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Critiques de Samuel Beckett (434)
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En attendant Godot

L’autre jour, ma fille regardait Le Livre De La Jungle de Walt Disney à la télévision et un passage m’a incroyablement frappée. Il s’agit, vers la fin du film, du moment où les quatre vautours sont en train de s’ennuyer ferme en ce demandant : « - Et Max, qu’est-ce qu’on va faire ? - Je n’en sais rien, que veux-tu faire ? » et ainsi de suite.

Oui, incroyablement frappée car on croirait cet extrait tout droit sorti d’En Attendant Godot. Cette pièce dans son entier est une sorte de dilatation à l’extrême de cette scène qui dure trente secondes dans le dessin animé et malheureusement un peu plus ici.

Samuel Beckett y est allé de bon cœur dans ce registre, éveillant au passage un certain sentiment de vacuité (pour ne pas dire un sentiment certain !).

Alors voilà, Beckett nous chante que la vie n’a aucun sens, qu’on passe son temps à y attendre la mort sans savoir quoi faire ni pourquoi : vivre à deux ? voyager ? avoir du pouvoir ? croire en quelqu’un ? réfléchir ? avoir des richesses ? bref, que tout ça ne rime à rien.

Certes, messire Beckett, mais cela dit, c’est un peu court jeune homme, il n’y aurait peut être pas de quoi écrire une thèse, quoique, je vous en sens bien capable au jugé de votre aptitude à délayer le rien avec du rien au fond d’un grand pot à rien.

Mais tu ne comprends rien ma pauvre Nastasia, c’est ça le génie de Beckett, nous montrer tout le vide contenu dans nos vies, l’absurdité fondamentale de tout et de toute chose. Estragon et Vladimir, avec leur amitié de pacotille, attendent l’heure de leur mort avec un mélange de terreur et de soulagement, Pozzo et Lucky aussi, bien qu’entretenant des relations individuelles très différentes, de type exploiteur-exploité.

Ouais, ouais, ouais, c’est bien beau tout ça, mais ça me rappelle étrangement de vieux souvenirs de musées d’art moderne, de carré blanc sur fond blanc et autres hautes subtilités dans le même genre, auxquelles je reste décidément hermétique.

C’est vrai que dans le premier acte, j’avais tendance à prendre du plaisir à lire ce théâtre très scénique, très « visuel » si j’ose dire. C’est vrai que le propos me paraissait très intéressant mais assez vite, et surtout au deuxième acte, j’ai compris que Samuel Beckett n’avait absolument plus rien à dire, il faisait son remplissage réglementaire, histoire que la pièce ait un format acceptable, car cinq pages aurait fait un peu frugal.

Ce n’est pas mal fait et il fallait que quelqu’un le fasse dans l’évolution naturelle de l’histoire de l’art dramatique, un peu comme le carré blanc sur fond blanc de Malevitch et les merdes d’artiste de Manzoni, un peu comme Peter Handke et son Outrage Au Public, mais bon, vous dire que ça étanche la soif, quand on a vraiment soif, je ne sais pas, c’est à vous de voir… D’ailleurs, ceci n’est pas une pomme, ce n’est que mon avis, un tout p’tit avis de rien, c’est-à-dire, pas grand-chose, messieurs, dames.
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Molloy - Beckett le précurseur

Molloy…… Molloy………, je répète ce nom de temps en temps, à mesure que j’arrête de le lire.

Je le lis aussi, entre deux pierres, en l’admirant comme un grand bloc de granit sombre, au grain fin et acéré, auquel les mains accrochent en s’oubliant, le nez posé sur les mouvements de celles-là, effaçant qu’il faut encore tourner les pages.

Je n’y peux rien, il faut probablement en parler ainsi, au regret du pastiche, et laisser l’expulsé faire ce qu’il veut, un temps.

Il faudrait peut-être parler de ce petit 10-18, qui rappelle à ceux qui ne l’ont pas connue, cette époque de la littérature, de l’édition, où les choses semblait revêtir davantage d’importance. Passéisme lourdaud, peut-être, mais on y trouvait même des publicités, l’une pour le Club Méditerranée, c’est dire…

Il y a forcément quelque chose qui a dû se perdre entre temps.

On y retrouve tout un dossier de presse, une galerie de critiques qui devrait m’en dispenser, d’en écrire une.

On gravit cette paroi sans finalement trop y penser, une main après l’autre, lentement, entre deux pierres. Oui, elle roulent, virgule, aussi.

On est perdu, on trouve, qu’on a envie de recommencer.

Et les virgules durent des siècles.

Molloy se prononce comme roi. C’est une langue étrangère, on en est sûr.



Molloy
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Premier amour

La non-vie d'un misanthrope halluciné, désabusé et obscène qui rencontre une prostituée…un texte tragicomique poétiquement grotesque, typiquement beckettien…



Ce texte, qui peut s'apparenter à une nouvelle, a été écrit en 1945 par Samuel Beckett dont c'est l'un des premiers textes écrits directement en français. Nous suivons les pensées d'un vagabond qui vit une vie dénuée d'empathie, d'élan vers les autres, retiré du monde, cloitré volontaire dans sa chambre, profondément désespéré mais d'un désespoir sans plainte ni illusion. Un désespoir brut et viscéral. Cela donne un ton certes pessimiste, sombre mais en même temps doté d'un humour noir qui m'a fait parfois exploser de rire. Nous nous demandons s'il s'agit de l'auteur, ce qui constituerait alors un autoportrait vraiment sans concession d'un misanthrope dont l'unique objectif dans la vie est d'avoir un lieu pour dormir, manger et se soulager…Une vie sans joie, sans projet, une vie sans le vouloir, qui ne déroule malgré soi, et ne se justifie pas.



Alors que la mort de son père va l'expulser de la maison familiale, les autres membres de la famille, contrairement à ce père récemment décédé, ne voulant plus de lui et le sortant de la maison quasi manu militari, c'est ensuite la naissance de son propre enfant qui va l'expulser du logement qu'il partage avec sa femme, ce « Premier amour »…

D'une expulsion à une autre, entre temps, ce misanthrope, devenu vieux vagabond, se souvient et raconte ses errances dans les cimetières où il aime la compagnie des morts, les soupes populaires dans lesquelles il se rendait pour se nourrir, et sa rencontre sur un banc avec cette femme, Lulu, prostituée qui va constituer son premier amour alors qu'il avait vingt-cinq ans. C'est surtout elle qui s'est imposée à lui, malgré le caractère bourru du bonhomme, ses remarques acerbes et sa fuite même. Il se rend compte cependant, dans une ferme délabrée qu'il squatte, qu'il est peut-être amoureux de cette Lulu lorsqu'il commence à écrire son prénom sur les vieilles bouses de vache…



« C'est dans cette étable, pleine de bouses sèches et creuses qui s'affaissaient avec un soupir quand j'y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j'avais assez de morphine sous la main, j'eus à me défendre contre un sentiment qui s'arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l'affreux nom d'amour ».



Elle va finir par le persuader de venir dans son appartement où elle va l'héberger sans rien demander en contrepartie. Il va ainsi retrouver un endroit pour pouvoir dormir, manger et se soulager, ses trois seules préoccupations dans la vie. On retrouvera cet enfermement primaire dans Molloy et dans Malone se meurt. Mais les râles et les gémissements en journée l'agacent passablement, elle exerçant son métier de prostituée dans cet appartement. Lorsqu'elle tombe enceinte, il l'épouse mais les cris du nourrisson le perturbent complètement et le poussent à quitter cet appartement, à fuir même. Et c'est en partant qu'il réalise qu'il l'aime peut-être. C'est donc l'échec de l'amour que dépeint l'auteur.



Mais ne nous faisons pas d'illusion, elle ou une autre, c'est du pareil au même pour notre homme. Toutes les femmes sont interchangeables et d'ailleurs il ne se souvient déjà même plus de son nom de famille…



« Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus que faire, elles se déshabillent, et c'est sans doute ce qu'elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C'est alors que je vis qu'elle louchait. Ce n'était heureusement pas la première fois que je voyais une femme nue, je pus donc rester, je savais qu'elle n'exploserait pas […]. Vous ne vous déshabillez pas ? dit-elle. Oh, vous savez, dis-je, moi je ne me déshabille pas souvent. »





Minimaliste, radicale, ironique et cinglant, méfiez-vous donc du titre trompeur de ce petit livre piquant et mordant qui n'a rien, mais vraiment rien de romantique ! Contrairement au livre de Tourgueniev dont Becket a détourné le titre, le cliché de l'amour idyllique est ici totalement anéanti, Beckett parle de l'amour en termes très crus, en termes scatologiques et dénonce l'absurdité de la vie où les gens font semblant de gesticuler pour exister, il souligne avec ironie le drame de la condition humaine, la solitude à laquelle nous sommes tous condamnés.



Beckett a le don de toujours mettre en lumière des personnages décalés, un vagabond ici, un grabataire dans Molloy, personnages dérangeants, que nous ne voulons pas voir, encore moins entendre alors qu'ils touchent du doigt tant de vérités dérangeantes, crues, obscènes et pourtant troublantes de justesse. Avec une sincérité déroutante et perturbante. Avec humour aussi, et c'est bien là la grande force de cet auteur qui ne cesse de me surprendre, de tour à tour me faire rire aux éclats puis aussitôt grimacer de dégout. Bref, de me déstabiliser à coup de fulgurances et, venant de lui, que j'aime ça !



Un livre marqué par les thèmes de l'exil et de la liberté mais enveloppés d'une aura désabusée et désenchantée. Il me plairait d'assister à une représentation théâtrale de ce texte, j'imagine la présence unique d'un homme seul, sans décor, sans musique…seul le phrasé et le style si particulier de Beckett…oui j'aurais aimé tout particulièrement voir et entendre Sami Frey clamer ce texte…Je vous invite d'ailleurs à écouter l'émission de France Culture consacrée à ce texte adaptée au théâtre et joué par Sami Frey ici même : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Premier-amour-4554/





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En attendant Godot

« Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. » Quand on lit “Beckett”, on pense phonétiquement « absurde » : si un orthophoniste, un peu nihiliste, pouvait se pencher sur la question ?



***



Le dramaturge irlandais écrit au lendemain de la plus grande boucherie du XXème siècle, abattoirs à ciel ouvert de la Méditerranée à l'Oural, où le « monde d'hier » donna à voir, après ses monuments, ses expositions universelles et ses pâtisseries dans les vitrines des grands magasins, que c'était finalement en matière de cruauté qu'il était le plus raffiné.



D'où l'absurde. c'est une méfiance envers la logique, une défiance cynique envers la raison, c'est la répulsion à faire sens, à « signifier » quelque chose comme s'inquiète un personnage de « Fin de Partie », la pièce qui suivra « En attendant Godot ».

C'est le décalage abyssal entre le micro-impératif social de prendre au sérieux sa tâche, son boulot, les joies et souffrances d'autrui et en même temps de se rappeler comme tout cela est arbitrairement absurde à l'échelle de la voie lactée (pour rester sur une petite échelle…).

Notre rétine intellectuelle s'épuise à remettre à l'envers les clichés de l'absurde qui nous assaillent à chaque fois que nous voulons voir un sens à ce qui nous arrive, nous raconter un destin.



« Je suis comme ça. Ou j'oublie tout ou je n'oublie jamais. » On ne se bat pas contre l'absurde, sa violence sourde et ininterrompue. On l'accepte, comme Vladimir et Estragon se résignent à revenir, chaque jour au même endroit, à oublier, à se rappeler, à vouloir se quitter sans jamais y parvenir, statiques, et autour d'eux le mouvement, la fatale décrépitude d'un monde vaguement dystopique, représentée par Pozzo et Lucky.


Extinction des feux. Dans un décor minimaliste, des dialogues courts et amphigouris, les derniers survivants d'une extinction de masse, celle de l'humanité, se rencontrent dans un décor dépouillé, le lecteur est plongé dans une atmosphère d'abord inquiétante puis finalement s'apprivoise de ce calme post-apocalyptique, Beckett un auteur de la résilience ?



Est-ce que Beckett fait payer ses personnages d'avoir eu l'hubris de vouloir penser en les faisant dire des inepties ? parce qu'incapables de « se taire » ? Avec Beckett, et pour emprunter une phrase à « Fin de Partie » qui est, à mon sens, plus aboutie encore que Godot, « la fin est dans le commencement et cependant on continue ».



***



Vladimir.- Qu'est-ce qu'on pourrait dire de plus sur la pièce ?

Estragon.- Quelle pièce ?

Vladimir.- Celle qu'on est en train de critiquer, là pour les gens… sur babelio.

Estragon.- Je ne sais pas.

Vladimir.- Tu sais.

Estragon.- Alors je sais.

Vladimir.- (au public des babeliotes) Vous n'avez qu'à demander à Godot. Il arrive, vous avez le temps ?



(Il serait malvenu de vous demander ce que vous en « pensez » justement…)

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Molloy

Une œuvre singulière, absurde, burlesque, à la lisière de l'intimité la plus viscérale, à la margelle du dégout, rebords lugubres et angoissants, pour toucher du doigt le plus essentiel et le plus trivial.



Me voici devant la page blanche, bien hésitante. Comment parler d'un tel livre, comment parler de Molloy ? Je n'ai aucune comparaison, aucun livre auquel me fier, celui-ci est, de façon stupéfiante, totalement unique. Je ne saurais dire si je l'ai aimé, là n'est pas la question me semble-t-il, une chose est certaine, il m'a fortement bousculée, interpellée, subjuguée parfois, dégoutée aussi par moment, et plusieurs lectures me seront nécessaires pour tout comprendre. Mais qu'est-ce que ce livre ? Un roman ? Un essai ? Un exercice de style inédit ? Une blague absurde ? Deux longues nouvelles en miroir ?

Un chef d'oeuvre indéniablement, d'une étrangeté dérangeante assurément.



Et qui est Molloy ? de prime abord, il s'agit d'un homme laid (borgne, édenté, crasseux), très vieux, béquillard désormais à cause de ses deux jambes devenues raides, stupide, méchant mais lucide, philosophe même, indifférent aux autres, à la fois grave et naïf, et surtout masochiste. Un anti-héros revêtant l'idéal de la laideur selon Beckett. Qui m'a fait penser, je dois avouer, même si la comparaison peut sembler étrange, à Ignatus dans la Conjuration des imbéciles tant il met en valeur notre part la plus inavouable et taboue. Comme Kennedy O'Toole, Molloy semble nous dévoiler ce que nous sommes derrière le vernis social. Il y a du Molloy en chacun de nous et il suffit de vivre quelques expériences difficiles à un certain âge pour le devenir, à l'instar de Moran, personnage de la deuxième partie du livre.



Le livre se décompose en effet en deux parties. D'une part l'errance ubuesque et pénible de Molloy qui tente désespéramment de revenir vers sa mère (revenir en position foetale, revenir enfant, retour régressif qui semble avoir lieu lorsque nous sommes très vieux) et d'autre part l'expédition tout aussi hallucinante de Moran, détective privé, chargé de retrouver Molloy…A moins que Moran se cherche lui-même et devienne ce Molloy…Le destin de l'homme ressemble à cette errance interminable et schizophrène entre quête de soi, déchéance et décrépitude, animalité, rage de vivre envers et contre tout. La décrépitude physique entrainant la déchéance morale et la coupure avec la société.



Ne pouvant faire une critique érudite sur cet auteur que je connais si mal, ne comprenant pas tout de cette lecture hors norme, j'aborde mon retour uniquement sur la base de mes ressentis.



