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Critiques de Ryûnosuke Akutagawa (88)
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Rashômon et autres contes

Ces nouvelles sont le plus souvent glaçantes. Akutagawa avec une maitrise exceptionnelle montre ce qu'il y a de plus cruel ou de plus grotesque dans la condition humaine. En écrivain naturaliste il insiste sur les détails les plus macabres. Les sentiments d'humanité sont vite vaincus par une nécessité implacable ou paraissent inattendus voire surnaturels. Deux des nouvelles présentées dans ce recueil inspirèrent Kurosawa pour son film "Rashômon". A l'époque de Heian Kyôto après plusieurs années de cataclysmes connaît une terrible détresse. La porte de Rashô qui tombe en ruine n'est plus qu'un abri pour les renards et les voleurs. Dans sa galerie on jette des cadavres qui s'y entassent. C'est là qu'un homme attend se protégeant d'une pluie violente. Il vient d'être congédié par son patron et se demande s'il est préférable de devenir voleur ou de mourir de faim. En parcourant la galerie il aperçoit une faible lueur et la silhouette d'une vieille femme qui s'empare de la chevelure d'un cadavre... Cette nouvelle, "Rashômon", est sans doute la plus saisissante du recueil auquel elle donne son titre. Akutagawa plonge avec une inquiétante fascination dans les gouffres du coeur humain.
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La Magicienne

(EN)VERS LE JAPON MODERNE.



C'est peu de dire que Ryûnosuke Akutagawa est un auteur japonais méconnu en France. Sans doute est-ce lié à ce qu'il fut essentiellement créateur de nouvelles, de poésie et de textes critiques, autant de genres littéraires plutôt modestement prisés du public hexagonal, et si l'on compte environ deux cent de ces œuvres, celles-ci seront par ailleurs écrites en à peine plus d'une dizaine d'années, Ryûnosuke Akutagawa s'étant suicidé à l'âge de trente-cinq ans. Souffrant en effet d'hallucinations, à l'instar de sa mère décédée en 1902 et morte en pleine folie à quarante-deux ans, il préféra mettre fin à ses jours, encore parfaitement lucide... Génie relativement précoce - il n'avait encore que vingt-trois ans lorsque sa première nouvelle, Le Nez, fut remarqué par l'immense Natsume Soseki qui encouragera vivement le jeune écrivain à poursuivre dans cette voie. Esprit ouvert à d'autres cultures que la sienne - il connaissait fort bien la culture chinoise de même que la littérature occidentale de son temps -, intellectuel à l'esprit fin et pénétrant, Ryûnosuke Akutagawa a marqué de son emprunte la littérature japonaise, son nom demeurant par ailleurs célèbre puisqu'en 1935, huit ans après sa disparition, l'un de ses proches donnera son nom en hommage à ce qui deviendra très vite le prix littéraire le plus célèbre du Pays du Soleil Levant, plus ou moins l'équivalent de notre Prix Goncourt.



Les cinq nouvelles proposées ici par les éditions Philippe Picquier, dont on connait le long et passionnant travail de défrichage des littératures extrêmes-orientales, ne sont qu'un avant-goût de celles écrites par Akutagawa, celles proposées ici étant extraites de différents cycles de l'auteur.



Ainsi, les trois premières sont-elles issues d'un cycle nommé «kaika (ki) mono», littéralement "histoires du temps de la modernisation" dont la première, «les poupées» est, sans nul doute la plus saisissante, la plus troublante et douce-amère des trois textes de cette série. Il y est question d'une famille souffrant directement du changement de société lié à la diffusion de la modernisation, voulue sous l'ère Meiji, et dont l'appauvrissement régulier oblige peu à peu le père de famille à vendre tous les trésors - fussent-ils symboliques - de sa lignée. Ainsi en est-il de ces poupées traditionnelles représentant l'Empereur, son épouse et sa cour, au milieu de leur décorum de bois, qu'un intermédiaire de leur connaissance a trouvé moyen de leur vendre à bon prix auprès d'un collectionneur américain (déjà !). Cette histoire, c'est à travers le regard de la cadette que nous la découvrons - c'est à elle qu'avaient été confiées les poupées - et si l'auteur nous fait comprendre la profonde tristesse que la jeune fille peut éprouver à devoir se séparer, presque sans mot dire et sans être autorisée à le pouvoir faire, de ses beaux jouets anciens, la fillette nous permet de comprendre les sentiments plus que divers des autres membres de la famille corrélativement à cette séparation d'une collection hautement symbolique d'objets quasi sacrés. Le fils aîné fait part de sa morgue et de tout son dégoût à l'égard d'objets surgit d'un passé à oublier d'urgence ; la mère n'en finit pas de regretter déjà cette séparation de biens précieux qui la reliait aux valeurs d'un régime en passe d'être définitivement aboli ; quant au père, il tâche de se maintenir dans un entre deux compliqué et instable, ni intensément passéiste ni totalement engagé dans la modernité du moment. L'ensemble est rédigé sur un mode réaliste d'une grande délicatesse contextuelle dans lequel l'auteur exprime les différents points de vue par l'entremise, dans cette première nouvelle, de cette jeune fille ou, dans le cas de «Un crime moderne» et de «un mari moderne», par le principal protagoniste de la narration. Chaque fois, cependant, l'on comprend le point de vue de Ryûnosuke Akutagawa qui, s'il n'est pas de ce passéisme intolérant et stérile, n'en éprouve pas moins une certaine nostalgie douce à l'égard de tout ce que la modernité semble devoir obstinément mettre à bas et détruire, sans commisération aucune à l'égard de ce que ce même passé pouvait avoir de beau, d'équilibré, d'éprouvé. Alors, Ryûnosuke Akutagawa se moque doucement, avec une sensibilité affirmée, beaucoup d'intelligence et d'élégance ainsi qu'une profonde culture (dont il faut rappeler ici qu'elle était en partie tournée vers les auteurs occidentaux de l'époque, nombres de nos auteurs y étant même nommément cités) des travers grands ou petits de ces modernistes effrénés mais confrontés à cette civilisation multi-millénaire tout autant qu'à leurs propres incohérences.



