Anne-Fleur Multon : Effectivement, on a entendu parler de cette histoire incroyable ! La réalité dépasse souvent la fiction... Mais nous ne l’avons découverte qu’en cours d`écriture. C’est une histoire similaire qui a lancé le roman. À l’époque où nous avons commencé à parler de notre histoire avec Samantha, j’étais encore rédactrice chez madmoiZelle.com, et j’avais interviewé une jeune lycéenne qui vivait à Troyes. Elle était suivie par plus de 70 000 personnes sur Instagram, et son compte avait explosé presque du jour au lendemain. Dans sa petite ville, elle fascinait. Tout le monde la connaissait. Dans le bus qui l’amenait en cours, on la prenait en photo à son insu. La Britney Spears de la campagne auboise ! Et puis un jour, son compte a été piraté, et elle a tout perdu. J’avais trouvé cette histoire tragique. Tout ce travail qu’on lui jalousait, qu’on lui enviait, qui la bouffait aussi (elle avait fait de l’anorexie, elle voulait être toujours plus mince sur les photos), avait disparu en un instant. Ce travail que personne n’avait pris au sérieux, même pas elle, parce que c’est tellement facile et futile, n’est-ce pas, de poster une photo, d’être jolie, de sourire, de répondre aux commentaires ? Elle m’avait confié être aussi perdue que soulagée. Il y avait là-dedans quelque chose de la fragilité, du sexisme aussi, dont on voulait parler dans C’est pas ma faute.
Samantha Bailly : Oui, on a beaucoup discuté de ce témoignage aussi puissant que troublant… et de multiples réflexions sont venues se mêler à ce qui est un fait divers. De mon côté, j’envisageais d’écrire sur les coulisses des “influenceurs” depuis quelques temps, sans que cela prenne de forme définie. Notre rencontre avec Anne-Fleur a créé cette collision entre toutes ces inspirations et idées, et en quelques heures à peine, le début de C’est pas ma faute est né dans un café avenue des Gobelins...
Samantha Bailly : Lolita est un personnage complexe, qui révèle de nombreuses aspérités au fil des pages. On va éviter de trop en dire pour ne pas dévoiler des pans entier de l’intrigue, Lolita est un mystère en soi ! Ce qui est certain, c’est que de l’autre côté d’Instagram, ce sont des dizaines de milliers de jeunes filles qui rêvent de lui ressembler. Ses attitudes, son audace, sa beauté… tout laisse à croire qu’à 16 ans, elle a touché le jackpot depuis sa chambre d’adolescente dans le sud de la France. Ce que l’on peut dire, c’est que C’est pas ma faute questionne la surexposition médiatique via les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les digital native ont le matériel, les techniques et les codes pour devenir célèbres par eux-mêmes, sans contrôle d’un adulte et sans ligne éditoriale. La puissance colossale des réseaux sociaux, les millions de vues ou les centaines de milliers d’abonnés, donnent à ces adolescents une grande influence tout autant qu’une exposition considérable, pour lesquelles ils n’ont aucune préparation. Notre Lolita est l’incarnation de la star qui s’est elle-même créée, la Britney Spears de 2020, qui en a la naïveté, la fragilité, mais aussi la force et l’audience.
Anne-Fleur Multon : Prudence est l’archétype de la fan obsessionnelle - elle adore Lolita car elle peut projeter sur elle tout ce qu’elle veut y mettre. Tout ce à quoi elle voudrait ressembler. Lolita est un personnage fantasmé de Prudence. D’ailleurs, son comportement obsessionnel vis à vis de la youtubeuse est lui aussi inquiétant : même si elle ne veut aucun mal à Lolita, à sa façon, elle aussi la harcèle. Elle aussi attend quelque chose d’elle.