La fascination éprouvée tout d'abord. Molloy semble nous montrer ce que nous devenons tous en vieillissant, tout en nous rappelant constamment qu'il était comme nous…coïncidence, la chanson de Neil Young passe au moment d'écrire ces lignes, « vieil homme, regarde ma vie, je ressemble beaucoup à ce que tu étais ». Impossible d'être et d'avoir été, la décrépitude nous attend et loin d'un stoïcisme courageux et bienveillant, Beckett nous oppose un masochisme quasi animal, un masochisme de bêtes élémentaires, celle des vers de terre, lorsque, ne pouvant plus se tenir debout, il montre les délices insoupçonnées des diverses stations horizontales dont la reptation. Etourdissant d'être témoin des efforts de contorsion par terre de ce vieil homme qui avance envers et contre tout. Fascination malsaine, presque morbide, quasi sadique.



« Et cela ne m'étonnerait pas que les grandes paralysies classiques comportent des satisfactions analogues et même peut-être encore plus bouleversantes. Etre vraiment dans l'impossibilité de bouger, ça doit être quelque chose ! J'ai l'esprit qui fond quand j'y pense. Et avec ça une aphasie complète ! et peut-être une surdité totale ! Et qui sait une paralysie de la rétine ! Et très probablement la perte de la mémoire ! Et juste assez de cerveau resté intact pour pouvoir jubiler ».



L'émerveillement ensuite. La plume de Beckett est incroyable, à la fois créative - que de belles métaphores surprenantes comme ce « j'y vole chez ma mère sur les ailes de poule de la nécessité -, âpre et rugueuse, avec un bon sens de l'absurdité ne cherchant pas à trouver des causes nobles aux yeux du monde, rendant son propos d'autant plus sincère, et pourtant d'une belle subtilité. Il arrive, en quelques lignes, à la fois à nous faire toucher l'essence du monde la plus noble, des questions philosophiques élémentaires, la vulgarité la plus basse et l'humour, oui l'humour, souvent teinté d'ironie mordante. En une phrase nous passons de l'infiniment grand à l'infiniment petit tout en pouffant de rire…Cette citation nous le montre bien :



« Je dus m'endormir, car voilà qu'une énorme lune s'encadrait dans la fenêtre. Deux barreaux la partageaient en trois parties, dont la médiane restait constante tandis que peu à peu la droite gagnait ce que perdait la gauche. Car la lune allait de gauche à droite ou la chambre allait de droite à gauche, ou les deux à la fois peut-être, ou elles allaient toutes les deux de gauche à droite, seulement la chambre moins vite que la lune, ou de droite à gauche, seulement la lune moins vite que la chambre. Mais peut-on parler de droite et de gauche dans ces conditions ? Que des mouvements d'une grande complexité fussent en train, cela semblait certain, et cependant quelle chose simple apparemment que cette grande lumière jaune qui voguait lentement derrière mes barreaux et que mangeait peu à peu le mur opaque, jusqu'à l'éclipser. Et alors sa calme course s'inscrivait sur les murs, sous forme de clarté rayée de haut en bas et que pendant quelques instants firent trembler des feuilles, si c'était des feuilles, et qui disparut à son tour, me laissant dans l'obscurité. Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con la lune. Ça doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressais à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier ».



La gêne, voire le dégout, je dois avouer également. L'omniprésence des allusions anales (comme l'étaient les flatulences d'Ignatus d'ailleurs), de l'onanisme, entremêlées à la crudité du langage soulèvent quelques tabous et dévoilent sans pudeur ce que nous vivons et cachons tous. Mais lorsqu'il s'agit de Moran imposant un lavement à son fils dans une scène d'un sadisme sans nom, scène de viol selon moi, comment la comprendre, comment l'interpréter ? Beckett a-t-il voulu montrer que Moran, aussi social et intégré soit-il, est mû lui aussi par des pulsions ? Que sous couvert de vouloir le bien pour son fils (qui est ballonné et qui a mal au ventre), le remède choisi impose sa violence, son ascendant, et la soumission de ce jeune garçon ?

Dégout aussi face à son propre dégout pour les chiens et pour les femmes qu'il met dans un même sac :



« Elle s'appelait du nom paisible de Ruth je crois, mais je ne peux le certifier. Peut-être qu'elle s'appelait Edith. Elle avait un trou entre les jambes, oh pas la bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle mettait plutôt, mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça fatigant, à la longue. Mais je m'y prêtais d'assez bonne grâce, sachant que c'était l'amour, car elle me l'avait dit. Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. C'était la seule position qu'elle pût supporter, à cause de son lumbago. Moi je trouvais cela naturel, car j'avais vu les chiens, et je fus étonné quand elle me confia qu'on pouvait s'y prendre autrement. »



Enfin, ce livre m'a bousculée quant aux questions existentielles soulevées. Chacun de nous sommes voués à nous égarer dans un labyrinthe dans lequel la condition humaine fondamentale semble se fondre, se dissoudre. C'est désespérant. Totalement désespérant.



Le livre commence par la fin. Molloy a fini son errance et nous dit « je suis désormais dans la chambre de ma mère ». Incipit qui fait beaucoup penser à celui de Camus dans l'étranger. Nous devinons que la mère est morte, qu'il l'a remplacée dans son propre lit, il ne se rappelle plus bien comment il est arrivé là, le début du livre est marqué du sceau de l'inceritutde, mais il y est et désormais il se doit d'écrire en contrepartie de la culpabilité de sa naissance semble-t-il. Coupable de naître, la déchéance est le prix à payer. Dérision impitoyable et implacable.



Molloy est un roman satirique à la fois merveilleux et dérangeant, jubilatoire et déprimant. Unique. Molloy est l'anti-héros de ce roman parodique dans lequel la plume est inventive et oscille entre le parlé et l'écrit, la gravité et l'humour, la vulgarité et la philosophie. le sens de l'absurde permet cependant une certaine distanciation, une prise de recul, salvatrice avec ce genre de livre angoissant. Il me faudra le relire pour tout comprendre et avant d'aborder les deux autres livres de la trilogie écrite directement en français il faut le souligner car Beckett est irlandais. Les deux autres tomes sont « Malone meurt » et « L'innommable ». En attendant, je m'en vais lire de nouveau la critique très brillante et érudite d'Eduardo (@Creisification), qui contient des clés d'analyse que je n'ai pas voulu revisiter avant d'écrire mon propre retour.



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En attendant Godot

En attendant Godot, Vladimir et Estragon, deux vagabonds discourent pour ne rien dire. Une forme d'absurdité dans ce qui pourrait être une attente passive de la mort, qui colle avec un monde qui ne l'est pas moins au moment où Samuel Beckett écrit cette pièce, après l'hécatombe de la Seconde Guerre mondiale, l'émergence des nationalismes et le début de la guerre froide. Pourtant l'intention de Beckett n'était semble-t-il pas de donner une dimension politique, philosophique ou existentielle à sa pièce (il ne s'est jamais prononcé sur le sujet, laissant à chacun sa libre interprétation) mais plus trivialement de nous mettre en temps réel dans l'état même de ses personnages dans l'attente de celui qui n'arrive pas, et qui fait que l'on s'ennuie. Une pièce expérimentale donc... qui a créé un scandale au moment de sa sortie pour finalement devenir pour beaucoup une des oeuvres majeures du XXe siècle et contribuer au prix Nobel de littérature de Samuel Beckett, quinze ans plus tard.
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Malone meurt

Lorsque l'ombre grignote peu à peu la lumière ou l'histoire kafkaïenne d'une déchéance.



