Une œuvre singulière, absurde, burlesque, à la lisière de l'intimité la plus viscérale, à la margelle du dégout, rebords lugubres et angoissants, pour toucher du doigt le plus essentiel et le plus trivial.
Me voici devant la page blanche, bien hésitante. Comment parler d'un tel livre, comment parler de Molloy ? Je n'ai aucune comparaison, aucun livre auquel me fier, celui-ci est, de façon stupéfiante, totalement unique. Je ne saurais dire si je l'ai aimé, là n'est pas la question me semble-t-il, une chose est certaine, il m'a fortement bousculée, interpellée, subjuguée parfois, dégoutée aussi par moment, et plusieurs lectures me seront nécessaires pour tout comprendre. Mais qu'est-ce que ce livre ? Un roman ? Un essai ? Un exercice de style inédit ? Une blague absurde ? Deux longues nouvelles en miroir ?
Un chef d'oeuvre indéniablement, d'une étrangeté dérangeante assurément.
Et qui est Molloy ? de prime abord, il s'agit d'un homme laid (borgne, édenté, crasseux), très vieux, béquillard désormais à cause de ses deux jambes devenues raides, stupide, méchant mais lucide, philosophe même, indifférent aux autres, à la fois grave et naïf, et surtout masochiste. Un anti-héros revêtant l'idéal de la laideur selon Beckett. Qui m'a fait penser, je dois avouer, même si la comparaison peut sembler étrange, à Ignatus dans la Conjuration des imbéciles tant il met en valeur notre part la plus inavouable et taboue. Comme Kennedy O'Toole, Molloy semble nous dévoiler ce que nous sommes derrière le vernis social. Il y a du Molloy en chacun de nous et il suffit de vivre quelques expériences difficiles à un certain âge pour le devenir, à l'instar de Moran, personnage de la deuxième partie du livre.
Le livre se décompose en effet en deux parties. D'une part l'errance ubuesque et pénible de Molloy qui tente désespéramment de revenir vers sa mère (revenir en position foetale, revenir enfant, retour régressif qui semble avoir lieu lorsque nous sommes très vieux) et d'autre part l'expédition tout aussi hallucinante de Moran, détective privé, chargé de retrouver Molloy…A moins que Moran se cherche lui-même et devienne ce Molloy…Le destin de l'homme ressemble à cette errance interminable et schizophrène entre quête de soi, déchéance et décrépitude, animalité, rage de vivre envers et contre tout. La décrépitude physique entrainant la déchéance morale et la coupure avec la société.
Ne pouvant faire une critique érudite sur cet auteur que je connais si mal, ne comprenant pas tout de cette lecture hors norme, j'aborde mon retour uniquement sur la base de mes ressentis.
La fascination éprouvée tout d'abord. Molloy semble nous montrer ce que nous devenons tous en vieillissant, tout en nous rappelant constamment qu'il était comme nous…coïncidence, la chanson de Neil Young passe au moment d'écrire ces lignes, « vieil homme, regarde ma vie, je ressemble beaucoup à ce que tu étais ». Impossible d'être et d'avoir été, la décrépitude nous attend et loin d'un stoïcisme courageux et bienveillant, Beckett nous oppose un masochisme quasi animal, un masochisme de bêtes élémentaires, celle des vers de terre, lorsque, ne pouvant plus se tenir debout, il montre les délices insoupçonnées des diverses stations horizontales dont la reptation. Etourdissant d'être témoin des efforts de contorsion par terre de ce vieil homme qui avance envers et contre tout. Fascination malsaine, presque morbide, quasi sadique.
« Et cela ne m'étonnerait pas que les grandes paralysies classiques comportent des satisfactions analogues et même peut-être encore plus bouleversantes. Etre vraiment dans l'impossibilité de bouger, ça doit être quelque chose ! J'ai l'esprit qui fond quand j'y pense. Et avec ça une aphasie complète ! et peut-être une surdité totale ! Et qui sait une paralysie de la rétine ! Et très probablement la perte de la mémoire ! Et juste assez de cerveau resté intact pour pouvoir jubiler ».