Et je pense que ce qui pousse Prudence à se lancer à corps perdu dans cette quête incertaine, ce n’est pas tant son amour pour Lolita que, dans le fond, elle ne connaît pas, que la volonté confuse qu’il lui arrive enfin quelque chose, quelque chose qu’elle choisit, elle qui a l’impression de subir sa vie. Prudence est prisonnière d’elle-même. Elle ne se comprend pas. Et c’est davantage pour elle que pour Lolita qu’elle décide de partir à sa recherche. Car Pour Prudence, le vrai mystère, ce n’est pas Qu’est-ce qui est arrivé à Lolita ?, c’est plutôt : Pourquoi je pense à cette fille tous les jours ?
Samantha Bailly : Tellement de sujets ! Peut-être que l’un de ceux qui nous a le plus interrogé est le rapport à l’image de soi, dans une période riche en transformations mentales et physiques. Sans parler des miroirs déformant des réseaux sociaux, qui viennent accentuer encore ces phénomènes. Lolita comme Prudence ont des rapports difficiles à leurs corps adolescents. Lolita, prenant pour modèles les mannequins et influenceuses, est obsédée par l’image qu’elle renvoie et son poids. Elle compte scrupuleusement les calories qu’elle s’autorise à avaler et contrôle son poids sur la balance plusieurs fois par jour. De même, sa couleur de cheveux et son maquillage se calquent en fonction des tendances, de ce qu’elle observe sur la toile. Elle a le sentiment constant de ne pas être “assez”, et les milliers de compliments de ses fans reçus chaque jour ne changent rien à sa propre perception d’elle-même et de ce qu’elle considère comme ses “gros défauts”.
Prudence a grandi dans un monde qui ne la représente pas : depuis toujours, elle a la sensation d’être le vilain petit canard, elle a l’impression d’être de trop. Trop de cheveux trop crépus, trop foncée, trop de hanches pour danser. Et pour correspondre davantage à l’image qu’elle se fait de la perfection qu’elle devrait atteindre (et qui s’incarne pour elle dans son idole, Lolita), elle s’astreint à un contrôle presque obsessionnel de son corps : elle lisse ses cheveux à outrance, elle éclaircit son visage avec des fonds de teint trop clairs pour sa carnation… Ce sont des questionnements très intimes, particulièrement saillants dans une période où tout change d’une année sur l’autre.
Anne-Fleur Multon : J’aime les ados pour leur recherche d’absolu, pour leur intensité, pour leur héroïsme et parce que c’est l’âge des premières fois, des premières amours déçues, des premiers coeurs qui battent, des amitiés pour toujours et de l’envol, aussi. Les blessures qu’on s’y fait marquent l’adulte qu’on deviendra, et pourtant les adultes souvent ne prennent pas le temps de les prendre au sérieux. Un chagrin d’une ado, ça ne vaut pas grand chose, pas vrai ? L’important, c’est de bien réussir à l’école, pas vrai ?
Moi je crois au contraire que l’adolescence est l’âge des consolations. C’est l’âge où on a le plus besoin encore d’être entouré-e, avec douceur, d’être compris-e, écouté-e, peut-être parce qu’on a plus tout à fait les mots pour demander de l’aide, parce qu’on ne peut plus pleurer aussi fort qu’un enfant qui a mal, qu’on a conscience qu’il faut être grand, et qu’être grand c’est sourire et se taire. On a voulu montrer ça, dans le livre. Que l’oreille bienveillante d’un adulte, une main secourable, c’est précieux. Il y a pleins d’adultes de tous les âges, dans notre roman. Parce qu’on est jamais ado tout-e seul-e - il y a bien là un grand-père avec qui pleurer sur des loukoums sucrés, un grand frère avec qui faire des bêtises, une prof qui peut-être s’inquiète de ne plus nous voir si attentive en cours, une amie à qui écrire des lettres.
Samantha Bailly : Le lecteur navigue entre passé et présent : dans les chapitres de Lolita, on découvre peu à peu sa vie avant la disparition, et ce qui a conduit à cet événement dramatique inévitable. Aux côtés de Prudence, on enquête avec ferveur pour comprendre le pourquoi de cette disparition si soudaine. Ce jeu entre les temporalités se prête tout à fait au thriller, et permet de recomposer peu à peu les pièces manquantes du puzzle.