La nouvelle qui donne son nom à l'ensemble du recueil, «La magicienne» est d'un tout autre genre. Scindée en plusieurs brefs chapitres, à la manière d'une "novella", celle-ci présente une autre facette de l'auteur, à mi-chemin entre tradition mystique japonaise et culture magique chinoise. On y découvre l'importance, dans ce Japon pourtant en pleine mutation, des vieilles croyances, des êtres possédants des dons plus ou moins néfastes ou bénéfiques, interférant par les biais de la magie sur l'amourette que vivent deux jeunes gens, la jeune fille n'étant autre que la nièce de cette méchante sorcière ! Un texte placé par l'auteur sous les auspices de Poe, même si, avouons-le, nous en sommes très loin, tant y est prégnante la culture extrême-orientale. Seule la conclusion aux faux airs de relativisme scientifique peut nous faire penser à l'auteur de La chute de la maison Usher ou de Le corbeau.



L'ultime texte, «Automne», est d'une sensibilité extrême qui, bien que d'un réalisme saisissant, pourrait se placer dans la lignée de certains symbolistes français ou, par certains aspects, d'un Francis Jammes tant est nostalgique, d'une douceur spleenétique et empli de références ce texte. On notera, entre autres éléments, la citation d'un aphorisme de Remy de Gourmont, écrivain français aujourd'hui trop oublié mais qui fut un phare auprès d'un grand nombre d'écrivain de son temps. La finesse psychologique de cette nouvelle le partage avec la rudesse de ce destin de femme qui, par obligation envers sa cadette, abandonne l'idée d'épouser l'homme avec lequel elle pourrait être heureuse - mais qu'elle apprécie plus comme un compagnon et un pair que comme un amant -, sa jeune sœur en étant éperdument amoureuse. L'ensemble se joue dans un cercle d'intellectuels de ce début XXème, dans lequel la femme n'a guère d'autre liberté que le choix de son époux (lequel s'avérera désastreux en terme de destinée pour cette femme brillante promise jusque-là à un bel avenir d'écrivain).



«Une vague inquiétude» laissera cet auteur fin, mélancolique, ombrageux comme ultime message à l'heure de la mort qu'il se sera choisi. C'est aussi le sentiment calmement pénétrant qui saisit le lecteur tout au long de ces cinq textes à l'amertume sans violence ni désespoir acerbe, se jouant souvent de notre regard par le biais d'une doucereuse ironie, l'ensemble étant servit par un style sobre et précis - qui en devient poétique alors même que l'écrivain semble fuir tout effet de manche facile, toute "japonaiserie" tellement attendue, et sans jamais donner dans l'imitation abusive des auteurs occidentaux qu'il appréciait - Anatole France, Mérimée, Baudelaire et bien d'autres - faisant sombrer peu à peu le lecteur dans le tragique aussi profond qu'il parait de prime abord impavide. Avec ces nouvelles qui vous environnent longtemps, Ryûnosuke Akutagawa au destin si tragique est à la fois l'envers et l'endroit de ce monde japonais en pleine rupture de ban d'avec lui-même et dont on sait comme cette modernisation tout azimut à marche parfois forcée ne se fera pas que pour le bonheur des peuples... Par ses touches pour ainsi dire impressionnistes, Ryûnosuke Akutagawa l'avait, dans une certaine mesure, pressenti... jusqu'à la folie et à la mort.
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Une vague inquiétude

Adorant la littérature japonaise, je me suis laissée tenter par ce bref ouvrage dont le nom de l'auteur m'était inconnu. Aussi, c'est complètement à l'aveuglette que je me suis plongée dans cette lecture qui à réellement été à la hauteur de mes espérances.



Le lecteur découvre ici trois courtes nouvelles de l'auteur, "Le masque", "Le doute" et "Le wagonnet". Ce qui relie ces trois nouvelles entre elle, c'est cette philosophie propre aux japonais sur la vie et la mort, le respect des traditions et celui des défunts.

Je ne vais pas trop me risquer à vous faire un bref résumé des trois nouvelles prises séparément car cela reviendrait à quasiment tout vous dévoiler et cela ne ferait que rompre le charme mais sachez que, même si l'auteur traite parfois de thèmes assez durs, il se dégage de son écriture une certaine sérénité qui nous conduit, nous, lecteurs, à une certaine tolérance vis-à-vis de certains comportements humains mais surtout à une profonde réflexion sur le bien-fondé des actions qui nous sont décrites ici. A découvrir !
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Rashômon et [trois] autres contes

Grand amateur de contes, j'ai depuis longtemps dans ma bibliothèque le petit recueil de chez Folio « Rashomon et autres contes » de AKUTAGAWA Ryūnosuke, un auteur que je n'ai jamais eu l'occasion de lire.



Entre deux lectures communes, je me suis dit que c'était le moment de le lire…et quelle déception !