L'émerveillement ensuite. La plume de Beckett est incroyable, à la fois créative - que de belles métaphores surprenantes comme ce « j'y vole chez ma mère sur les ailes de poule de la nécessité -, âpre et rugueuse, avec un bon sens de l'absurdité ne cherchant pas à trouver des causes nobles aux yeux du monde, rendant son propos d'autant plus sincère, et pourtant d'une belle subtilité. Il arrive, en quelques lignes, à la fois à nous faire toucher l'essence du monde la plus noble, des questions philosophiques élémentaires, la vulgarité la plus basse et l'humour, oui l'humour, souvent teinté d'ironie mordante. En une phrase nous passons de l'infiniment grand à l'infiniment petit tout en pouffant de rire…Cette citation nous le montre bien :
« Je dus m'endormir, car voilà qu'une énorme lune s'encadrait dans la fenêtre. Deux barreaux la partageaient en trois parties, dont la médiane restait constante tandis que peu à peu la droite gagnait ce que perdait la gauche. Car la lune allait de gauche à droite ou la chambre allait de droite à gauche, ou les deux à la fois peut-être, ou elles allaient toutes les deux de gauche à droite, seulement la chambre moins vite que la lune, ou de droite à gauche, seulement la lune moins vite que la chambre. Mais peut-on parler de droite et de gauche dans ces conditions ? Que des mouvements d'une grande complexité fussent en train, cela semblait certain, et cependant quelle chose simple apparemment que cette grande lumière jaune qui voguait lentement derrière mes barreaux et que mangeait peu à peu le mur opaque, jusqu'à l'éclipser. Et alors sa calme course s'inscrivait sur les murs, sous forme de clarté rayée de haut en bas et que pendant quelques instants firent trembler des feuilles, si c'était des feuilles, et qui disparut à son tour, me laissant dans l'obscurité. Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con la lune. Ça doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressais à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier ».
La gêne, voire le dégout, je dois avouer également. L'omniprésence des allusions anales (comme l'étaient les flatulences d'Ignatus d'ailleurs), de l'onanisme, entremêlées à la crudité du langage soulèvent quelques tabous et dévoilent sans pudeur ce que nous vivons et cachons tous. Mais lorsqu'il s'agit de Moran imposant un lavement à son fils dans une scène d'un sadisme sans nom, scène de viol selon moi, comment la comprendre, comment l'interpréter ? Beckett a-t-il voulu montrer que Moran, aussi social et intégré soit-il, est mû lui aussi par des pulsions ? Que sous couvert de vouloir le bien pour son fils (qui est ballonné et qui a mal au ventre), le remède choisi impose sa violence, son ascendant, et la soumission de ce jeune garçon ?
Dégout aussi face à son propre dégout pour les chiens et pour les femmes qu'il met dans un même sac :
« Elle s'appelait du nom paisible de Ruth je crois, mais je ne peux le certifier. Peut-être qu'elle s'appelait Edith. Elle avait un trou entre les jambes, oh pas la bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle mettait plutôt, mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça fatigant, à la longue. Mais je m'y prêtais d'assez bonne grâce, sachant que c'était l'amour, car elle me l'avait dit. Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. C'était la seule position qu'elle pût supporter, à cause de son lumbago. Moi je trouvais cela naturel, car j'avais vu les chiens, et je fus étonné quand elle me confia qu'on pouvait s'y prendre autrement. »
Enfin, ce livre m'a bousculée quant aux questions existentielles soulevées. Chacun de nous sommes voués à nous égarer dans un labyrinthe dans lequel la condition humaine fondamentale semble se fondre, se dissoudre. C'est désespérant. Totalement désespérant.
Le livre commence par la fin. Molloy a fini son errance et nous dit « je suis désormais dans la chambre de ma mère ». Incipit qui fait beaucoup penser à celui de Camus dans l'étranger. Nous devinons que la mère est morte, qu'il l'a remplacée dans son propre lit, il ne se rappelle plus bien comment il est arrivé là, le début du livre est marqué du sceau de l'inceritutde, mais il y est et désormais il se doit d'écrire en contrepartie de la culpabilité de sa naissance semble-t-il. Coupable de naître, la déchéance est le prix à payer. Dérision impitoyable et implacable.
Molloy est un roman satirique à la fois merveilleux et dérangeant, jubilatoire et déprimant. Unique. Molloy est l'anti-héros de ce roman parodique dans lequel la plume est inventive et oscille entre le parlé et l'écrit, la gravité et l'humour, la vulgarité et la philosophie. le sens de l'absurde permet cependant une certaine distanciation, une prise de recul, salvatrice avec ce genre de livre angoissant. Il me faudra le relire pour tout comprendre et avant d'aborder les deux autres livres de la trilogie écrite directement en français il faut le souligner car Beckett est irlandais. Les deux autres tomes sont « Malone meurt » et « L'innommable ». En attendant, je m'en vais lire de nouveau la critique très brillante et érudite d'Eduardo (@Creisification), qui contient des clés d'analyse que je n'ai pas voulu revisiter avant d'écrire mon propre retour.
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