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Citations de Timothée Demeillers (63)


À la fin de la troisième chanson, j’ai attrapé le micro. Je leur ai dit que ce n’était pas ce qu’ils pensaient, que c’était un quiproquo. Ils demandaient cette chanson pour de mauvaises raisons. Quand j’avais écrit le texte, je n’y avais pas mis le sens qu’ils y mettaient, eux. Je ne voulais pas que la Yougoslavie s’effondre, que les nationalismes émergent, non, trois fois non, pas du tout, et j’ai commencé à bafouiller, et le public s’est mis à siffler, d’abord un ou deux sifflets sortis de nulle part comme des mouettes à bout de souffle, puis ça s’est répandu comme une traînée de poudre, un blizzard chuintant dégobillé d’une fosse septique. 
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"Je crois que nous tous ici, on est des écorchés. On est ici parce qu'on a quelque chose à fuir. Tous."
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Et la machine qui ne s’est pas arrêtée. Le roulement mécanique du convoyeur, le soufflement abrutissant de la clim, les crochets qui s’entrechoquent, le rail de la 12, puis le rail de la 25 qui s’ouvrent et se referment avec un clac, un clac sec, la tôle de l’usine qui répercute tout ça et l’écho qui se répand jusqu’au sas de la porte de service. Le bruit de la peur. Le bruit de la peine. Le bruit du labeur. Les grésillements des néons, le blanc pâle des néons au-dessus de nos têtes, les néons comme dose de vitamine D. Le blanc pâle qui déteint sur les visages livides. Même les Arabes qui bossent là tournent blancs. Leurs pigments s’estompent au fil des ans. Du brun au jaune cireux. Les yeux terreux. La bouche sèche. Les intestins noués. Et le froid, le froid vif, soufflé par les grands ventilateurs, qui parvient même à donner la chair de poule aux carcasses nues sur les rails en acier, le gris du reste et l’odeur de mort qui flotte dans le grand hangar et qui persiste même lorsque tout a été nettoyé. Et puis surtout les clacs.
Les clacs.
Les clacs de la chaîne.
Et le sang. Le sang poisseux au sol. Comme une prémonition. Comme un signe avant-coureur. Mon ancienne caverne. Mon ancienne cabane ensanglantée. L’abattoir. Le sang. Le bruit. Les clacs qu’on couvre d’histoires drôles. Pour crever l’abcès. Pour se poiler un peu.
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Nous, on gagne notre vie avec rien. On est juste au service de la machine, qui transporte de la viande. Elle pourrait transporter des conserves, des pastèques ou des générateurs électriques, ça ne changerait rien. On serait payés pareil. Sauf que je n'aurais pas besoin de travailler dans ce froid. Dans cette odeur.
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On ralentit même le rythme de la chaîne pour s'assurer de ne pas faire d'erreur. De ne pas envoyer une halal chez les casher, ou vice versa. La carcasse perdrait ses propriétés confessionnelles.
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J’étais parti. Quand tout était devenu trop confus dans ma tête. Une sorte de déserteur. Déserteur au temps du fleurissement de la nation. À l’arrivée des magnats allemands, des investisseurs américains, des émissaires européens, du vent de la liberté, des foules libérées en costume-cravate, des grosses berlines, des crédits à la consommation, des Tesco ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’étais parti. Alors que tout se colorait. Mes camarades avaient risqué leur vie pour fuir le régime et moi je m’échappais quand tout le monde célébrait la victoire sur l’Histoire et l’arrivée de la liberté. Peut-être juste que je moisissais. On ne peut pas toujours rattacher la destinée d’un homme à celle de sa nation.
Ici, dans ma ville natale, j’avais dû prendre une chambre d’hôtel. Le type à la réception m’a accueilli en anglais et demandé mon passeport. Il s’est amusé de mon nom tchèque : « You know, you have Czech name, sir! » J’ai feint la surprise et l’ai remercié. En anglais. Sept ans que j’étais parti, que mon passeport avait changé de couleur et j’étais devenu étranger.
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C'est l'avantage avec les souvenirs : ils sont malléables et permettent de faire le tri.
