore que ceci serait mon corps ?) et s’enfonce dans une intimité plus profonde que toute intériorité (la niche inexpugnable d’où je dis « je », mais que je sais aussi béante qu’une poitrine ouverte sur un vide ou que le glissement dans l’inconscience morphinique de la douleur et de la peur mêlées dans l’abandon). Corpus meum et interior intimo meo, les deux ensemble pour dire très exactement, dans une configuration complète de la mort de dieu, que la vérité du sujet est son extériorité et son excessivité : son exposition infinie. L’intrus m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie. Je suis la maladie et la médecine, je suis la cellule cancéreuse et l’organe greffé, je suis les agents immuno-dépresseurs et leurs palliatifs, je suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site d’injection cousu en permanence sous ma clavicule, tout comme j’étais déjà, d’ailleurs, ces vis dans ma hanche et cette plaque dans mon aine. Je deviens comme un androïde de science-fiction, ou bien un mort-vivant, comme le dit un jour mon dernier fils.
Nous sommes, avec tous mes semblables de plus en plus nombreux, les commencements d’une mutation, en effet : l’homme recommence à passer infiniment l’homme (c’est ce qu’a toujours voulu dire la « mort de dieu », en tous ses sens possibles). Il devient ce qu’il est : le plus terrifiant et le plus troublant technicien, comme Sophocle l’a désigné depuis vingt-cinq siècles, celui qui dénature et refait la nature, qui recrée la création, qui la ressort de rien et qui, peut-être, la reconduit à rien. Celui qui est capable de l’origine et de la fin.
Quel étrange moi !
Ce n’est pas qu’on m’ait ouvert, béant, pour changer de cœur. C’est que cette béance ne peut pas être refermée. (D’ailleurs, chaque radiographie le montre, le sternum est recousu avec des bouts de fil de fer tordus.) Je suis ouvert fermé. Il y a là une ouverture par où passe un flux incessant d’étrangeté : les médicaments immuno-dépresseurs, les autres médicaments chargés de combattre certains effets dits secondaires, les effets qu’on ne sait pas combattre (comme la dégradation des reins), les contrôles renouvelés, toute l’existence mise sur un nouveau registre, balayée de part en part. La vie scannée et reportée sur de multiples registres dont chacun inscrit d’autres possibilités de mort.
C’est donc ainsi moi-même qui deviens mon intrus, de toutes ces manières accumulées et opposées.
Je le sens bien, c’est beaucoup plus fort qu’une sensation : jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité. « Je » est devenu clairement l’index formel d’un enchaînement invérifiable et impalpable. Entre moi et moi, il y eut toujours de l’espace-temps : mais à présent il y a l’ouverture d’une incision, et l’irréconciliable d’une immunité contrariée.
III
Mystères et vertus
La destruction d'une illusion ne donne pas encore une vérité, mais seulement un peu plus d'ignorance. (Nietzsche, Fragments posthumes).
La déclosion de la raison est l'effet ou bien le reste du christianisme déconstruit, de la religion retirée d'elle-même, désarmée de ses observances et de ses croyances. La raison s'est déprise de la volonté de rendre raison. Ou plutôt, elle sait qu'on en finit pas de rendre raison : on poursuit l'inexplicable et injustifiable, la fortuité et le mal.
Les deux sont liés, car le mal consiste toujours d'une manière ou d'une autre dans un refus de la contingence. Le mal veut introduire une nécessité. S'il commence avec le meurtre, c'est bien parce que dans le meurtre une nécessité se veut : « tu ne dois pas être ! ». L'opposé n'est pas — pas nécessairement ! — « tu dois être » mais bien plutôt : nous sommes, nous, le rapport de tous les étants, c'est ainsi, cela pourrait ne pas survenir. Si cela survient, c'est que survient aussi un signe selon lequel nous sommes l'un pour l'autre et par l'autre. Un signe selon lequel nous sommes signes les uns pour les autres, « nous », tous les étants du monde. Un tel signe n'est pas de nécessité. Il est fortuit comme la survenue de toutes les existences et comme leurs rencontres. Il est signe de contingence. C'est un regard, un geste, un contact, (une odeur), une sonorité.
De fait le virus nous communise. Il nous met sur un pied d'égalité (pour le dire vite) et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble.