La quatrième Vologda : Souvenirs

Un torrent de passions véritablement populaires se déchaînait sur terre, et il n'y avait pas moyen de s'en protéger. [...] Ce fut sur la mince couche de prêtres instruits et libéraux, celle de Boulgakov et de Florenski, que le coup s'abattit le plus lourdement. Et si à Moscou, dans la capitale, Boulgakov, Florenski, Berdiaïev ou Srokine pouvaient encore, certes avec difficulté, mais tout de même, se trouver des protections et une porte de sortie, on fut sans merci pour les libres penseurs de province. Ils étaient battus, anéantis, castrés, tant par les Cent-Noirs* qui se vengeaient de leur résistance, que par le pouvoir, au nom de principes dogmatiques. [...]
Tout le monde se vengeait sur mon père, pour tout. Pour son éducation, pour sa culture. Toutes les passions historiques du peuple russe se sont engouffrées à l'intérieur de notre maison. D'ailleurs on nous en avait chassés, de notre maison, on nous avait jetés dehors avec un minimum d'affaires. Et dans notre appartement, on avait installé le procureur de la ville.
Qu'on ne vienne pas me chanter les louanges du peuple. Ni celles de la paysannerie. Je sais ce que c'est.

*Cent-Noirs : mouvement tsariste, nationaliste et antisémite.

Je me suis toujours senti à l'étroit partout. Je me sentais à l'étroit sur le coffre où j'ai dormi pendant des années, je me sentais à l'étroit à l'école, dans ma ville natale. Je me sentais à l'étroit à Moscou, à l'université. Je me sentais à l'étroit dans la cellule d'isolement de la prison de Boutyrka.
J'avais toujours l'impression de ne pas avoir fait quelque chose, de ne pas avoir eu le temps de faire ce que je devais faire. De n'avoir rien accompli pour devenir immortel, comme le roi Carlos à vingt ans, chez Schiller.
J'arrivais en retard dans la vie, non pour recevoir ma part du gâteau mais pour participer à la fabrication de cette pâte, de ce levain ivre.