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Sa jambe me frôlait sous la table. Je sentais sa chaleur qui m’irradiait. Je n’osais plus bouger. Il était étonnamment doux, presque enfantin. Sa présence naturelle parmi nous. Nous descendions des demis de Kanter et la conversation a pris une tournure plus habituelle : ressasser les dérapages de nos soirées éméchées. Pierre-Yves restait silencieux, riant quand il fallait rire, nous relançant parfois d’une question anodine. Puis à son tour, il racontait avec emphase les nombreuses manifestations auxquelles il avait pris part, comment les flics l’avaient chargé, en mimant les coups de matraque avec de grands gestes théâtraux. Nous rigolions alors qu’il décrivait les flots de sang qui s’échappaient de son arcade sourcilière.

Je le dévisageais et mon cœur battait fort. Sur la banquette en skaï de ce rade boudiné. Dans ce petit bar décoré de tableaux de mauvais goût, de nus voluptueux et de paysages savamment choisis par le patron pour leur laideur et la vulgarité des palettes. Mon cœur cognait à toute berzingue devant son reflet dans les grands miroirs face à nous, qui dédoublaient son visage, et, gênée, de peur d’être surprise, je plongeais la tête dans mon demi, à regarder la mousse se diluer à petit feu
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Seul Didier braille. Comme partout ailleurs. Quelques blagues pour faire passer le temps. La clope au bec. Qu'il fuma sans les mains. Les paroles qu'il mâche, les mots qu'ils avalent, comme s'il était ivre mort., constamment ivre mort.
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...leur comment allez-vous qui sonne si différent. Pas désagréable, non, mais différent. Le comment allez-vous de ceux qui ont fait des études. Et qui te plaignent de te retrouver là où tu bosses, le comment allez-vous de pitié pour toi, mais aussi parfois qui sonne comme un comment allez-vous de mépris...
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Mon réservoir à pensées heureuses. Mais la réalité finit toujours par nous rattraper et les idées plus sombres surgissent. Quinze années de ma vie à l’usine, c’est sur ça laisse des traces. Même aujourd’hui. Quinze années de ma vie à prendre part aux même conversation. Entre collègues. Au déjeuner, à la pause-café, dans l’abri pour fumeurs. Quinze années à croiser les mêmes têtes, à entendre les mêmes remarques lancées à la va vite. Alors forcément, ça ne s’efface pas avec quelques souvenirs heureux : une histoire drôle de l’époque passée qui revient et c’est l’usine qui reprend le dessus et me submerge, presque naturellement, de son poids, de son rythme.
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Même les jeunes qui sont embauchés, ils parlent de retraite. Même les petits nouveaux de vingt balais, ils parlent de ça. De ce qu'ils feront. D'où ils iront. De la baraque ou la bagnole qu'ils achèteront. Comme si c'était la vraie vie qui commençait. Comme si on se faisait chier pendant quarante ans, pour enfin pouvoir choisir ce qu'on va faire de sa vie. Mais souvent, la vie en décide autrement. Si le corps résiste pendant quarante ans, parfois il cède dès la porte de l'usine passée. C'est ce qui se dit. Qu'après le pot de départ, le corps ne supporte pas. Qu'il prend vingt ans en quelques mois. Que les ouvriers ne supportent pas. Qu'ils tombent comme des mouches. Que les maladies se déclarent. Que les cœurs se dérèglent. Que les usures infligées au corps se réveillent subitement. C'est ce qui se dit. Que les organismes ne supportent pas le repos. Le silence. L'absence de la chaîne. Tous les corps sont devenus dépendant de la chaîne. Enfin, pas dépendant, mais partie de la chaîne. Et les débrancher soudain de leur générateur, ça dérègle toute l'anatomie, tous les organes et ça déclenche ces saloperies, ça fait vieillir brusquement. C'est ce que tout le monde raconte, à l'usine.
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Mais il me suffisait d’un bruit, d’un mot, d’une odeur pour tout faire ressurgir, comme si l’usine n’était toujours qu’enfouie, qu’assoupie et pouvait se ranimer d’un moment à l’autre, une côte de bœuf saignante au restaurant, le bruit des vagues qui soudain rappelait le générateur, la tôle des entrepôts dans les zones industrielles, et c’était parti pour de longues heures peuplées de fantômes de carcasses.