Ce deuxième volet de la trilogie beckettienne est une pure merveille. L'étau se resserre autour de Molloy, qui se fait appeler ici Malone - peu importe le patronyme, il semble en changer régulièrement, plus jeune, lorsqu'il se raconte, n'est-il pas Morand voire Micmann ? –. A l'errance interminable commençant par la claudication puis la reptation dans les bois, pour finir par la paralysie de Molloy amené alors dans le lit de sa mère, répond ici le clouage définitif du vieil homme grabataire dans ce même lit. « Molloy » donnait à voir le mécanisme progressif de la déchéance, ici notre homme est totalement impotent et grabataire. Il a oublié la propriétaire précédente du lit, sa propre mère, et attend la mort en s'inventant des histoires. L'inconscient refait surface par moment, de façon touchante et troublante, pour contrer cet oubli maternel dans ce lit d'agonie, lorsqu'il sent confusément en ses draps un terreau familier dans lequel frétillent ses racines originelles.



« Il y a des moments où j'ai le sentiment d'être ici depuis toujours, peut-être même d'y être né. Cela expliquerait beaucoup de choses. Ou d'être revenu ici après une longue absence. Mais c'est fini les sentiments, les hypothèses ».



« Malone meurt » est le monologue intérieur du narrateur qui, pour combler le temps qui le sépare de sa mort prochaine, raconte à la première personne ce qui lui passe par la tête en un flux de conscience tortueux comme je sais tant les apprécier (même si pour moi le maître en la matière reste Antonio Lobo Antunes), constitué d'inventaire à la Prévert des biens en sa possession qui gisent dans la chambre, de ses sensations physiques et psychiques, de commentaires sur son propre récit au lecteur qu'il interpelle directement, d'ironie sur son état et sa façon de se raconter, d'interruptions brutales de phrases pour donner son impression, de reprises, de digressions, de sauts d'une idée à l'autre, de phrases courtes, de phrases longues accumulant les participes présents, de mélange de langage écrit et de langage parlé.



Fait notoire, ce monologue est écrit au fil de son déroulement car le vieil homme a en sa possession un cahier (est-il vraiment à lui, ce n'est pas certain) et un court crayon de bois, « un petit Vénus vert à cinq ou six faces, et taillé des deux bouts, et si court qu'il y a tout juste la place, au milieu, pour mon pouce et les deux doigts suivants, ramassés en étau. Je me sers des deux pointes tour à tour, en les suçant souvent, j'aime sucer. Et quand elles s'émoussent je les dégaine avec mes ongles qui sont longs, jaunes et affûtés et se cassent facilement, par manque de chaux ou de phosphate peut-être… ».

Il écrit et se regarde écrire, sait que l'écriture comporte sa part d'enjolivement du réel, il le souligne à maintes reprises. En ce sens, Malone meurt est une ode à l'écriture et à son pouvoir salvateur. Malone raconte des histoires à lui-même, les écrit, et atteint ainsi une forme de sérénité durant cette agonie tout en soulignant combien la condition humaine, malgré cela, est vaine et absurde.

Nous ne savons jamais si ce qu'il nous raconte est pure invention, délire sénile, véritables histoires de son passé, les questionnements en tout cas restent les mêmes que ceux de Molloy dans le tome précédent et concernent la vie, la mort, l'amour, l'absurdité de la condition humaine, les difficultés de la vie en société…



« Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès ».



La chambre semble terne, grise, ce d'autant plus qu'elle n'a aucune lampe ni bougie, avec cette unique fenêtre en face de laquelle se trouve un autre appartement. Quelques scènes sont parfois entrevues et devinées derrière les rideaux. Une aide extérieure semble venir, une fois par jour au mieux, pour lui donner une soupe et vider son pot de chambre, le tout entreposé près de la porte sur une table à roulette, sans se faire voir, de façon anonyme et invisible. Malone doit ensuite tirer à lui, au moyen d'un bâton affublé d'un harpon, assiette et pot de chambre (déjà dans Molloy, nous avions vu l'importance du bâton puis des béquilles, des objets fétiches sont ainsi présents d'un livre à l'autre et permet de suggérer que Malone est bien Molloy…) Seuls quelques bruits de la rue ou des autres appartements, l'ingurgitation de sa soupe et l'évacuation de ses excréments, lui permettent de se persuader qu'il n'est pas encore mort, chose pas si évidente à appréhender pour lui qui ne voit absolument personne. Cet état de fait est propice à la divagation, à la pensée, aux histoires et à l'observation de cette pièce qui semble par moment représenter les limites de son propre cerveau, limites contre lesquelles sa raison se cogne…



J'ai trouvé formidable la façon dont Malone sent vibrer l'ombre, comme si elle était vivante, la sent rôder et avaler la lumière. Cela donne par moment des tableaux de toute beauté et d'une réelle profondeur à l'image de ceux de Friedrich David Caspar qu'il cite d'ailleurs dans son récit. L'ombre gagne tellement le terrain qu'elle en acquiert la clarté de la mort, celle des parties du corps qui se décolorent lorsque le sang se retire, la clarté des os également…Je vois ce que veut dire Malone, vous savez lorsque vous fixez très longuement le même endroit, un peu dans la pénombre et que vos yeux semblent voir les choses telles des photos en négatif, les noirs se transformant en un blanc glabre et inquiétant, visions éphémères et gothiques…



« C'est le même gris qu'auparavant, qui par moments étincelle littéralement, puis se trouble et faiblit, s'épaissit si l'on préfère, au point de tout cacher à mes regards sauf la fenêtre qui semble être en quelque sorte mon ombilic et dont je me dis que le jour où elle aussi s'éclipsera je saurai peu près à quoi m'en tenir ».



Si ce récit comporte certes un peu moins d'humour que Molloy (hormis les scènes d'amour avec Moll qui sont vraiment jubilatoires) et est surtout moins délirant et absurde, moins surprenant dans ses trouvailles, moins dérangeant quant à ses allusions anales il faut le dire, je l'ai trouvé cependant plus profond quant à son art d'argumenter jusqu'au délire métaphysique. Je l'ai aussi trouvé plus simple d'accès et sa lecture a été faite quasiment d'une traite tant il est prenant.



Une citation pour vous convaincre tout de même de l'humour décapant de Beckett :

« Il éloigna le visage de Moll du sien sous prétexte de vouloir inspecter ses boucles d'oreilles. Mais comme elle se disposait à revenir à la charge il l'arrêta à nouveau, en demandant à tout hasard, Pourquoi deux Jésus ? Avec l'air de trouver qu'un seul suffisait largement. A quoi elle fit l'absurde réponse, Pourquoi deux oreilles ? Mais elle se fit pardonner un instant plus tard, en disant, avec un sourire (elle souriait pour des riens), D'ailleurs ce sont les larrons, Jésus est dans ma bouche. Ecartant alors ses mâchoires et ramenant entre pouce et index sa lippe vers sa barbiche elle découvrit, rompant seule la monotonie des gencives, une canine longue, jaune et profondément déchaussée, taillée à représenter le célèbre sacrifice, à la fraise probablement. Je la brosse cinq fois par jour, dit-elle, une fois pour chaque blessure. de l'index de sa main libre elle la tâta. Elle branle, dit-elle, j'ai peur de me réveiller un de ces quatre matins en l'ayant avalée, je ferais mieux de la faire arracher. Elle lâcha sa lippe qui reprit instantanément sa place avec un bruit de battoir ».



Ce livre profond, drôle, touchant, étonnant, acide, déroutant, n'est pas l'écriture d'une aventure mais bien l'aventure d'une écriture. Et l'aventure de tout lecteur qui ose se frotter à l'univers beckettien dans lequel vous avez l'assurance d'errer durant d'étonnants voyages immobiles, passant inlassablement de l'ombre à la clarté, de la clarté à l'ombre, errance métaphysique faisant luire votre filet de ciel d'une bien étrange lumière, jamais aperçue auparavant.