Samantha Bailly : Je me souviens que l’on s’est attribuées les personnages assez naturellement alors qu’on les construisait à voix haute. C’était beaucoup plus simple, d’un point de vue pratique, d’écrire un chapitre sur deux. Cette façon d’écrire a également permis de démarquer deux voix très différentes, ne serait-ce que par le style, tout en gardant une unité d’ensemble.
Anne-Fleur Multon : Je crois que nos personnages nous ressemblent. Je suis rentrée dans la peau de Prudence comme dans un vêtement familier. Je connaissais ses angoisses, cette peur de soi et du monstre dans le ventre qui nous brûle les entrailles, qui nous susurre à l’oreille qu’on est différent, pas assez bien, dégoûtant. Comme Prudence aussi, j’ai une certaine tendance au fangirlisme ! Instant confession : ado, j’étais fan à en crever de Tokio Hotel. Et j’ai compris bien plus tard pourquoi j’étais si fascinée par le chanteur. Je crois que Sam aussi s’est reconnue dans Lolita. Elle connaissait bien mieux que moi le monde de YouTube, et la fragilité de celle qui sait ne pas appartenir au “bon milieu”. C’est tout aussi naturellement qu’on a trouvé les “voix” de Lolita et Prudence : Loli parle avec des phrases courtes, utilise le pronom “tu”, et Prudence est très lyrique, bien plus introspective aussi. Là encore, nous avons utilisé les spécificités de nos styles personnels pour donner du corps à nos personnages.
Samantha Bailly : C’était une expérience aussi passionnante qu’enrichissante, assez inédite pour nous deux. Ecrire un roman à quatre mains, ce n’est pas rien : ça n’a rien à voir avec d’autres collaborations créatives, comme la bande dessinée ou les vidéos. Nous avions là les mêmes outils, les mêmes compétences, pour donner vie à une création, mais chacune nos voix, nos habitudes, nos obsessions. Je crois que les vlogs reflètent très bien cette période d’écriture, d’ailleurs, j’aime bien les revoir de temps en temps, cela permet de faire un bonds dans le temps et de revoir chaque étape de l’écriture ! Ça a été un processus très doux, qui s’est glissé dans nos vies respectives comme autant de bouffées d’oxygène. Ce roman est autant une création que la consolidation, jour après jour, d’une amitié solide entre nous.
Anne-Fleur Multon : On écrivait ensemble physiquement. C’était l’occasion de discuter de tout ce que nous voulions mettre dans le roman, de boire un thé entre copines, de rigoler un peu, et de se relire les paragraphes qu’on venait d’écrire, pour les amender, pour leur donner du rythme. On a d’abord écrit le synopsis ensemble, chapitre par chapitre. L’une de nous avait une idée, l’autre rebondissait, c’était très vivant ! Ensuite, très vite, est venue l’idée d`intercaler les chapitres de Lolita et de Prudence. On se disait : aujourd’hui, on écrit le chap 4 et le chap 5 ! Quand on bloquait, on faisait une pause, on buvait un verre, ou l’autre venait à la rescousse. À la fin de l’écriture du roman, pour les corrections, on s’était réparties le travail en fonction de nos compétences : moi, par exemple, je devais vérifier toutes les dates qui précèdent chaque chapitre. Je suis une vraie pro du calendrier de 2017, sur lequel on a basé C’est pas ma faute, maintenant ! C’était une écriture fusionnelle, une vraie expérience d’amitié, qui a je crois apporté et au roman, et à nos sensibilités artistiques respectives !
Anne-Fleur Multon : Je pense que mon écriture est introspective, sensorielle, très vivante. Mais je manque cruellement de concision, et j’ai le chic pour me noyer dans des arcs narratifs secondaires et perdre de vue l’intrigue principale. Travailler avec Sam m’a permis de mettre le doigt sur ces défauts, et d’apprendre à les corriger, parce que justement, c’est l’une de ses qualités littéraires : son écriture est très rythmée, c’est une maîtresse du suspense !