Aucun des contes n'a su retenir mon attention. Je n'ai pas vraiment adhérer au style d'écriture de l'auteur.



Je me suis véritablement ennuyé à la lecture et je n'avais qu'une envie c'était de passer à autre chose. Dommage !
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La vie d'un idiot (précédé de) Engrenage

Très belle découverte pour moi de cet écrivain majeur de la littérature nippone, qui pour n'avoir écrit pratiquement que des nouvelles n'a pas la même notoriété que d'autres japonais en occident. Il a pourtant donné son nom au principal prix littéraire du pays du soleil levant, c'est dire sa stature.

On ne trouvera ici que deux nouvelles extraites du recueil original, histoire de découvrir leur auteur : Engrenage puis la Vie d'un idiot.



Dans Engrenage, le narrateur, écrivain, est perturbé par la vision d'un manteau de pluie, à plusieurs reprises et en plusieurs lieux, alors qu'on vient de lui parler d'un fantôme en manteau de pluie. L'homme est fragile, sa mère était folle, et au fil des pages, on sent qu'il commence à dérailler dans sa solitude urbaine, ayant laissé sa famille à la campagne. Ses nerfs ne tiennent qu'en prenant une batterie de médicaments, il a des visions, des paranoïas. En déambulant, il croise des personnes et voit des choses qui lui sapent toujours plus le moral. Se complaisant dans la solitude, sa santé mentale se dégrade inexorablement...Il se rapproche de la folie et a des tentations suicidaires...



Dans la Vie d'un idiot, la construction se rapproche étonnamment des haïkus. Chaque "paragraphe" titré est un arrêt sur image, d'une situation ou pensée intérieure du narrateur...En quelques mots, tout est dit de sa souffrance. Car lui aussi ne va pas bien, mais alors pas bien du tout. Déprime profonde, approche de la mort par suicide qu'on sent nettement arriver...



Deux superbes textes, sombres, complètement autobiographiques, qui annoncent le suicide...imminent de l'auteur, puisque les textes seront publiés juste après sa mort, à 35 ans.

J'ai été subjugué par la beauté de l'écriture, et le narrateur désemparé est très émouvant.

Des textes à lire et relire...quand on a le moral !

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La vie d'un idiot (précédé de) Engrenage

Deux nouvelles posthumes du grand auteur de littérature japonaise Ryûnosuke Akutagawa (1892-1927) qui préparent la mise en scène de son suicide.



Dans la 1ère "Engrenage", le narrateur, un écrivain neurasthénique, voit dans les choses qui l'entourent autant de signes prémonitoires de sa mort prochaine : un manteau de pluie, une pantoufle manquante, les couleurs blanc et noir...des signes qui le poussent toujours un peu plus vers la folie.

La seconde "La vie d'un idiot" est le journal autobiographique et testamentaire de l'auteur avant son suicide en 1927.



Ces deux nouvelles sont les dernières qu'a écrites Ryûnosuke Akutagawa peu avant son suicide en 1927.

Publiées à titre posthume, elles expriment avec un sentiment de malaise croissant, les peurs et les angoisses de l'auteur, la crainte de devenir fou comme le fut sa mère, la lassitude de vivre dans un monde dont il ne voit que la noirceur.

Si elles illustrent son état d'esprit, sa superstition, son interprétation des signes vus par le spectre de son obsession de la mort, elles reflètent également sa grande passion pour les auteurs occidentaux.

A découvrir.
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Rashômon et autres contes

Ce recueil d'Akutagawa puise l'essentiel de ses sources dans la longue tradition littéraire japonaise. Jonglant entre contes, apologues, récits réalistes et satires, l'auteur procède aussi à des expérimentations narratives. « Dans le fourré » en est l'exemple le plus marquant : des narrateurs non fiables y exposent à tour de rôle leur point de vue sur un crime qui les a impliqués, et seule l'irruption du fantastique permettra de dévoiler la vérité parmi les mensonges des vivants... À moins que les morts ne mentent eux aussi ?



De fait, Akutagawa pose un regard acerbe et désabusé sur l'âme humaine, comme l'illustrent à la perfection l'immoralité de la nouvelle éponyme, ainsi que le récit swiftien des Kapas, créatures mi-hommes mi-tortues dont le comportement singe celui de l'homme, avec une part de naïveté qui rend leurs travers plus touchants, et pousse le héros à les préférer à ses semblables.



Ce pessimisme n'est pas dépourvu d'images saisissantes. Ainsi l'horreur décadente des « Figures infernales » transparaît-elle dans des descriptions en forme de tableaux empreints de perversion, mise en abyme de l'oeuvre du personnage principal, un artiste tout feu tout flammes qui laisse sa passion l'emporter trop loin, hors du cadre de son paravent. Mais les autres textes chatoient d'un éventail chromatique parfois très différent. Avec « Les vieux jours du vénérable Susanoo », les couleurs du brasier se déposent avec plus d'humour et d'optimisme dans le paysage insulaire d'un Japon mythique, où une divinité acariâtre tente par tous les moyens d'assassiner son gendre. Et si « Le fil d'araignée » reprend la figure de l'enfer (relié au ciel bouddhiste par un lien soyeux) c'est pour y adjoindre une moralité, qui met en avant l'altruisme et l'humilité. Dans le même ordre d'idée, « Le Nez » suggère qu'il vaut mieux se satisfaire de son sort… ce qui n'est pas toujours facile quant on est affublé d'un pif à la Cyrano. Et comme on sait depuis Gogol qu'un nez peut changer de forme, on se prend à rêver…



