Citations de Varlam Chalamov (142)
Vers 1920, à l'aube de « leur brumeuse adolescence », les camps étaient peu nombreux et s'appelaient « camps de concentration ». L'évasion ne constituait pas un crime et n'entraínait aucune sanction. Il semblait normal qu'un détenu n'ait qu'un désir : fuir, et les gardiens un seul but : le rattraper. Ces rapports entre deux groupes humains situés de part et d'autre des barreaux d'une prison paraissaient naturels. Temps romantiques ou, comme a dit Musset, l'avenir n'existait pas encore et le passé n'existait plus.
Les monceaux de neige qui entouraient l'église fondaient un peu dans la journée mais le soir, ils gelaient à nouveau, et couvraient la cour de tas bleuâtres ou vaguement gris. Il fallait briser la croûte dure et coupante puis creuser un trou pour atteindre la neige poudreuse, légère et blanche qui fondait dans la bouche. Fade et brûlante, elle rafraîchissait un instant nos gosiers desséchés.
Selon une théorie que je professe depuis l'enfance, on n'apprend pas à connaître un homme d'après un interrogatoire ou d'après sa biographie. Une impression générale n'est pas le résultat de faits consignés quelque part et fixés à un moment précis. C'est pourquoi l'écrivain n'a pas besoin de prendre de notes, de graver dans sa mémoire, d'observer. Il lui suffit d'être présent, de voir, d'entendre et de comprendre.
Les vers
Les vers – ce n’est pas que le reflet
En petit des grands événements,
Ils sont pour déplacer cette terre,
Un levier soudain trouvé.
Les vers – ce n’est pas qu’une illumination,
Une lanterne dans les brumes et ténèbres.
Ils sont la création en mouvement
Permanent et l’obstination du rêve.
Les vers c’est toujours une note d’enfance,
En même temps que la douleur d’hier,
C’est la quenouille artisanale
Qu’on a reçue en héritage.
/ Traduction du russe par Christian Mouze
Je pense sans arrêt à cela seul
Je pense sans arrêt à cela seul :
On a tué un peuplier sous ma fenêtre.
J’entendais le rauque vrombissement du camion,
Un bras de l’arbre lui faisait signe.
J’écoutais les cris des branches, le bruissement de l’herbe,
Ne sachant pas qui était dans son droit, qui ne l’était pas.
Je connaissais la bienveillance des arbres,
Les droits irréfutables des oiseaux.
À ma fenêtre, soudain, ce fut trop clair
– Je compris : le mal était fait.
Je pense tout le temps à cela seul :
Sous ma fenêtre on a tué un peuplier.
/ Traduction du russe par Christian Mouze
Les blanchisseuses
Sur la rive neuf blanchisseuses
En silence lèvent les bras,
Et je ne comprends vraiment pas
Ce qu’elles font avec leurs bras.
Neuf femmes rincent le linge.
Une épreuve de lumière et de son
Dans mon enfance, et mon être
Surgit ainsi en une haute science.
J’étais donc là, debout, un peu bête,
Doutant de ma soudaine vision,
Je séparais à jamais ce chant
De la marche connue du monde.
/ Traduction du russe par Christian Mouze
Je suis vivant
Je suis vivant, pas avec mon pain
Mais au froid, le matin,
Quand d’un coin de ciel glacial
Comme dans une rivière je me rafraîchis.
/ Traduction du russe par Christian Mouze
Je me suis toujours senti à l'étroit partout. Je me sentais à l'étroit sur le coffre où j'ai dormi pendant des années, je me sentais à l'étroit à l'école, dans ma ville natale. Je me sentais à l'étroit à Moscou, à l'université. Je me sentais à l'étroit dans la cellule d'isolement de la prison de Boutyrka.
J'avais toujours l'impression de ne pas avoir fait quelque chose, de ne pas avoir eu le temps de faire ce que je devais faire. De n'avoir rien accompli pour devenir immortel, comme le roi Carlos à vingt ans, chez Schiller.
J'arrivais en retard dans la vie, non pour recevoir ma part du gâteau mais pour participer à la fabrication de cette pâte, de ce levain ivre.
Une fine glace blanche figeait déjà les ruisseaux et les torrents. Nos chemins étaient jonchés de petites feuilles flamboyantes…
Dans nos milieux, on parlait beaucoup de l'attitude à adopter en cas d'arrestation. La règle élémentaire était le refus de déposer, indépendamment de la situation - une règle morale de principe tout à fait dans la tradition.
J'ai été arrêté le 19 février 1929. Je considère ce jour et cette heure comme le début de ma vie sociale, ma première véritable épreuve dans des conditions très rudes. (...) il m'était donné d'éprouver mes véritables qualités morales.
Avant d'être le nom d'un camp, Vichéra est celui d'une rivière qui dévale les contreforts occidentaux de l'Oural. Une rivière qui, à la fin du XVIème siècle, fut l'une des voies de pénétration de la colonisation russe. Au-delà, vers l'est, c'est la Sibérie, et encore plus loin à l'est, c'est Kolyma - un territoire aussi vaste qu'un continent et à ce point isolé au bout du monde qu'il se vit comme une île.
Ces récits, c'est l'université des truands, la chaire de leur effroyable science. Les jeunes écoutent les anciens et s'affermissent dans leur foi.
Le chef est grossier et cruel, l'éducateur est un menteur, le médecin est malhonnête, mais tout cela n'est rien comparé à la force de corruption de la pègre.
La pègre connaît deux sortes de femmes: les voleuses dont le métier est de voler, comme pour les hommes truands , et les prostituées, les compagnes des voleurs.
Camarades ! Dans ce tombeau nous avons agonisé pendant trois jours et nous ne sommes pas morts. Tenez bon, camarades !
Je comprenais bien, naturellement, que les livres sont l'eau dont on abreuve les passants altérés par la chaleur du dehors, et que le bibliothécaire est l'instrument servant à la puiser.
Les épaisses planches en bois fraîchement raboté de la Première Bibliothèque Ouvrière Municipale sentaient la résine, la forêt vivante, et cette odeur se mêlait à celle, subtile, de papier moisi et de poussière qui émanait des livres.