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En attendant Godot

Pièce en deux actes, première oeuvre que je découvre de Samuel Beckett. Je ne suis pas déçue, j'aime le théâtre de l'absurde. Cette pièce évoque l'attente, les rendez-vous manqués, la fuite du temps, l'indifférence. Il y a des scènes brutales, qui montrent que l'homme n'est pas toujours tendre avec son prochain loin de la. Beckett retrace là un portrait noir de l'humanité avec sa violence et son égoïsme. Une pièce qui fait réfléchir, et qui se termine sur deux alternatives ou Godot viendra enfin au rendez-vous ou Vladimir et Estragon, las d'attendre et fatigués, mettront fin à leurs jours en se pendant. Drame de la solitude et de l'incompréhension.
Lien : http://araucaria20six.fr/
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En attendant Godot

En attendant Godot moi aussi depuis que je suis née, j’ai eu le temps de relire une demie douzaine de fois cette pièce de théâtre parmi les plus connues de Samuel Beckett. Godot ne vient jamais, ou peut-être vient-il sans qu’on ne le reconnaisse, et le miracle du temps aidant, chaque fois m’a donné l’impression de lire une pièce différente.





Lors de la première lecture, En attendant Godot stupéfie en même temps qu’il réconforte et procure le même effet que lorsque l’on rencontre une nouvelle personne avec qui des affinités immédiates se créent. Samuel Beckett est surtout connu pour avoir contribué au théâtre de l’absurde, mais il est trop peu reconnu pour ses qualités d’observateur psychologique. La scène vide sur laquelle ses personnages aux noms fantasques brassent de l’air –vide si l’on excepte un saule pleureur- peut tout aussi bien représenter le monde désenchanté qu’une scène expérimentale sur laquelle des êtres humains auraient été placés, sous l’œil démiurge d’un Godot qui souhaiterait observer l’évolution des interactions entre les deux membres du couple Vladimir-Estragon. Couple asexuel quoique voué à l’amour et au désir par ennui, perturbé par l’intrusion d’éléments extérieurs qui semblent n’avoir d’autre but que de renouveler la nature d’interactions qui, sans cela, auraient rapidement trouvé leurs limites. Épisodiquement se présentent donc Pozzo et son « chien » Lucky, ainsi que le petit garçon, messager d’un Godot qui se fait désirer…





Alors certes, Samuel Beckett nous donne à voir des personnages qui tournent en rond sur une scène constituée de très peu d’éléments avec lesquels interagir, et on pense que cela risque d’être inintéressant… mais ce serait faire preuve de bien peu de recul porté sur soi-même que d’imaginer cela. Car qui sont Vladimir et Estragon, sinon le reflet de notre ennui pris au piège d’un autre ? Si cette pièce de théâtre nous donne l’impression d’avoir trouvé en Samuel Beckett un décrypteur fidèle de nos âmes, voire un sage à qui l’on aimerait confier les misères de notre condition, c’est parce que le comportement de Vladimir et d’Estragon cesse d’être celui de simples personnages de théâtre ; ils sont à notre image –à moins que nous ne soyons à la leur-, ce qui implique que Samuel Beckett est également à notre image –à moins que nous ne soyons à la sienne. Vladimir et Estragon représentent l’ennui qui cherche à se dissiper en recourant à l’autre ; la méchanceté gratuite lorsque même le recours à l’autre ne suffit plus ; la vanité lorsque tous les recours ont été utilisés ; l’absurdité lorsque ces étapes ont été franchies dans la plus parfaite inconscience.





En attendant Godot est une pièce délicieuse à voir mais plus encore à lire. Les subtilités de la description psychologique de ces personnages qui s’ennuient se découvrent dans les didascalies, dans les silences, dans le recours cyclique aux mêmes thèmes. La lecture permet à chacun d’adapter les propos à son propre rythme de l’absurde –lenteur à l’image d’un temps si long qu’on n’arrive plus à combler ; rythme indifférent du personnage résigné à la monotonie ; rapidité fébrile qui cherche à masquer l’absurdité.





Samuel Beckett livre une vision pessimiste de l’humanité. Il ne donne aucun espoir, mais peut-on le lui reprocher ? Personne ne peut lui imposer d’être un recours galvanisant de nos âmes. Peut-être existe-t-il un au-delà d’Estragon et de Vladimir mais parce que Samuel Beckett n’en parle pas, nous devrions réduire sa pièce à une vision désenchantée du monde ? A condition de s’admettre soi-même voué à l’ennui et à l’absurdité, il sera impossible de ne pas se reconnaître dans les personnages de Vladimir et d’Estragon. Qui n’aura jamais été, semblables à eux, dans la condition de recourir au bavardage insignifiant avec un autre inintéressant pour se passer le temps ? qui n’aura jamais eu l’impression de se renier soi-même en commettant des actes contraires à ses valeurs ou à ses intérêts pour meubler le vide ? qui n’aura jamais été surpris par soi-même, se découvrant des réactions et des propos qui n’auront été, en fait, provoquées par rien d’autre que l’attente d’un évènement significatif qui ne vient pas ? qui n’aura jamais déversé son fiel sur l’autre fidèle par simple désamour de soi ? D’un coup, Samuel Beckett réduit l’amitié, l’amour et même la haine à néant, comme simples manifestations d’un ennui prenant des formes différentes en fonction de ses degrés d’évolution.





Pour finir, Samuel Beckett nous place dans la même situation que ses personnages, incapables de s’exprimer exactement :





« VLADIMIR. – Je ne comprends pas.

ESTRAGON. – Mais réfléchis un peu, voyons.

Vladimir réfléchit.

VLADIMIR (finalement). – Je ne comprends pas.

ESTRAGON. – Je vais t’expliquer. (Il réfléchit.) La branche… la branche… (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre !

VLADIMIR. – Je ne compte plus que sur toi.

ESTRAGON (avec effort). – Gogo léger –branche pas casser –Gogo mort. Didi lourd –branche casser – Didi seul. (Un temps.) Tandis que… (Il cherche l’expression juste.) »





Voilà pourquoi En attendant Godot subjugue autant : toute la condition humaine est représentée dans cette scène et culmine dans le personnage d’Estragon. On peut s’arrêter là, se décourager, et accepter un silence et un ennui qui ne cherchent plus à se déguiser. On peut également chercher à dépasser cette condition au prix d’une forte abnégation et d’une volonté tenace car, après avoir été frappé par la pertinence de cette pièce, il sera difficile de ne plus voir l’ennui et l’absurdité qui attendent, larvés sous nos actes fébriles. On peut également passer de l’un à l’autre de ses comportements : ainsi moi-même qui, concédant à Samuel Beckett la lucidité de sa vision, m’efforce toutefois de lui faire du tort en chassant l’ennui et en croyant produire un effort significatif par l’écriture de ce commentaire.


Lien : http://colimasson.over-blog...
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En attendant Godot

Lu dans le cadre du Challenge Nobel.



Ceci n’est pas un extrait de la pièce. Ceux qui l’ont lu comprendront (ou pas), les autres devront attendre avec Vladimir et Estragon.



A : C’est l’histoire de deux types qui attendent près d’un arbre, au bord d’une route, le soir.

B : Ils attendent quoi ?

A : Non, pas « quoi », « qui ».

B : Et c’est quoi, « qui » ?

A : (s’impatiente) Non, pas « quoi », « qui » ! Combien de fois faut-il te le répéter ?

B : Je ne sais pas.

A : Tu ne sais pas quoi ?

B : Combien de fois… (Il réfléchit) …Mais n’était-ce pas toi qui disais « pas ‘quoi’, ‘qui’ » ?

A : Aah enfin aurais-tu compris ?

B : Compris quoi qui ?

A : Qui on attend ?

B : Non. (Fâché) Tu m’embrouilles à la fin !

A : On attend Godot.

B : Aah…Celui du titre ?

A : Voilà.

B : Et qui est Godot ?

A : Je ne sais pas. Un monsieur qui va nous sauver.

B : Et il vient aujourd’hui ?

A : Oui, sinon pourquoi on l’attendrait maintenant ?

B : Tu as raison. Alors nous sommes sauvés ! Mais ne devait-il pas déjà venir hier ?

A : Oui, mais on nous a dit qu’il viendrait ce soir.