J’ai aussi appris à lâcher prise, et à me faire confiance. J’ai tendance à avoir du mal à lâcher le bébé, à admettre que ça ne sera pas “parfait”. Sam m’a appris qu’il vaut mieux un roman achevé qu’un roman parfait (et pas fait !).
Il a aussi fallu travailler avec les contraintes de l’autre ; savoir dire quand ça ne va pas, admettre qu’on est bloqué, ou qu’on a pas trop aimé ce paragraphe là. Avouer qu’on est pas en forme, et qu’on a du mal à écrire.
Écrire un roman à deux, c’est intimement travailler en équipe. C’est confier à l’autre une partie sensible de soi. C’est une expérience à nulle autre pareille : par dessus tout, j’ai appris que j’avais trouvé une amie selon mon coeur.
Samantha Bailly : Je suis d’accord avec tout ce que dit Anne-Fleur ! De mon côté, à une période qui plus est particulière de ma vie, cela m’a reconnectée avec certaines zones de mon propre monde intérieur que j’avais laissé à l’abandon depuis des années. Parfois, ma technicité, cet aspect structuré qu’évoque Anne-Fleur, est aussi un rempart pudique. Anne-Fleur a ce talent naturel pour aller fouiller dans ce qui fait mal, dérange, pique, vous savez, ces recoins sombres dont on veut se détourner. Ce sont pourtant toutes ces cassures que la littérature nous apprend à regarder bien en face : l’âme humaine dans sa grandeur et sa complexité. Je me suis autorisée à écrire encore différemment, cela m’a permis de me questionner, de me réinventer tout en conservant mon empreinte. Ce qu’on attend d’une expérience qui fait grandir et progresser, pour résumer ! Si l’on compare à Nos âmes jumelles, une série de romans adolescents qui abordent un certain nombre de thématiques communes avec C’est pas ma faute, on constate que le traitement n’a rien à voir. C’est le miracle du travail d’équipe !
Je n’ai pas le souvenir d’un livre précis, c’est une envie qui remonte à très loin !
À la Croisée des Mondes, de Philip Pullman. Sans aucune hésitation. Magistral, épique, érudit, et que je relis régulièrement au fil des années en ayant la sensation de le redécouvrir à chaque fois, à la lumière de nouvelles expériences.
Émile Zola, en 4e, et le cycle des Rougon-Macquart (comme vous pouvez le voir, je suis concise!)
Femmes qui courent avec les loups, de Clarissa Pinkola Estés. Il y a peu de livres que je relis, mais celui-ci est très particulier. Je l’ouvre de temps en temps au hasard, je suis happée par un chapitre, je bondis au suivant. Entre mythologie et psychologie, c’est une expérience de lecture très singulière.
A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust . Un incontournable des études littéraires… contourné du coup.
Mhhhh pour le coup j’avoue que je n’ai jamais ouvert un classique en me disant “je suis vraiment déçue” !
Allez, pour la peine, une citation de Femmes qui courent avec les loups, de Clarissa Pinkola Estés :
“J`espère que vous allez laisser les histoires, c`est-à-dire la vie, vous arriver, que vous allez travailler avec ces histoires issues de votre existence - la vôtre, pas celle de quelqu`un d`autre - les arroser de votre sang et de vos larmes et de votre rire, jusqu`à ce qu`elles fleurissent et que vous fleurissiez pleinement à votre tour. C`est là la tâche, l`unique tâche.”
Pop & Psy du Dr Jean-Victor Blanc, un cadeau de Pocket jeunesse !
Découvrez C`est pas ma faute de Samantha Bailly et Anne-Fleur Multon aux éditions PKJ
Entretien réalisé par Pierre Krause
Dans quelle entreprise se déroule le roman ?