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 Il a lu une liste de noms qui devaient le suivre, tout ça avec un accent monténégrin. Un accent chantant qui sentait l’air salé de la mer et le vin rouge puissant. T’as été pris d’une vague d’amour pour ce militaire. T’as eu envie de le prendre dans tes bras et lui dire : mais mon frère, qu’est-ce qu’on fabrique ! Putain, laisse-nous aller boire un verre et fumer une cigarette et oublier ces derniers mois, mais bien sûr t’as rien dit, Jimmy, parce que c’était trop tard pour tout ça. 
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Personne ne savait qui était quoi. Qui était serbe, ou croate, ou hongrois, ou musulman. Ça ne voulait rien dire. Ou si, la différence existait, mais seulement dans les intérieurs confinés de nos maisons, dans les marmites qui mijotaient sur les réchauds. Et c’est tout. Six républiques, Cinq nations, Quatre langues, Trois religions, Deux alphabets, Mais un seul parti. Et c’est tout. J’étais un Yougoslave, et j’avais toujours baigné dans la culture communiste.
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C’était la première fois que l’on me parlait si ouvertement de mon ethnicité. Moi, le fils du rêve yougoslave. Né d’un père serbe et d’une mère croate. Qui n’avais jamais eu à me poser la question de mes origines. Qui n’avais jamais eu à demander à mes parents qui j’étais. Qui n’avais qu’à cocher la case yougoslave. Mais cette case n’existait plus. Il fallait choisir un camp. Il fallait affirmer haut et fort une nationalité ou l’autre. Il était devenu impossible de maintenir une neutralité. Pire, être neutre signifiait choisir le camp de l’autre. Être l’ennemi de tous.
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INCIPIT
Katia Koné
Je sortais tout juste de l’enfance, j’étais à un âge où l’on se dit que la vie ne vaut pas grand-chose, où l’on claironne que l’on voudrait se foutre en l’air et où l’on feint la mélancolie à la moindre contrariété parce que la dépression est encore quelque chose de séduisant, d’énigmatique et de romantique. Pour survivre, je courais après le fantastique, le ténébreux, je m’enveloppais dans des habits trop grands pour moi, j’imitais les attitudes et les poses en noir et blanc des Clash, dont je tapissais ma chambre de posters, leur aura sulfureuse sur papier glacé. Je n’étais qu’une jeune lycéenne élevée dans le calme propret des bords de Loire, mais je me persuadais d’évoluer dans la crasse londonienne, je m’imaginais des odeurs de fog et de bière éventée entre les briques cramoisies des mansions anglaises, sous le bas ciel britannique, tandis que les hymnes incendiaires échappés de mon walkman me cognaient les tympans. J’arborais une crête de cheveux pourpres pour ressembler à mes idoles et j’écrivais des poèmes virulents dans un calepin que je rangeais dans la poche intérieure de ma veste en jean perforée de pin’s et d’épingles à nourrice. Je fumais. Je buvais. Et chaque verre bu, chaque cigarette fumée l’était en essayant d’imiter mes héros, les Clash et leurs quatre gueules d’ange, anguleuses et blanchâtres, drapés dans leurs perfectos brillants. Je voulais leur ressembler. Je voulais devenir comme eux. Je rêvais que ma vie soit la leur.
J’étais entre deux âges.
J’avais dix-huit ans.
C’est là que tout a commencé.
J’habitais Nevers. Nevers et son insupportable quiétude. Nevers et sa Loire pas encore magistrale, encore rivière anodine, glissant mollement telle une inéluctable marée noire le long de ses rives écussonnées de crépis sales et de toits en ardoises qui se confondaient avec la couleur du ciel. Nevers qui vivotait dans des habits trop grands pour elle, des manoirs à tourelles et des jardins à la française, témoins de son histoire royale, aujourd’hui occupés par des institutions préfectorales médiocres et des chambres de commerce. Nevers qui ressassait le nom de son maire dans tous les foyers, à tous les comptoirs de bar, parce qu’il semblait que, pour une fois, quelqu’un avait réussi à s’extirper de cette soupe fade. Grâce à lui, on pouvait désormais entendre prononcer le nom de notre ville à la télévision nationale, ce qui revenait pour la plupart des habitants à une bénédiction, comme si à travers ce « Nevers » ou ce « Pierre Bérégovoy » articulés par le présentateur du JT, c’était un peu de nous qu’on causait, nous qui étions habituellement si éloignés de tout ça, comme si nous en tirions une gloire toute personnelle.