B : Tu es sûr que ce soir, c’est bien aujourd’hui ? Ca pourrait aussi bien être demain, non ?

A : Non non, hier on nous a dit aujourd’hui, pas demain. De toute façon tous les jours se ressemblent. Et puis, as-tu mieux à faire qu’attendre ?

B : Non…j’ai attendu hier, je peux bien attendre aujourd’hui.

A : Voila qui est bien raisonné.

B : Et que fait-on en attendant ?

A : Eh bien tu vois… on s’occupe, on discute.

B : Ce n’est guère amusant. Si on se pendait ? Il faut bien que cet arbre serve à quelque chose !

A : C’est une bonne idée. Tu as une corde ?

B : Non, pourquoi ?

A : Parce que « le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d’agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue nous paraître raisonnables, mais dont nous avons l’habitude. Tu me diras que c’est pour empêcher notre raison de sombrer ».

B : On ne se débrouille pas trop mal, hein, tous les deux ensemble ? « On trouve toujours quelque chose, hein, pour nous donner l’impression d’exister ? »

A : « Mais oui, mais oui, on est des magiciens ».

B : C’est certain. Il faut du talent pour meubler le vide avec du vide…

A : …pour parler aussi longtemps pour ne rien dire…

B : …pour se persuader qu’on est toujours vivant…

A : Quel ennui…c’est à n’y rien comprendre…

B : Que fait-on ici ?

A : « Voilà ce qu’il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons que Godot vienne. »



Vous n’avez rien compris ? Normal, il n’y a rien à comprendre. Métaphore du vide, de la vanité de l’existence, absurdité de l’absurde ? Peut-être, mais Beckett lui-même disait qu’il n’avait pas eu l’intention de donner un sens caché à sa pièce. Pirouette d’auteur ? Allez savoir…

Le mot de la fin à Estragon : « Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent ».

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Murphy

Murphy. Un drôle de truc, soyez-en sûrs. Samuel Beckett, dans la droite ligne de James Joyce, mais tout de même un tant soit peu plus lisible nous dresse le portrait d'un magnifique inadapté (ou le portrait magnifique d'un inadapté ou l'inadapté portrait d'un magnifique ou le magnifique inadapté d'un portrait, comme vous voudrez).

Murphy est, comme son nom l'indique, irlandais. Mais, à vrai dire, on s'en fiche un peu car là n'est pas l'essentiel. Qu'est-ce qui est essentiel ? Rien, probablement.

Pas toujours facile de comprendre ce qu'a voulu exprimer l'auteur. Selon moi, mais c'est très sujet à caution, ce roman est une variation sur le thème de l'absurdité de la vie.

Murphy ne trouve pas sa place dans le monde. Alors il végète, en proie à sa propre rêverie, au fond d'un rocking-chair à longueur de journée. Il a beaucoup de traits autistiques.

Les jours s'égrainent pour lui, dans un logement qui en est à peine un, dans un immeuble destiné à la destruction.

Il a des amis qui n'en sont pas.

Il rencontre une femme avec laquelle il a une liaison qui n'en est pas une. La femme en question, Célia, dont on comprend qu'elle est prostituée, le pousse à chercher du travail.

Quête longue et fastidieuse pour qui n'a pas envie d'en chercher ni d'occuper une quelconque fonction.

Jusqu'au jour où, — révélation pour Murphy — un inconnu lui propose de le remplacer dans un asile psychiatrique.

Murphy, sans rien comprendre à sa fonction, se sent transfiguré par le côtoiement de ces êtres dérangés mentaux. Il se sent une communauté d'appartenance avec eux bien plus grande qu'avec quiconque auparavant.

Notamment l'un d'eux, Monsieur Endon, avec lequel il entretient une relation de non amitié autour d'un échiquier qu'ils ne fréquentent jamais tous deux au même moment.

Ils se non opposent l'un et l'autre lors de non parties, en déplaçant des pièces sans jamais en prendre une à l'autre, juste pour le plaisir poétique du mouvement de pièces sur l'échiquier.

Vous pouvez vous faire une idée de l'une de ces non parties, décrite précisément dans le roman en appuyant sur "play" dans le lien suivant :



http://www.redhotpawn.com/gameanalysis/boardhistory.php?gameid=3007756



La symbolique de la partie d'échec semble prépondérante en représentant la vie et son non sens. Les gens naissent, se meuvent, gagnent ou perdent et finalement, tout cela ne rime à rien puisque la fin est déjà connue, l'inéluctable mort.

La symbolique de la folie et de l'inutilité de toute chose vont dans le même sens : la vie est une folie, inutile par essence.

Je ne vous dis rien du dénouement et j'en viens plutôt au chapitre du style.

Très irrégulier. Parfois des flamboyances sensationnelles, parfois des engluements " joycesques ". (Pour ceux qui ont lu du Joyce version Ulysse ou Finnegans wake, cet adjectif évoquera sûrement des souvenirs non anodins, pour les autres, figurez-vous une sorte de mélasse, de la poix plein les mains ou bien un très long écheveau totalement indémêlable, même avec la meilleure volonté.)

J'ai pris grand plaisir à la lecture par moments, me suis totalement ennuyée à d'autres, d'où cette impression finale mitigée qui ne signifie pas grand-chose. À vous de voir si vous vous laisserez davantage séduire par les fulgurances que rebuter par les passages chaotiques.
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Oh les beaux jours, suivi de Pas moi

Oh les beaux jours de Samuel Beckett est une pièce à voir plus qu'à lire...les didascalies sont omniprésentes et projettent sans cesse vers une mise en scène, plus signifiante que les dialogues...un objet d'étude plus qu'un réel plaisir de lecteur.
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Premier amour

Un texte magnifique avec tant de fulgurances ! Lu trois fois de suite. Je voudrais l’apprendre par cœur ...si je n’étais pas si paresseuse. Lors de la lecture, j’ai évidemment ressenti le détachement que l’on trouve dans L’Étranger mais avec en plus un humour incisif, noir que j’apprécie énormément. C’est absurde mais je crois que la vie l’est, non ? Alors peut-être que c’est vrai. Comment exprimer ces choses que l’on ne comprend pas raisonnablement. J’ai eu l’impression que cet homme, le narrateur, avait une nette préférence pour la mort parce qu’il ne trouvait pas grand intérêt à l’absurdité de la vie. Ridicule ? Non logique. Je me suis sentie parfois tellement en phase avec ses idées. Pas forcément avec ses actes, je ne dors pas en m’accrochant à la cocotte, même si la cocotte… Son Premier amour rassemble des moments où il se sent à côté des choses, à côté des gens, sans en être. Il est parfois regrettable d’avoir parlé parce qu’on y perd une partie de soi, en la donnant dans la parole et l’autre s’engouffre dans cette minuscule brèche pour vous gêner in fine. Que dire, alors ? Qu’il fait bon errer dans un cimetière, que les morts nous sont proches, que les vivants puent. Je traînasse, vaille que vaille. Mais, les autres se chargent d’orienter ma route. Je ne leur ai rien demander à ses couillons. J’aspire à l’immuabilité et au silence. Bref, je laisse là ce petit billet qui de toute manière n’a pas grande signification ni même fondement, honneur à Beckett et sa prose que je viens de découvrir et qui vous parlera...ou pas.
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En attendant Godot

Cette pièce en deux actes est la première que j'ai pu lire de cet auteur. Le décor est épuré, minimaliste : une route de campagne, des champs et... un arbre ! Et c'est justement sous cet arbre que tout va se jouer (si vous me pardonnez ce jeu de mots). Vladimir et son frère, Estragon, attendent un personnage qui leur a fait la promesse de venir : Godot. Les dialogues sont totalement absurdes, vains. Entrent ensuite deux autres larrons, Pozzo, tenant en laisse Lucky et le traitant comme son esclave. Un petit moment se passe et les deux hommes partent, non sans bruit. Un enfant vient dire à Vladimir et à Estragon que Godot ne viendra pas. On apprend qu'il en est ainsi tous les soirs. Le lendemain, même chose, ainsi que les jours suivants... Les personnages ont un peu vieillis. Godot n'apparaît toujours pas. Arrivera-t-il un jour ? Qui est Godot ? Telles sont les questions que vous vous poserez en lisant cette pièce.