Les multiples variations de tons et de sujets qui caractérisent ce livre semblent impulsés par les changements d'humeur d'Akutagawa, en apparence aussi subits que ceux du héros de Rashōmon. « Je n'ai pas de principes, je n'ai que des nerfs », disait notre auteur. Des nerfs sensibles, si l'on considère la variété des formes d'expression et de fiction que l'auteur rechercha pour les laisser s'exprimer, à la recherche de « L'illumination créatrice » qu'une simple parole d'enfant peut provoquer.
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Rashômon et [trois] autres contes

Grand amateur de contes, j’ai depuis longtemps dans ma bibliothèque le petit recueil de chez Folio « Rashomon et autres contes » de AKUTAGAWA Ryūnosuke, un auteur que je n’ai jamais eu l’occasion de lire.



Entre deux lectures communes, je me suis dit que c’était le moment de le lire…et quelle déception !



Aucun des contes n’a su retenir mon attention. Je n’ai pas vraiment adhérer au style d’écriture de l’auteur.



Je me suis véritablement ennuyé à la lecture et je n’avais qu’une envie c’était de passer à autre chose.
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Une vague inquiétude

La vacance de la justice et la mort caractérisent ce recueil. La première nouvelle est graphiquement une danse macabre : on y danse physiquement vers la mort inopinée, en pleine fête, forcément effrayante. Dans la seconde, la morale est prise en défaut en pleine confrontation avec un meurtre impuni et le professeur d'éthique se retrouve effrayé en face d'un criminel. La troisième a des similitudes avec une nouvelle d'Andrei Ujica dans "Les morts incertaines" : un voyage d'enfant et l'angoisse qui monte alors qu'il ne semble pas trouver de fin et commence à ressembler à un suicide, qui n'est jamais bien loin. On atteint une forme de classicisme et Akutagawa me semble profondément occidental, bien plus que Mishima, Endo, Abe et les autres...
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La Magicienne

Avec cette courte série de nouvelles, Akutagawa met en scène ses hésitations. D'abord une hésitation face à un Japon de plus en plus ouvert sur la culture occidentale, vectrice d'une modernité paradoxale, mise en avant dans les titres « Un mari moderne » et « Un crime moderne ». En effet, la modernité introduit dans le couple et dans l'acte criminel lui-même des sentiments ambivalents, quelque part entre la dignité et la jalousie, ou entre « l'indulgence ou le dégoût » anticipés chez les lecteurs par le criminel de la seconde nouvelle. Cela est susceptible de refléter la mélancolie d'Akutagawa face aux changements amenés par l'ère Meiji, même s'il était lui-même très influencé par la culture occidentale (de Gustave Moreau à Poe, qu'il enseigna, en tant que professeur d'anglais). Dans la nouvelle « Les poupées », le fait de rejeter sa propre culture empêche la communication avec ceux qui s'émeuvent encore devant elle. Portés par leurs penchants respectifs, les héros font ainsi éclater l'unité de la famille japonaise et se retrouvent isolés les uns des autres, si bien que l'amour pour des poupées représentant une cour impériale fantasmée (monde du passé par excellence) ne peut plus se perpétuer que dans le silence, dans l'imminence de leur disparition.



Pour retenir ce monde fuyant, Akutagawa fait appel à une magie relevant du shintoïsme : un mystérieux kami aquatique confère des pouvoirs à la magicienne éponyme, qui s'avère malfaisante (ce Japon regretté n'est donc pas idéalisé). Akutagawa déploie ici des visions d'une grande originalité, portées par les ailes de nuées de papillons de nuits, entre lesquels apparaissent et disparaissent aussitôt des yeux de sorcières détachés de la matérialité. Difficile de penser que les névroses hallucinatoires dont souffrait l'auteur ne sont pour rien dans ces esquisses fugitives et saisissantes.



D'ailleurs, face au déchaînement de ces forces obscures contre le héros et sa bien-aimée, ces derniers hésitent à se soulager de leurs tourments par un double suicide amoureux, le fameux shinjū également cher à Dazaï. On aboutit là à une seconde forme d'hésitation, qui s'avère poignante à l'aune de la fin de vie d'Akutagawa. Aurait-il résisté à ses démons s'il avait embrassé la modernité de plein pied, ou bien seule une intercession auprès d'un kami aurait-elle pu le soulager, de sa « vague inquiétude », reflet nippon de l'inquiétante étrangeté où nous plonge le croisement des mondes ?
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Rashômon et [trois] autres contes

Quatre très beaux contes d'Akutagawa, écrivain japonais disparu tragiquement, comme beaucoup de ses congénères qui ont difficilement vécu l'entrée dans la modernité du Japon après la Seconde Guerre Mondiale.

Comme beaucoup de ses congénères aussi, il avait un don particulier pour raconter de belles histoires et décrire la vie d'un pays dans lequel les traditions continuent d'occuper une place importante.

On lit ces contes au rythme apaisant qui caractérise la littérature japonaise et on a envie d'en lire encore davantage.

Akutagawa, qui a donné son nom à un prix littéraire, constitue une référence majeure pour qui aime lire les auteurs japonais.
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L'iris fou - Odieuse vieillesse - Le Maître -..

