POUÈTES POUÈTES
Cela a longtemps fait partie des running gags débiles de ce blog : ma détestation de la polésie et des pouètes. Comme de juste, je forçais le trait, par provocation idiote… J'imagine que ça ne trompait personne, d'autant qu'il me fallait bien confesser, de temps à autre, que j'avais lu et apprécié Rimbaud et Baudelaire ado (comme un ado, quoi), et qu'un Totor Hugo par-ci, un Totor Hugo par-là, eh bien, ma foi…
Depuis ? Ah, ça se complique – mais j'imagine que c'est ma méconnaissance, alors, qui prime : le fait est que je ne connais rien à la poésie contemporaine, en français ou dans d'autres langues – enfin, avec tout de même une exception pour Ian Monk, hop et hop. Oui, il y avait de la pose, dans tout ça – mais, si je ne méprise pas le registre autant que j'ai pu le prétendre, le fait demeure que je n'y suis globalement guère sensible, outre que je suis ignare.
Ces derniers temps, avec mon engouement nippon et la reprise des études, la question a pris un tour plus sérieux : il me fallait en apprendre au moins un minimum concernant la poésie japonaise. Une perspective qui ne m'enchantait pas forcément, à la base – surtout parce que mon expérience de lecteur de haïkus s'était vite avérée désastreuse : je n'y comprenais absolument rien… Mais j'ai bien fini par tenter le coup – et je me suis découvert un attrait inattendu pour la poésie japonaise classique ; mais disons « vraiment classique », celle des époques Nara et Heian surtout. J'en avais eu quelques aperçus dans des oeuvres essentiellement poétiques, notamment les Contes d'Ise et le Dit de Heichû, mais aussi dans d'autres oeuvres citant occasionnellement de la poésie – par exemple, certains « journaux » (nikki) lus dans la brillante anthologie Mille Ans de littérature japonaise, éditée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty (et qui comprend certes des moments purement poétiques), et il me faudra creuser tout cela, c'est prévu. Autre exemple, dans les chroniques du « cycle épique des Taira et des Minamoto », et au premier chef dans le Dit des Heiké ; voire, en remontant bien plus haut, dans le Kojiki même… Parallèlement, d'autres oeuvres ont pu raviver mon intérêt plus que limité pour la poésie japonaise des ères prémodernes ultérieures – par exemple, Insectes, de Lafcadio Hearn…
Je me disais donc qu'il pourrait s'avérer utile de revenir sur la question, et de lire bien davantage de poésie japonaise classique. Autant dire que cette anthologie me tendait les bras : composée par Gaston Renondeau (dont j'avais apprécié le rendu sobrement élégant de sa traduction des Contes d'Ise, justement – un bien curieux personnage que ce général Renondeau…), elle envisage quelque chose comme, disons, douze siècles de poésie japonaise, du Man.yôshû à la Rénovation de Meiji, selon une périodisation classique (peut-être critiquable çà et là, mais c'est du pinaillage). Chaque période, ici, a ses spécificités – et c'est là que j'émettrais peut-être une très timide critique, car la sélection opérée par l'anthologiste appuie sans doute un peu trop sur des changements de forme drastiques – j'aurai l'occasion d'y revenir, et à plusieurs reprises. Par contre, le rendu très « simple » (faussement ?) de cette traduction me paraît donc un atout – c'est peut-être moins élégant que, disons, les circonvolutions archaïsantes dont est coutumier un René Sieffert, par exemple, mais cela parle bien plus intuitivement, et je suppose que c'est tant mieux, dans le contexte de la poésie japonaise classique.
Mais, pose de détestation de la polésie ou pas, le fait demeure : je ne me sens clairement pas armé pour livrer une critique pertinente en matière de poésie – encore moins que pour tout autre registre. du coup, cette chronique va prendre une forme peut-être un peu inhabituelle, parce que je vais faire beaucoup de citations ; j'aurai bien quelques commentaires à émettre de temps en temps, ne serait-ce qu'au regard du contexte historique, mais l'essentiel résidera bien dans les extraits des oeuvres traduites par Gaston Renondeau. Vous l'échappez belle, hein ? le drame, c'est qu'il me faudra lire toute cette poésie pour la version YouTube de la chronique, ce qui promet d'être sportif…
Autre conséquence notable : cet article est pour l'essentiel une sélection dans ce qui était déjà une sélection – et je ne prétends certainement pas en avoir extrait « le meilleur », c'est même assez improbable : simplement ce qui m'a le plus parlé à titre personnel – moi, je, me, myself, I.
Allez, c'est parti.