Beckett s'inscrit dans la mouvance de l'absurde. On pourra voir, à travers ses personnages, une critique de la quête, du conditionnement, de l'humanité dans son ensemble. Le style peut dérouter mais il donne à réfléchir.
Lien : http://www.lydiabonnaventure..
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En attendant Godot

Ma fille m'avait offert un poster, sous forme de calendrier de l'Avent des 50 livres qu'il faut avoir lu dans sa vie. La petite fenêtre « En attendant Godot" était l'une des dernières encore fermées.J'ai repoussé et j'ai appréhendé cette lecture car n'étant pas une amatrice du genre, je savais que l'exercice serait laborieux.

J'ai pris mon courage à deux mains, je me suis armée de patience et quelle n'a été ma surprise au fil de seulement quelques pages, de me retrouver intriguée, sinon amusée par cette pièce expérimentale où deux vagabonds clownesques se donnent la réplique en échangeant des propos absurdes, grotesques, truffés de pantomimes.



Ecrite en français par un auteur irlandais, auteur phare du théâtre de l'absurde, cette pièce illustre parfaitement un théâtre de la solitude, du désespoir, du vide et du silence.Elle regorge d'événements absurdes et tragi-comiques. Style décalé, histoire décousue, discours haché, les personnages attendent Godot et essayent de faire passer le temps dans les meilleures conditions.Leurs descriptions psychologiques, pauvres hères qui ont perdu toute notion de temps et de l'espace, sont d'une grande perspicacité. 



Nous assistons inlassablement à leur attente en se demandant qu'espèrent-ils réellement? Dans un épatant jeu de miroirs Samuel Beckett nous amène à croire qu'ils attendent quelque chose de définitif, comme une sorte de fin en soi qui leur apporterait une sorte de rédemption et qui les sauverait d'eux-mêmes, en fuyant leur souffrance et l'angoisse d'une vie qui n'a pas de sens.

D'associations d'idées surprenantes en jeux de mots potaches, l'auteur irlandais mène son bateau ivre et ça se lit d'une seule traite.



Je termine avec une magnifique phrase de Samuel Beckett lui-même à propos de son oeuvre la plus connue:

"Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n'ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu'ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes ».



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Fin de partie

Un fauteuil de paralytique, deux poubelles, une chambre avec, en haut des grands murs gris, deux fenêtres ouvrant sur le monde extérieur. Un escabeau pour aller voir.



Assignés à résidence quatre hommes - quatre créatures qui s'accrochent encore à leur humanité présumée.



Hamm, le paralytique aveugle - il a le suprême chic de regrouper les deux infirmités généralement disjointes dans l' expression familière qui les évoque- Il porte autour du cou le signe de son pouvoir: un sifflet, comminatoire et strident, qui déclenche le mouvement et les déplacements harassés de Clov, son esclave, un être famélique et docile.



Clov et Hamm, Hamm et Clov...couple dérisoire aux noms symboliques: le marteau et le clou...



Dans les poubelles, plus très réactifs, Nagg et Nell, les géniteurs de Hamm . De temps en temps ils soulèvent leur couvercle respectif pour réclamer au pauvre Clov, décidément homme à tout faire, leur pitance -une bouillie peu ragoûtante qu'ils ingurgitent avec des bruits de succion gourmande, de leur bouche édentée... A ces deux-là, il reste la tendresse et les souvenirs d'un amour vieux comme eux, et qui, comme eux, ne veut pas mourir.



Qu'attendent-ils?



C'est simple: Clov attend les coups de sifflet de Hamm, Nagg et Nell attendent leur bouillie, Hamm attend que Clov , juché sur l'escabeau lui annonce enfin que quelque chose ARRIVE... mais tous attendent que CELA finisse...



Fin de partie est l'image littérale du tragique de la condition humaine.

Mais c'est aussi l'image-miroir du temps de la représentation théâtrale et des attentes du spectateur- en quête du divertissement qui le tirerait enfin hors de son angoisse existentielle...



Dans le cas de celui de FIN DE PARTIE, c'est raté: tout le ramène au contraire à cette angoisse, mais avec la dérision et l'humour noir ravageurs de Beckett en prime. Ce qui permet au spectateur de mettre à distance, pendant quelques heures, le spectacle, sans cela insupportable, de notre commune déréliction, et du lent naufrage, de l'émiettement subreptice qui finissent toujours par y mettre un terme..



Voilà pourquoi, même si FIN DE PARTIE n'a rien d'une comédie musicale à grand spectacle, et si, à côté, En attendant Godot fait figure de parade de cirque avec numéro de clowns, jongleurs de chapeaux, pantalonnades et séance de dressage pour grand fauve -le monologue de Lucky!- je conseille d'aller VOIR Fin de partie plutôt que de le lire: jamais la tragédie d'exister n'a atteint, à mes yeux, un tel degré d'absurdité, jamais elle n'a paru aussi férocement drôle...



Et le fin du fin de Fin de partie, c'est sa fin..mais je préfère vous laisser sur votre faim, plutôt que d'en donner, bêtement, le fin mot...
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L'innommable

Qui parle ?

Eux ? Lui ? Moi ?

Que dire lorsqu'il n'y a rien à dire ?

Et cette voix... Omniprésente...



"Je ne poserais plus de questions, il n’y a plus de questions, je n’en connais plus. Elle sort de moi (cette voix), elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n’est pas la mienne, je ne peux pas l’arrêter, je ne peux pas l’empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m’assiéger. Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais…"



Déconcertant et troublant, L'innommable place le lecteur au cœur d'une écriture sans mesure. Pas d'auteur, ni de sujet. Une fragmentation, un régal. Un livre réjouissant...
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En attendant Godot

Poser deux hommes sur scène, les faire se parler pendant deux heures pour attendre quelqu'un qui ne vient pas (et qui ne viendra jamais), il fallait oser.

Quand on sait que ces hommes sont des vagabonds, qu'ils n'ont rien d'important à se dire, à part parler et attendre, que Godot qu'on attend n'a aucun intérêt, on peut se demander si Beckett ne nous prend pas pour des pigeons.

Mais il y a aussi les symboles, Godot, petit dieu invisible, l'arbre qui occupe la scène, les chapeaux melons de ces laissés pour compte de la société...

La pièce est magistrale, on peut la représenter de toutes les manières, comique, tragique, dramatique, on peut y voir aussi le vingtième siècle représenté dans son essence.

C'est la pièce la plus célèbre de Beckett, celle qui l'a fait connaître et un classique du théâtre de l'absurde. Du grand art, dans les mots comme dans l'art dramatique.
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En attendant Godot

J'ai enfin lu une pièce de Samuel Beckett ! En attendant Godot est une petit pièce en deux actes qui se déroule le soir sur une route de campagne. Nous suivons quatre personnages : Estragon, Vladimir, Pozzo et Lucky. Les deux premiers sont deux clochards qui attendent désespérément la venue d'un seul et unique homme : Godot. Pozzo et Lucky ont une relation maître-esclave vraiment aberrante. J'ai trouvé le comportement de Pozzo vraiment détestable. Beckett a écrit cette pièce directement en français, on n'y voit donc aucune marque de traduction et c'est bien plus agréable. L'originalité de cette pièce est tout à fait perceptible, il y a une forme d'anti-théâtre dû au fait que la pièce ne contient aucune scène. Au début de la pièce, Estragon veut enlever ses chaussures puis Vladimir le rejoint sur la scène. Ils discutent toute la journée pour ensuite se quitter le soir. La routine est complètement absurde, les personnages errent sans but. Néanmoins, j'ai trouvé que les dialogues sur la vie, la mort et la souffrance étaient très intéressants. Au premier abord, En attendant Godot paraît être une œuvre simple mais elle est en réalité d'une richesse absolue.
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Molloy

Si pour une raison improbable, dans un futur tout aussi incertain, il ne faudrait en tout et pour tout retenir qu'une poignée d'auteurs parmi tous les écrivains terriens du XXe siècle, Samuel Beckett devrait à juste titre, et en ferait à moins avis certainement partie! Car en matière de, en termes pour ainsi dire…de Beckett, il n'y a que…Beckett! Inutile de vouloir écrire comme lui, ou de chercher à imiter son génie. Roses are red. Violets are blue. And Beckett is Beckett!