Je viens de terminer rapidement ce petit recueil de nouvelles japonaises. On peut se demander ce qui a motivé le choix de l'éditeur, tant les écrivains et les thèmes sont différents et n'ont pas grand chose en commun. Des récits de Shiga Naoya de 1913 à celui de Niwa Fumio de 1948, avec des thèmes aussi éloignés que la bombe atomique sur Hiroshima de Ibusé masuji au récit taoïste de Nakajima Atsushi, ces textes, par ailleurs très intéressants, se lisent facilement et ont l'avantage de nous présenter différentes facettes de l'histoire du japon et une littérature encore assez méconnue.

Ce recueil m'a également donné envie de relire les textes plus conséquents de certains de ces auteurs, comme "Pluie noire" de ibuse Masuji ou "Errance dans la nuit" Shiga Naoya.
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La vie d'un idiot et autres nouvelles

Je reste assez partagé après la lecture de ces nouvelles.

Encore une fois, comme pour tous les auteurs de cette période - Meiji - Taicho - c'est l'ambiance générale et l'environnement que je préfère.

La plupart de ces courts récits autobiographiques m'ont paru avoir perdu de leur intérêt avec le temps. C'est surtout l'environnement dans lequel évoluent les personnages - la modernisation du Japon -qui me semble intéressant. Je retiens surtout le premier et le dernier récit.

Dans le premier, "L'eau du fleuve", on retrouve ici le thème également cher à Kafu (dans "La Sumida"), du passage du temps, en regardant la ville se moderniser de part et d'autre de la Sumida. Akutagawa, comme Kafu, nous décrit la modification des traversées du fleuve en bac et la nostalgie que lui procure la contemplation de l'eau.

Le dernier, "La vie d'un idiot" représente un peu l'oeuvre-testament de l'auteur. Rédigé peu de temps avant son suicide, il y aborde certains passages de sa vie. Fortement teintée par sa dépression et sa pensée suicidaire, c'est une approche très morbide, mais parfois très lucide, de son existence tourmentée que nous livre Akutagawa.

Donc, recueil de nouvelles d'intérêt inégal, ce livre est à lire, une fois de plus pour l'ambiance d'une époque.
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Une vague inquiétude

Un matin, j’étais assis brinquebalant dans la chaleur étouffante d’un métro parisien, pour une fois peu bondé, quand je surpris un type en train de danser ou faire le pitre. Un nez allongé, un regard vide, une expression froide… J’avais envie de lui demander de s’arrêter pour laisser mon âme se reposer tranquillement, mais peine perdue ; il me semblait déjà bien éméché jusqu’au moment où il s’écroula devant moi. Impossible de le réveiller, il était MORT ! et il portait un masque. Y aurait-il de quoi être submergé par une vague d’inquiétude ?



Un soir, j’étais assis en tailleur devant mon verre de bière, plongé dans de réflexions bassement brassicoles (en clair, est-ce que ma bière était bonne), quand j’entendis la porte grincer. Discrètement, un type vient me voir pour m’expliquer son cas personnel. Pourquoi moi ? Il parait qu’au-dessus de mon verre de bière, flotte une aura de moralité qui jaillit sur mon esprit. Sans me laisser respirer, il me raconta sa terrible histoire. Un tremblement de terre, sa femme prisonnière des décombres, le feu qui se propage, sa femme qui va bruler vive. Impossible de la libérer. BRULÉE VIVE ! Il trouve une pierre et fracasse le crane de sa femme pour lui épargner l’atroce souffrance d’être immolée. Depuis, il se pose des questions sur son acte, il a un doute… Et moi que lui répondre ? Rien… Juste le sentiment d’être lentement enseveli par une vague d’inquiétude.



Un après-midi champêtre, j’étais assis sur un banc à regarder canards et cygnes batifoler dans un petit bassin citadin (à quoi devais-je penser ce jour-là ? dans ces moments-là) quand je me souvins d’une vieille histoire d’antan. Une ligne de chemin de fer abandonnée ou presque, un wagonnet qui n’attendait que d’être poussé, rêve de gamin (les trains ça fascine toujours les gosses). Lorsque justement deux ouvriers poussèrent lourdement le wagonnet. Le gamin se proposa de les aider. Et à sa grande surprise, ils acceptèrent. Et voilà la fière équipe qui poussa, poussa, poussa le wagonnet, grimpa, descendit, grimpa, pendant des kilomètres (et des heures)… Jusqu’à la vieille taverne où les ouvriers en profitèrent pour boire quelques bières, laissant le gamin seul sur la route. C’est au moment de rentrer chez lui, SEUL, alors que le jour venait de tomber qu’il ressenti cette vague d’inquiétude l’étouffer à la gorge pour quelques frayeurs nocturnes sur le chemin du retour.
Lien : http://leranchsansnom.free.f..
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La vie d'un idiot (précédé de) Engrenage

Je suis tombée sous le charme de l'écriture de cet auteur japonais si tourmenté. Ces deux nouvelles, censées préfigurer son suicide, sont empreintes d'un désespoir qui m'a presque contaminée, le temps d'une journée.



Toujours à mi chemin entre réel et rêverie - ou plutôt cauchemar, tant l'angoisse de l'auteur est omniprésente - Akutagawa livre son mal être, ses obsessions. Il trouve sans cesse des mauvaises augures sur son chemin, comme si le destin le narguait, et craint sans cesse de verser dans la folie qui a emporté sa mère.

Son amour pour les auteurs occidentaux - Anatole France, Radiguet, Rousseau - éclairent furtivement ses pensées, avant qu'il ne replonge dans ses pensées suicidaires et s'inquiète de sa mauvaise santé.