LA PÉRIODE ARCHAÏQUE ET LA PÉRIODE DE NARA : LE MAN.YÔSHÛ, DONT QUELQUES POÈMES LONGS
Présentation
La première période envisagée par Gaston Renondeau est fort longue, puisqu'elle va « des premiers siècles de notre ère à la fin du VIIIe siècle ». Il rassemble donc plusieurs ères classiques en une seule. Cette mention des « premiers siècles de notre ère », toutefois, me paraît un peu douteuse, et il me paraît certain en tout cas qu'on ne peut pas remonter, au mieux (vraiment au mieux), au-delà de l'ère Kofun (250-538) ; plus probablement faut-il y voir l'ère Asuka, autrement pertinente ici, qui s'étend de 538 à 710, moment où débute l'ère Nara, avec l'installation dans la nouvelle capitale impériale – l'ère Nara s'achevant quant à elle en 794.
La question est compliquée, notamment parce que l'on rattache clairement Kofun à la protohistoire japonaise, et éventuellement Asuka aussi, mais pour partie seulement – car le rapport à l'écriture est alors problématique au Japon, et, à cette époque justement, les choses évoluent radicalement. le japonais a longtemps été une langue purement orale – d'où cette longue protohistoire. C'est le modèle offert par le puissant voisin qui va s'avérer déterminant : la littérature japonaise originelle est en fait largement une littérature chinoise. Si une littérature proprement japonaise devait avoir une origine, ce serait, dit-on, avec le Kojiki, remis à l'impératrice Genmei en 712 – nous sommes déjà presque à la toute fin de notre période, à ce compte-là… Mais c'est de toute façon une oeuvre hybride entre le japonais et le chinois, d'une lecture au mieux compliquée. En fait, la question se prolongerait encore quelques siècles, puisque la mise en forme d'une langue japonaise écrite distincte de la langue chinoise écrite (rappelons que les deux langues sont on ne peut plus différentes aux plans aussi bien de la grammaire ou de la syntaxe que des intonations, etc.) prendrait encore du temps, avec l'introduction des kana, etc.
Cependant, même avec cette ambiguïté fondamentale, une littérature japonaise se développe progressivement, dès l'époque « archaïque », mais surtout au VIIIe siècle (donc à l'époque de Nara pour l'essentiel) – et c'est une littérature qui est au premier chef poésie, selon des formes empruntées à la Chine mais bientôt adaptées, où le caractère syllabique prononcé de la langue japonaise s'accommode bien de procédés de composition poétique s'attachant au nombre de syllabes (ou de mores, plus exactement), et non à quelque autre aspect tel que la rime. On trouve assez tôt l'alternance classique entre vers de cinq et de sept syllabes, sur des formats plus ou moins longs, plus ou moins rigides. Ces poèmes proprement japonais sont appelés collectivement waka, mais se subdivisent en plusieurs sous-genres, dont les plus importants sont les poèmes courts, ou tanka (ceux qui connaîtront la plus longue prospérité, au point que le mot waka en viendra à terme à désigner les seuls tanka), et les poèmes longs, ou chôka.
En témoigne ce qui constitue probablement le premier vrai monument littéraire japonais, à l'époque de Nara, aux environs de 760 plus précisément (le cas du Kojiki, antérieur, étant donc très particulier – il ne serait véritablement lu que bien plus tard, dans le courant des « études nationales »). Je veux parler du Man.yôshû, ou « Recueil des dix-mille feuilles », qui constitue d'une certaine manière (et en dépit de certaines difficultés, notamment l'emploi selon les cas des caractères chinois pour leur valeur signifiante ou pour leur valeur phonétique), l'acte fondateur de la poésie japonaise classique, en compilant un très grand nombre de poèmes de l'époque archaïque et de celle de Nara – des poèmes par ailleurs très divers, qui pouvaient tenir aussi bien de l'épopée que de l'intime, célébrer l'édification d'un château ou une partie de chasse satisfaisante, aussi bien que déplorer la fin d'une idylle ou la mort d'un enfant, etc. le Man.yôshû demeurera une référence de base, dûment complétée au fil des siècles par d'autres anthologies présentant un même caractère « officiel » (on parle d' « anthologies impériales » ; il y avait bien sûr aussi des compilations « privées », et parfois du plus grand intérêt), et notamment, lors de la période suivante, le Kokinshû, qui constitue l'autre modèle éternel du poème classique nippon – peut-être insurpassable ; mais ça, ce sera plus tard, donc…