Mais malgré notre maire, ministre des Finances de la France entière, malgré la télévision, Nevers restait Nevers, l’ennui gonflait à mesure de mes rêves d’émancipation, de mes envies de liberté, à mesure que je prenais conscience que mes poèmes ne sortiraient jamais des quatre murs de ma chambre et que je n’insufflerais jamais le vent de la révolution punk sur la scène poétique française.
Je haïssais cette ville. Je la haïssais fabuleusement.
Après minuit, les rues assoupies s’exposaient sous la lueur jaunâtre des lampadaires dont les halos soporifiques grésillaient devant les volets clos et ne s’éteignaient qu’avec le lever du jour. Et dans ce terrain de jeu bien trop petit, notre bande lycéenne rejouait ce que nous pensions être la folie insomniaque des plus grandes capitales. Les nuits où nos parents nous laissaient sortir, nous roulions d’épais joints de mauvais haschisch, buvions au goulot de vieilles bouteilles de calvados oubliées au fond des buffets à alcool familiaux, nous promenions notre ennui ivres dans les rues en nous cachant dans des bosquets taillés en fleurs de lys lorsque les patrouilles de police approchaient. Parfois, l’un d’entre nous apportait une bombe de peinture et nous taguions, comme c’était la mode dans les banlieues françaises, notre lassitude dans des phrases révolutionnaires, pensant peut-être que cela permettrait une prise de conscience collective de l’ennui qui plombait la jeunesse d’ici, mais c’était peine perdue. Nous ne récoltions que de sèches brèves dans l’édition du Journal du Centre: ils font désormais partie du paysage urbain, les tags, une pollution visuelle qui s’amplifie, le centre de Nevers a été à nouveau vandalisé, « c’est une honte de faire ça vraiment quel est l’intérêt », commente écœurée la gérante de l’agence du Crédit mutuel de l’avenue du Général-de-Gaulle…
Et les articles se concluaient avec d’autres propos du même acabit, des commérages de commerçants mécontents, sans jamais parler de l’aspect poétique et du sens profond des inscriptions. Tout cela ne faisait que confirmer la médiocrité qui m’entourait : je vivais dans un monde de cons à une époque tout aussi naze.
De ces virées artistiques, je rentrais au milieu de la nuit, dans le pavillon de mes parents un peu en retrait du centre. Je garais ma mobylette Peugeot orange dans le jardin. Je montais les escaliers qui menaient à ma chambre sur la pointe des pieds en évitant les marches qui grinçaient particulièrement. Je me glissais dans mon lit. Je me saisissais de mon carnet pour écrire des textes que j’avais la prétention d’appeler des poèmes, je filais les mots au rythme du stylo Bic, qui débordait parfois des petits carrés blancs de la page, et je me persuadais qu’un jour ces carnets seraient retrouvés, et qu’ils seraient exhumés et publiés et que, comme Kafka, mon œuvre serait érigée au rang des chefs-d’œuvre posthumes de la littérature française alors que je n’osais même pas les soumettre au journal de mon lycée et puis, tandis que j’écrivais au rythme de mon ébriété, j’entendais les petits pas de souris de ma mère qui se relevait pour aller aux toilettes, ma mère qui ne pouvait fermer l’œil avant mon retour et que j’imaginais si fluette, se retournant dans son lit toute la nuit, aux côtés des cent kilos inamovibles et ronflants de mon père, ma mère, attendant nerveusement le cliquetis de la serrure de la porte d’entrée qui viendrait la délivrer, ma fille n’a pas été renversée, ni violée, ni assassinée ce soir ! Et moi, alors, j’éteignais la lumière pour lui faire croire qu’en effet je dormais et j’interrompais de la sorte ma carrière de plus grande poétesse punk de ce tout début des années 1990. Et avant de m’endormir, la réalité de ma vie me sautait à la gueule.