J'ai réellement adoré la force de ses images, et me sens touchée par ce destin si sombre. Je vais donc m'attaquer au reste de ses oeuvres - notamment "Rashomon", dont je vais regarder l'adaptation ciné.
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Rashômon et autres contes

Sakuhin-shu

Traduction & introduction : Arimasa Mori



La présente édition est une intégrale, contrairement au petit volume Folio qui lui, ne comporte que quatre nouvelles sur les quinze qui composent le manuscrit originel.



Comme toujours dans un recueil de ce type, certains récits parlent au lecteur de façon plus directe que d'autres. En ce qui me concerne, voici mon palmarès par ordre de préférence décroissant : "Le Nez - Le Mouchoir - Chasteté d'Otomi - Les Kappa - Villa Genkaku - Dans le Fourré - Figures Infernales."



Au fil de ses contes, Akutagawa mêle les récits remontant au Japon féodal et les histoires contemporaines. La nouvelle "Les Kappa" est à part car on peut la voir comme une réflexion à la Jonathan Swift émise par l'auteur sur le monde dans lequel il évolue : le narrateur, à la suite d'une chute dans un trou, tombe dans un monde parallèle, celui des Kappa, peuple mi-batracien, mi-humain, chez qui il va résider quelque temps. S'en suit toute une série de digressions des plus intéressantes, mettant en parallèle les valeurs humaines (et spécialement japonaises) et les valeurs kappa. Lorsque notre narrateur retourne dans son monde, on le prend pour un fou et il finit dans un asile d'où il ne désespère pas de s'enfuir pour rejoindre le monde des Kappa qui, désormais, lui manque ...



Finesse et ironie sont les armes favorites d'Akutagawa. Avec elles, il parvient à faire sourire mainte et mainte fois son lecteur alors que, pour peu qu'on analyse la trame des histoires, on s'aperçoit qu'il n'y en a pas une seule qui ne soit tissée de tristesse.



Dans "Figures Infernales", fondée sur le terrible sacrifice consenti par un peintre pour atteindre à la perfection de son art, ou dans "Le Fil d'Araignée", qui met en scène un damné auquel le Bouddha offre une chance qu'il gâche par égoïsme, sans oublier "Ogin", où une famille de Japonais christianisés renonce à "Deus" devant les flammes du bûcher, nous plongeons dans le drame le plus noir, mais avec un élément fantastique que, en dépit du discours de l'Ombre, ne joue pas un rôle si important "Dans le Fourré."



"Chasteté d'Otomi" - en temps de guerre, une jeune femme risque de se faire violer pour préserver la vie d'un chat - "Villa Genkaku" - récit des conséquences de l'adultère d'un mari désormais mourant sur toute une famille - et le superbe "Mouchoir", où l'auteur oppose avec subtilité les coutumes japonaises et les coutumes occidentales, ne seraient pas déplacés dans une anthologie où trôneraient également Tchékhov et Mansfield. Petite touches à peine visibles, demi-teintes, silences qui disent tout, temps suspendu l'espace de quelques secondes primordiales ... : ce sont de vraies merveilles.



Quant au "Nez", où un moine affligé d'un appendice nasal encombrant parvient à se le faire réduire pour regretter ensuite le temps où ce nez le rendait "anormal", c'est, à mon avis, le joyau le plus étincelant de cet écrin serti de nouvelles qu'est "Rashômon." Et même si je ne vous ai pas parlé de celle qui a donné son titre au recueil ni encore de quelques autres, vous auriez bien tort de supposer qu'elles ne valent pas qu'on s'y arrête. Lisez Akutagawa : c'était un conteur de génie.

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La vie d'un idiot (précédé de) Engrenage

La vie d'un idiot contient deux nouvelles posthumes d'un auteur majeur japonais. Les deux textes sont très différents dans leur prose mais expriment tous deux l'angoisse de leur auteur. Celui-ci a vu sa mère basculer vers la folie et s'imagine suivre le même chemin.



Le premier texte, Engrenage, a une atmosphère lourde et pesante. L'auteur y décrit les événements traumatique qu'il traverse. Il ne s'accepte plus. Il nous montre à travers ses écrits ce qu'il endure et à quel point il attend avec impatience la fin de sa vie. Il y voit une délivrance. Entre sensibilité et désespoir, cette nouvelle est d'une grande beauté.



La deuxième, La vie d'un idiot, a donné son titre au livre. A l'inverse du premier texte écrit de façon plus conventionnelle, celui-ci se présente comme "un journal autobiographique reprenant la forme des haïkus". En d'autres termes, il est constitué de courts paragraphes très poétique.



« Il lisait un livre d'Anatole France, la tête appuyée sur l'oreiller du scepticisme qui dégageait un parfum de feuilles de rose ; sans s’apercevoir qu'un centaure s'était glissé à son insu dans cet oreiller.»



Ce texte est un bijou. On y trouve toute la sensibilité de l'auteur et on voit qu'a l'instar du premier texte ou il espérait la mort, il est maintenant prêt à se la donner. C'est son testament, à la fois grave et doux. La mort y est une fin inexorable, comme le suicide de l'auteur qui ne tardera guère.



«Je vis à présent dans le plus malheureux des bonheurs. Mais, aussi étrange qu'il puisse paraître, je ne regrette rien. Je plains seulement ceux qui ont eu le mauvais mari, le mauvais fils, le mauvais père que je suis. Alors adieu.»



