Citations de Serge Tisseron (415)
L'empreinte n'est que l'attestation d'un passage. Elle ne résulte pas du désir d'inscription, mais seulement de la mise en contact fortuite d'un objet avec une surface réceptrice. Au contraire, la trace atteste le désir qu'a eu celui qui l'a laissée de réaliser une "inscription". Ce désir est celui de rester éternellement présent dans l'objet sur le modèle de ce qu'on ressent - ou de ce qu'on a ressenti - de la présence de l'objet en soi.
Le Mystère de la chambre claire. Photographie et inconscient, Les Belles Lettres, 1996, p. 46.
La plupart des événements familiaux tenus secrets le sont par souci de préserver les enfants. [.......]
Aux questions des enfants, on répond comme pour s'excuser : " Tu le sauras quand tu seras plus grand " ou encore : " Je te dirai peut-être cela un jour... ". C'est pourquoi le chemin des secrets, comme celui de l'enfer, est pavé de bonnes intentions...
Pourtant les secrets que les parents gardent, soi-disant pour protéger leurs enfants, créent chez ces derniers des difficultés bien plus graves que celles contre lesquelles on voulait les protéger.
[…] chaque fois que je n’avais pas la possibilité de me représenter clairement ce qui m’arrivait, je le dessinais. Pour en rire, pour en faire rire, ou tout simplement pour ne pas oublier l’immense colère que je ressentais. Le dessin m’a permis de ne pas renoncer à la perception du monde qui était la mienne. Je ne le regrette pas.
C’est de ce parcours dont je parle ici, avec quelques dessins réalisés entre 1965 et 1995. Beaucoup de questions qui les ont motivées n’ont rien perdu de leur actualité. Par exemple : pourquoi vouloir faire sortir de leur chronicité des gens qui s’y trouvent très bien, et en quoi les thérapies qui prétendent purger la société de sa folie sont-elles les plus cruelles ? Ou encore : en quoi le racisme des gens de gauche égale-t-il celui des gens de droite, ou comment les mouvements syndicaux et féministes modifient-ils la conception du soin ? Ou plus inattendu : quelles bonnes raisons y a-t-il d’écouter attentivement quelqu’un parler une langue que l’on ne comprend pas ? Sans oublier bien sûr la dénonciation de l’effarante bêtise des systèmes qui prétendent tout expliquer, hier en psychanalyse et aujourd’hui en neurosciences !
(p. 7)
Les photographies floues ne figent pas l'illusion d'un objet à jamais perdu. Elles n'"embaument" pas le mort déjà immobile qui est en chacun de nous, mais au contraire elles exaltent le devenir toujours imprévisible qui caractérise le vivant. En cela elles témoignent de l'infini flottement des choses, jamais tout à fait les mêmes, jamais tout à fait autres, pourtant, toujours en transformation et donc toujours en devenir.
C'est bien l'impossibilité d'un couple parental qui domine l'oeuvre d'Hergé.
La présence de l'image est appelée à favoriser l'assimilation des sensations, sentiments et états du corps dont elle active la perception ou dont elle réactive la mémoire. Il en est de même avec de nombreuse photographies de famille... Les images de nos proches disparus, notamment, participent de la tentative de s'assimiler des expériences vécues avec eux et qui ne l'ont été qu'imparfaitement.
Alors que nous croyons voir le monde, nous ne voyons que sa surface opaque à la lumière. C’est pourquoi la plus grande partie du monde est condamnée à nous rester invisible. [...] Croyant percevoir le monde, nous ne percevons que la croûte des choses… (p. 115)
il est probable que beaucoup d'adultes qui choisissent un métier dans lequel la compréhension des états intérieurs des autres est centrale ont connu de tels difficultés dans leur petite enfance : ils ont réagi au défaut d'empathie de leur entourage en développant une sensibilité extrême aux états émotionnels d'autrui afin de se protéger de tout risque d'intrusion.
Il ne s'agit plus seulement de faire plusieurs choses à la fois, mais d'être dans plusieurs endroits en même temps. Si la communication consiste à se transporter virtuellement à distance, son but ultime n'est-il pas d'être en même temps dans deux espaces distincts? Le téléphone mobile nourrit ce rêve. Ceux qui le partagent se désignent eux-mêmes sous l'expression de ubiquity generation.
Si les enfants reproduisent souvent les attitudes parentales jusqu'à la caricature, il y a un domaine où ils innovent, incontestablement : c'est dans leur désir de rencontrer sur la Toile non seulement des camarades de leur âge, mais des maîtres! En fait, tout a commencé avec les Pokémons.
La rencontre réalisée par Internet interposé est une fausse rencontre. Rien n'y met notre corps en éveil et en appétit. Ni les odeurs de l'autre, ni le frémissement de ses narines, ni le rythme et l'amplitude des battements de ses cils, ni sa façon de croiser ou non les jambes, de marcher, de se cambrer légèrement à certains moments, bref, rien de cette multitude de petits signes susceptibles de déclencher le trouble et finalement, on ne sait comment, l'alchimie du désir...
Cette façon de "se rencontrer" est forcément décevante. Il y manque la dimension physique, intuitive - pour ne pas dire animale - du désir amoureux.
Les aventures de Tintin sont plus qu'un mythe. Elles sont une mythologie en marche dont nous ne mesurons pas encore tous les effets, un gigantesque résumé des rêves et des aspirations d'une époque [...]
Depuis le gigantesque essor de la médecine technique, il est devenu
de plus en plus courant que des médecins se désintéressent des
malades dont l’état s’aggrave inexorablement. De tels malades graves
– en particulier, les patients cancéreux au stade terminal – constituent
pour de tels médecins la preuve insupportable de l’échec de l’idéal
médical de toute puissance.
La confrontation avec ces malades pour lesquels la médecine ne peut plus rien ne fait pas surgir pour ces médecins la culpabilité (le médecin sait qu’il est tenu à l’obligation de soins et non à l’obligation de résultats), mais la honte : celle de ne pas être à la hauteur de leur idéal.
La photographie est moins une façon d'arrêter le temps - selon la formule classique d'une "mise à mort symbolique" - qu'une façon de tenter de toucher la blessure du temps vivant.
Tel est bien en effet l'obstacle principal à l'empathie : la peur que les émotions que nous éprouvons vis-à-vis d'autrui donnent à celui-ci un pouvoir inacceptable sur nous.
Avant même que les rayons X traversent la peau et les muscles pour révéler le squelette, on croyait la photographie capable de traverser l’enveloppe des apparences.
les robots pourraient bien être rapidement perçus, et conçus, comme des moyens de guérir les humains de leurs déceptions quotidiennes avec d'autres humains.
Comme me disait un jeune homme qui s'était mis à jouer après avoir vécu une grave déception affective : "J'avais besoin de penser que je m'en foutais. En jouant, j'ai oublié que je souffrais. Le problème, c'est qu'après, je me suis mis à me foutre de tout."
Il ne faut pas s'étonner qu'une culture où les seniors font tout pour ne pas vieillir produise des jeunes qui envisagent de vivre un présent éternel.
Pourquoi un père de famille jusqu'à là apparemment équilibré de passionne-t-il pour un élevage de cochons numériques au point d'y consacrer toutes ses soirées?