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Nous ne nous étions toujours pas embrassé, je pensais à ses lèvres, au goût qu’elles auraient et je me sentais envahie par sa chaleur, nous étions dans ce moment juste avant, submergés de sensualité, et nous avons fini dans un quartier chinois, dans un petit bouiboui enfumé, tapi sous de grandes tours bétonnées, à déguster une soupe épicée trop chaude sur des tabourets trop bas, alors que le désir montait, et Pierre-Yves a réglé les deux plats, quelques francs laissés en pourboire, un dernier verre d’alcool de riz cul-sec, offert par le patron, que j’ai bu, que Pierre-Yves a laissé sur la table, en riant en aparté avec un Chinois mal fagoté qu’il semblait connaître tellement ils étaient familiers, puis de nouveau dehors il a enfin posé ses lèvres sur les miennes, un baiser long et confus sur le trottoir qui a annihilé le reste, un baiser rassurant comme une respiration, puis notre déambulation finale vers un hôtel miteux, un établissement deux-étoiles planté au bord d’un boulevard bruyant, à l’ombre des structures métalliques du métro aérien agité de secousses au passage des rames bleues et blanches, grimper les trois étages sur sur les marches feutrées de la pension, les marches couvertes d’une moquette grenat élimée, et refermer la porte sur nous deux, sur notre histoire, enfin seuls, vraimentseuls, dans la chambre désuète de ce vieux bâtiment, avec le moignon en laiton massif gravé du numéro de notre piaule, la 312, qui oscillait dans le vide, pendu à la serrure, cognant comme un métronome la porte en bois, et mes ongles de s’accrocher aux aspérités de sa chair, arrachant les couches de vêtements, et ma langue avait débuté l’exploration de son corps, ce désir irréfrénable, ce désir surréel avec le sommeil en toile de fond, et lui m’a repoussée, gentiment refoulée, « ma Katia non ma Katia je préfère pas, pas déjà », et moi de poursuivre bien sûr, de redoubler d’ardeur, alors qu’il secouait gentiment la tête, comme un adulte amusé de tant d’enfantillages, et tentait de se défaire de mon emprise, souriant :

« Non, Katia… »
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Je sortais tout juste de l’enfance, j’étais à un âge où l’on se dit que la vie ne vaut pas grand-chose, où l’on claironne que l’on voudrait se foutre en l’air et où l’on feint la mélancolie à la moindre contrariété parce que la dépression est encore quelque chose de séduisant, d’énigmatique et de romantique. Pour survivre, je courais après le fantastique, le ténébreux, je m’enveloppais dans des habits trop grands pour moi, j’imitais les attitudes et les poses en noir et blanc des Clash, dont je tapissais ma chambre de posters, leur aura sulfureuse sur papier glacé.
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Comment en sommes-nous arrivés là ? Quand est-ce que tout a commencé ? À quel moment de ma vie ai-je senti que les choses allaient changer ? Que les eaux saumâtres de la dissension allaient s’immiscer entre nous, comme un lac sombre et profond. Un lac sournois dans lequel nous nous sommes noyés. Comment nous, ceux qu’on nommait les Yougoslaves, ce peuple uni, fraternel a laissé notre pays se déchirer, au point où je ne le reconnais plus aujourd’hui, au point où plus rien ne ressemble à ce qui avait cours avant, avant cela, lorsqu’il y avait encore la musique, les films de partisans et Vukovar, la ville où j’ai grandi, là-bas sur le Danube. Il y avait Jimmy. Il y avait les vacances d’été et les lettres envoyées à Tito. Avant, il y avait aussi Nada, ma cousine.
Il y avait tout ça.
Et même si tout existe encore aujourd’hui, même si tout est d’une certaine manière encore là, même si ma ville natale figure encore sur les cartes, même si les films de ma jeunesse se louent toujours dans les vidéoclubs ouverts 24 heures sur 24, derrière les néons publicitaires qui clignotent dans les rues pleines de vitrines débordantes de produits colorés, même si nos cassettes reposent toujours sur les étagères de fans de la première heure et si notre tube est encore joué parfois sur quelques stations de radio nostalgiques, même si les îles de notre enfance attirent de nouveau les touristes du monde entier, à l’intérieur de nous, tout a été réduit en miettes, en brasier fumant. Tout. Absolument tout. Et je dois vivre avec ces souvenirs heureux de l’avant, qui me laissent aujourd’hui un sale goût en bouche, un goût rance et avarié, parce que je sais maintenant pour sûr que ce bonheur de l’époque, que ces souvenirs enfantins n’étaient pas la réalité, que la réalité c’est ce qui s’est produit ensuite, c’est ce à quoi tous ces souvenirs ont mené, et il n’y a plus qu’une seule vérité aujourd’hui, c’est ce cataclysme qui nous écrasés. Mon histoire est l’histoire d’une lente mais inéluctable descente aux enfers.
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