Pour conclure, ce livre est indispensable aux amoureux de la littérature japonaise. La sensibilité qui s'en dégage ne pourra vous laisser indifférent.



Note : 8/10
Lien : http://www.les-mondes-imagin..
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Rashômon et [trois] autres contes



Rashômon et trois autres contes/Ryûnosuke Akutagawa

Né à Tôkyô en 1892, Ryûnosuke Akatagawa s'est donné la mort à l'aube du 24 juillet 1927 en absorbant du cyanure. Il fut reconnu comme une figure majeure de la littérature moderne de son pays. Paru en 1965, ce recueil est représentatif de l ‘oeuvre de Akutagawa. Sa mère étant internée en asile psychiatrique, il fut adopté par la famille de celle-ci et imprégné de culture traditionnelle. Dès l'âge de neuf ans il connaissait les classiques de la littérature japonaise et chinoise. Plus tard, il se passionna pour la littérature anglaise et française et traduisit aussi bien Yeats que Anatole France en japonais. Homme de vaste culture, Akutagawa allia les cultures occidentale et orientale et fut toujours animé d'un souci obsessionnel pour la perfection. Il révère l'antique simplicité des anciens contes japonais, mais admire la manière sèche et détachée de conteurs tels que Mérimée et A.France. Pour lui, la littérature est un métier, un art et non un mode d'existence.

Rashômon fut publié en 1915. L'histoire, qui se passe à Kyôto est celle d'un miséreux qui dans le dénuement le plus total hésite entre voler ou mourir de faim. Alors qu'il s'abrite de la pluie il découvre une vieille femme, elle-même très pauvre, en train d'arracher les cheveux des cadavres pour confectionner des perruques. La morale triomphera-t-elle du besoin ? La forme du conte convient parfaitement à Akutagawa car elle exige d'être élaborée, condensée et ciselée à l'extrême, et c'est exactement ce que l'on observe dans ce bref récit. Pour ce qui est du fond, l'émotion engendrée est de nature purement esthétique.

« Figures Infernales », le second conte plus long, fut publié en 1918, et reprend un thème évoqué au XIIIe siècle. Yoshihidé est peintre il va consacrer une partie de sa vie à peindre un paravent qu'il destine au Seigneur de la province. Ce qui frappe dans ce texte, c'est le détachement avec lequel l'écriture de l'auteur décrit les scènes tragiques ou horrifiques peintes sur le paravent. Pour la réalisation de la dernière partie du Paravent des Figures Infernales, le Seigneur exige que soit représenté son char transportant une jolie femme en train de brûler. Une atrocité de plus que le peintre se prépare à reproduire avec délectation. Mais une surprise l'attend…

« le Fourré » date de 1922 et relate les successives dépositions de témoins d'un meurtre devant le lieutenant de police. Des versions contradictoires font que le lecteur se demande où est la vérité. Une nouvelle magistrale.

Enfin « Gruau d'ignames » met en scène un pauvre hère, le nommé Goï, ancien sous-officier qui est la risée de tout le monde. Il a un désir et un seul : manger de ce plat royal qu'est le gruau d'ignames à la cannelle. Il arrive parfois qu'un homme consacre sa vie entière à un désir qu'il ne pourra peut-être jamais réaliser. Et celui qui se moque d'une telle illusion ne connaît rien à la vie. Goï va passer de l'espoir au désespoir, de la convoitise au doute, de la peur à la résignation et de l'impatience à l'inquiétude. Un conte au style particulièrement original et parfaitement ciselé. Un recueil qui plaira aux amateurs de littérature japonaise classique.

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Rashômon et [trois] autres contes

Pas de fantastique mais un climat effrayant, très dérangeant. Le Japon à différentes époques, des contes tragiques souvent, ironiques parfois. On est vraiment transportés. J'ai beaucoup aimé la nouvelle avec le peintre mauvais et ses créations dérangeantes, ainsi que celle avec l'enquête où l'on voit un même crime à travers différentes histoires.
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Les Poupées

Etoiles Notabénistes : ******



Hina

Traduction : Elisabeth Suetsugu



ISBN : non usité à l'époque - cette nouvelle est antérieure au 1er septembre 1923 - mais 978280970397 pour "La Magicienne", chez Picquier Poche, dont est extrait ce texte.



Charles Trénet a jadis composé une chanson tout simplement intitulée "Une Noix" et dans laquelle le poète s'interrogeait sur ce qu'il pouvait y avoir à l'intérieur d'une noix ... De strophe en strophe, il nous présentait un petit monde qu'on avait à peine le temps d'apercevoir avant de croquer la noix et alors, adieu, les découvertes ... Eh ! bien, dans le contexte actuel, après avoir lu et relu "Les Poupées" d'Akutagawa, j'ai eu du mal à me tirer de la tête cette chanson et tout ce qu'elle symbolise.



La "noix" d'Akutagawa, ce sont les poupées mises en scène dans chaque maison japonaise qui se respecte, y compris de nos jours, lors de la "Fête des Filles", fête qui tombe, je crois, le 3 mars. Dans cette nouvelle, ces poupées sont quasiment grandeur nature, fort belles et splendidement vêtues et parées car la famille Kinokuniya, à qui elles appartiennent depuis des générations, a toujours été aisée. Avec le début de l'Ere Meiji, qui voit le Japon quasi féodal faire un bond en avant aussi prodigieux que brutal vers la Modernité, la situation se dégrade un peu et, pour maintenir son clan à flots, le chef de famille se voit peu à peu dans l'obligation de vendre des objets de valeur.