Personne à mon sens n'aura réussi - ni réussira jamais - à déshabiller comme lui l'écriture, à mettre à nu la langue aussi radicalement, avec autant d'impudeur et innocence, de clarté et rigueur («serio et candide», dira Molloy..). Non pas afin de la soumettre et de la resculpter, ainsi que le feraient un Joyce ou un Nabokov, par exemple, mais pour la contempler simplement s'en aller, toute dévêtue et désossée, libre et sans artifices, belle et sans soubresauts.

Beckett s'est forgé en tant qu'écrivain à partir de ce constat essentiel que tout langage provient d'une fissure «incolmatable», consubstantielle à son émergence. Faille que le discours, toujours dans un équilibre précaire, ne cessera de vouloir transposer, combler, déplacer, commuer. «Tout langage n'est qu'écart de langage», s'exclame Morlan (ou serait-ce Molloy? ou Molloy rapporté par Morlan? peut-être Beckett au-travers de Morlan? Beckett, cité par Molloy, via Morlan?).

Évanescents et interchangeables, figures fantomatiques d'un discours erratique que paradoxalement, en artisan surdoué, Beckett reconstitue avec une grande simplicité et avec la précision millimétrique d'un horloger, ses personnages s'emploient en vain à raconter une histoire dont ils sont systématiquement dépossédés en tant que sujet. N'ayant dès lors plus aucune preuve solide du bien-fondé, ni aucune certitude de la consistance de leur récit, voire de leur propre consistance en tant que narrateurs, ils s'accrocheront néanmoins inlassablement aux promesses coulantes du verbe, comme l'âne à la carotte, afin d'essayer d'en rendre compte et de garder tant soit peu la tête hors de l'eau.

«Enarro ergo sum» ? Mais quand je me raconte, je n'y suis plus tout à fait! Y serai-je par contre, lorsque «oublié d'être» j'arrêterais tout simplement de vouloir me raconter?

«Et quand je dis je me disais, etc., je veux dire que je savais confusément qu'il en était ainsi, sans savoir exactement de quoi il retournait. Et chaque fois que je dis, Je me disais telle ou telle chose, ou que je parle d'une voix interne me disant, Molloy, et puis une belle phrase plus ou moins claire et simple, ou que je me trouve dans l'obligation de prêter aux tiers des paroles intelligibles, ou qu'à l'intention d'autrui il sort de ma propre bouche des sons articulés à peu près convenablement, je ne fais que me plier aux exigences d'une convention qui veut qu'on mente ou qu'on se taise.»

L'absurde et les paradoxes du discours qui, à défaut de mentir ou de se taire, ne peut en fin compte que se mordre la queue, ne seront cependant pas source de folie ou de désespoir chez Beckett. L'écrivain n'a visiblement rien d'un existentialiste dans l'âme – d'autres pensent le contraire, qu'importe, les contradictions dans les différentes lectures de son oeuvre sont omniprésentes et toujours bienvenues! L'on peut malgré tout lire dans MOLLOY : «Mais même à Sisyphe je ne pense pas qu'il soit imposé de se gratter, ou de gémir, ou d'exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours aux mêmes endroits exactement».

L'écrivain irlandais le plus français de tous temps (l'essentiel de son oeuvre, après 1947, sera écrit en français) y prônerait une forme plutôt d'"inexistentialisme", me semble-t-il en tout cas, dans lequel la quête de sens ou d'un maître-mot (ou d'un mot-maître) rédempteur («Godot», soit dit au passage, sera ici incarné par «Youdi», le «patron» jamais rencontré et commanditaire de l'enquête que fera Morlan à propos de Molloy), ou bien l'attente toujours différée de quelque chose, d'un évenement n'arrivant en fin de compte jamais, pourraient dans le meilleur des cas se voir remplacer par une sorte donc d' «oubli d'être» ou par un sentiment d'aise à se voir «récidiver sans fin».

Mais ne serait-on pas, subrepticement, en train de glisser vers la notion aussi antique que chimérique de «grâce» ? Vers ces domaines de l'expérience subjective qui, dépassant les règles du logos et les limites de l'expression verbale, sont susceptibles de rendre le sujet indifférent au fait même de «se posséder» en tant que tel, pour se fondre dans un Tout? Beckett, visionnaire et mystique ??!!

Pas si simple que ça, il me semble…! À ce propos d'ailleurs, l'on raconte que l'auteur aurait suggéré la lecture d'un philosophe flamand du XVIIe siècle, assez méconnu, Arnold Geulincx, à un critique littéraire qui lui avait demandé comment approcher sa conception «beckettienne» de l'homme et le sens global de son oeuvre. Geulincx fut apparemment le chantre de l'«occasionnalisme», doctrine philosophique qui, à l'opposé du matérialisme, affirmait que les causes naturelles n'étaient qu'«occasionnelles», qu'il n'existait aucune relation de cause-à-effet véritable, mais seulement une relation de «succession» : pas de relation de causalité effective entre les phénomènes, aucune "harmonie préétablie" dans la Nature. Ou, pour dire les choses autrement, et plus simplement, Dieu serait en train de revoir et de renouveler à chaque instant la totalité de la Création!! (Les notes de lecture de Beckett sur les oeuvres d'Arnold Geulincx ont fait l'objet d'une publication en français – « NOTES DE BECKETT SUR GEULINCX » - Préface de Nicolas Doutey - collection « Expériences Philosophiques », Les Solitaires Intempestifs.)

Ainsi Molloy, dont les mésaventures sur le chemin censé le ramener au giron maternel l'avaient réduit à la portion congrue de l'être, physiquement et moralement, dira à propos du tarabiscoté philosophe au moment où il réalise être dans l'incapacité d'y parvenir par ses propres moyens : «Moi j'avais aimé l'image de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui m'accordait la liberté, sur le noir navire d'Ulysse, de me couler vers le levant, sur le pont. C'est une grande liberté pour qui n'a pas l'âme des pionniers. Et sur la poupe, penché sur le flot, esclave tristement hilare, je regarde l'orgueilleux et inutile sillon. Qui, ne m'éloignant d'aucune patrie, ne m'emporte vers nul naufrage».



En revanche, si le roman de MOLLOY ne s'ouvre pas sur un «Aujourd'hui, maman est morte… », il nous y ramène implicitement, à rebours, lorsqu'on lit son incipit: «Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé», puis, surtout lorsque s'y rajouteront quelques lignes après : «Je ne sais pas grand 'chose, franchement. La mort de ma mère par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore.»

Dix ans après la publication de L'Étranger, l'anti-matière littéraire de Beckett s'introduirait à son tour discrètement dans l'espace français, en attendant que Godot vienne quelques années après l'inscrire définitivement dans le patrimoine mondial de la littérature du XXe siècle. Éloigné comme Camus, de la «mère-patrie», et en ce qui le concerne, lui, de sa «langue maternelle» aussi, Beckett n'inviterait pourtant le lecteur, ni au désert, ni à l'enfer, mais à un hors-piste littéraire en haute-montagne, d'où l'on peut contempler sereinement le Vide au fond de toute existence et dessiner un paysage sur fond de finitude et d'incomplétude avec humour et poésie.



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