Les derniers en date, ces poupées - l'Empereur, l'Impératrice, cinq musiciens, le page, la dame d'honneur, le cerisier sauvage traditionnellement à gauche du trône, le mandarinier lui faisant pendant à sa droite, sans oublier le paravent et de petits meubles et objets incrustés d'or et d'argent - doivent être remises, contre une somme conséquente, à un Américain de Yokohama, qui les juge, avec raison, magnifiques et les ramènera sans doute avec lui dans son pays quand il quittera l'Empire du Soleil Levant.



La narratrice, qui est aussi la seule fille de la famille, O-Tsuru, raconte à l'écrivain ce qu'elle vécut à l'époque où son père dut se séparer de ces merveilleuses poupées. Elle avait quinze ans et était donc assez âgée pour s'incliner devant l'inévitable : la famille n'était plus aussi riche que dans le temps, sa mère était malade, et le Japon était en marche vers une ère nouvelle qui allait assurer sa prospérité mais au prix de très nombreux sacrifices.



Chez les Kinokinuya, le fils, Eikichi, sensiblement plus âgé, paraît être le seul adepte résolu de la modernisation et tourne en dérision la douleur que sa jeune sœur ne parvient pas entièrement à dissimuler devant le départ des poupées. Tous, d'ailleurs, à l'exception d'Eikichi - et encore, en est-on bien sûr ? - ont conscience, chacun à son niveau et selon son âge et son vécu, de se séparer, avec ces véritables chefs-d'œuvre de l'Art traditionnel japonais, d'une partie de sa culture personnelle, intimement liée à la culture du pays lui-même. Que la chose soit obligée, que M. Kinokinuya père, devenu pharmacien-herboriste, agisse sous la contrainte amère du besoin d'argent et de celle de ne pas perdre la face, ne change rien à l'affaire : au contraire.



La transaction ayant été menée par Marusa, antiquaire tout dévoué à la famille, les poupées, soigneusement rangées dans leurs coffres en bois de paulownia, sont donc sur le départ. O-Tsuru se permet de demander à son père de les sortir une fois encore - une seule fois - mais il refuse. Sans brutalité mais avec fermeté.



Et le jour fatal se rapproche, influant peut-être sur la maladie de Mme Kinokinuya tandis qu'Eikichi se fait si indifférent au départ des poupées que, dans une scène qui se déroule dans un pousse-pousse, entre le conducteur, venu proposer un petit tour gratuit à O-Tsuru pour la distraire un peu, l'adolescente elle-même et son frère, on comprend, l'espace d'un instant, que le jeune homme souffre tout autant que les autres membres de sa famille de cette vente qui, plus qu'une vente, est un véritable symbole : celui de la disparition passagère d'un certain Japon afin que, tel le légendaire Phœnix, il renaisse une fois de plus.



La nuit précédant le départ des poupées, O-Tsuru a l'idée folle d'en sortir au moins une pour un adieu ultime. Mais elle y renonce et plonge sagement dans le sommeil. Elle a alors un rêve étrange. Elle se réveille - en tous cas elle en a l'impression - et aperçoit son père à son chevet, entouré de toutes les poupées, plus belles et plus nobles que jamais ... Son père a le front baissé et une expression grave sur le visage. Il ne lui adresse pas la parole. Elle non plus d'ailleurs. Peu à peu, tout devient flou ... Et c'est le matin.



O-Tsuru a-t-elle rêvé ou son père, rien que pour elle et pour lui - la fille de la maison et lui, le chef du clan, responsable de tout - a-t-il organisé une dernière fois la cérémonie des Poupées ?



Elle ne le saura jamais mais elle aura compris pour toujours tout ce que représentaient, pour sa famille - et pour tant d'autres familles, plus, aussi ou bien moins riches - ces Poupées rituelles de la Fête des Filles. Oui, cette "noix", ici symbolisée par les Poupées de la Fête des Filles, contient tout un monde, toute une tradition, toute une culture - tout un passé qu'un trait de plume, le passage des siècles et celui des Eres impériales n'auront jamais le pouvoir de faire disparaître. Parce que ces Poupées hautaines et cependant protectrices recèlent en fait une partie, en apparence infime et pourtant essentielle, de l'Histoire du Japon.



Et l'Histoire, même si ses vestiges peuvent se vendre - et très cher - ne se vend jamais, Elle.



En ces jours si sombres que nous traversons, il est bon de garder cette vérité en mémoire.



Instillant l'espoir le plus pur sous son désenchantement apparent, "Les Poupées", nouvelle en principe mineure dans l'œuvre d'Akutagawa Ryûnosuke, réchauffe et fait doucement palpiter le cœur de l'Européen qui la lit aujourd'hui. Avec un petit clin d'œil à la fois malicieux et compatissant, elle lui certifie, avec l'assurance tranquille de Celle Qui Connaît L'Avenir Parce Qu'Elle Vient Du Passé, que l'Histoire et la Culture sont des "noix" bien trop dures pour que ceux qui ont l'audace de s'imaginer les croquer sans dommages ne s'y brisent pas inexorablement leur élégante dentition ...



Bonne lecture et protégez les "Poupées" qui sont en vous, aujourd'hui. Quoi qu'il arrive, si vous ne pouvez les transmettre physiquement à vos enfants ou à vos petits-enfants, vous leur en transmettrez inéluctablement l'esprit et l'âme. Et cela n'a pas de prix ... ;o)

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