Pour l'heure, tenons-nous-en au Man.yôshû – car tous les poèmes cités par Gaston Renondeau pour cette première période en proviennent. Et, d'emblée, mon compte rendu comportera un certain biais… En effet, les poèmes longs, ou chôka (constitués d'un nombre variable, car indéterminé, de vers alternant en principe cinq et sept syllabes, pour finir sur deux vers de sept syllabes), sont assez rares dans l'ensemble de cette anthologie – et probablement, en fait, dans l'ensemble de la poésie japonaise ? On en compte quand même quelques-uns, et tout particulièrement aux sources de la pratique poétique nippone. le Man.yôshû en figure donc un certain nombre, même si les poèmes courts, ou tanka, sont bien plus nombreux (4207 contre 265, je crois que c'est clair… Mentionnons pour mémoire qu'il y avait d'autres types de poèmes dans cette compilation, dont certains en chinois, mais bien plus minoritaires encore de manière générale ; celui qui s'en tire le mieux est le format du sedôka, avec ses six vers, 5-7-7-5-7-7, ce qui le rapproche donc du tanka en termes de longueur, mais il n'y en a que 62 exemples dans tout le Man.yôshû). Les poèmes longs ont dès lors quelque chose d'exceptionnel dans cette anthologie, qui privilégiera ensuite systématiquement les poèmes courts, tanka d'abord, plus loin haïkus (avec l'exception hors-concours des pièces de nô de l'époque Muromachi) – en fait, les chôka « meurent » pendant l'ère Heian… Cependant, dans le contexte particulier de la compilation originelle, ce sont souvent les poèmes qui m'ont le plus parlé, même si à des titres divers. Noter aussi qu'ils datent tous du VIIIe siècle – et tant pis pour la « période archaïque », dont la pertinence ici est décidément un brin douteuse.
Morceaux choisis
Commençons par le « dialogue de deux pauvres » de Yamanoue no Okura (660-733), un diplomate qui s'était rendu en Chine et en avait été fortement imprégnée de pensée confucéenne ; mais il était aussi connu, semble-t-il, pour ses poèmes sur les miséreux et les enfants – en témoigne sans doute le présent poème, qui, au-delà du poignant tableau de la pauvreté, a aussi, j'imagine, quelque chose d'une réflexion éthique (pp. 49-51) :
[Le premier pauvre]
Dans la nuit où la pluie tombe
Mêlée au vent,
Dans la nuit où la neige tombe
Mêlée à la pluie,
Il fait un froid
Contre lequel on ne peut rien.
Je mâche à petits coups
Un morceau de sel dur
Je bois à petites gorgées
De la lie de saké dans l'eau tiède.
Tout en soufflant
Et reniflant
Je caresse une barbe
Rare.
Je puis bien me vanter
Qu'en dehors de moi
Il n'est homme qui vaille…
Mais il fait si froid
Que je tire sur ma tête
Ma couverture de chanvre.
J'y ajoute
Autant que j'en possède
Mes vêtements de toile sans manches.
Mais la nuit est vraiment froide…
De ceux plus pauvres encore
Que je ne suis
Le père et la mère
Sans doute ont faim et se gèlent.
La femme et les enfants
Sans doute gémissent d'une faible voix.
En pareille circonstance
Comment t'y prends-tu
Pour mener ta vie ?
[Le second pauvre]
Le ciel et la terre
Sont vastes, dit-on
Mais pour moi
Comme ils sont étroits !
Le soleil et la lune
Brillent, à ce qu'on assure,
Mais pour moi
Ils ne luisent guère.
En est-il pour tous de même
Ou pour moi seulement ?
Par fortune
Je me trouve homme.
Comme tous les autres hommes
Je suis fait.
Ma veste de toile
Non doublée
Pend en lambeaux
Comme du varech.
Ce ne sont que haillons
Jetés sur mes épaules
Dans ma cabane
Qui penche, croulante,
Le sol nu
Est jonché de la paille tirée d'une botte.
Mon père et ma mère
Dorment près de mon chevet.
Ma femme et mes enfants
À mes pieds
M'entourent
En geignant.
Du foyer
Aucune fumée ne s'élève
Dans la marmite
Les araignées ont tissé leurs toiles.
On a oublié
Comment on fait cuire un repas.
Nous sommes là gémissants
Comme l'oiseau nue
Quand le chef du village
Porteur de sa canne
Jusque dans notre chambre
Vient nous appeler
Pour raccourcir,
Comme on dit,
Un bâton déjà
Trop court.
Est-elle donc à tel point
Sans remède
La vie de ce monde ?
Deux petites précisions, concernant les propos du second pauvre : quand il se dit « homme », il faut entendre par-là le genre humain, pas le sexe masculin, mais avec également une connotation bouddhique liée au cycle des réincarnations – cette condition, supérieure à celle des animaux, se mérite, elle est un privilège. Quant au chef du village qui vient « raccourcir un bâton déjà trop court », il faut entendre par-là qu'il prélève des taxes sur un ménage au revenu déjà insuffisant.
Certains des poèmes longs repris dans cette anthologie ont un contenu mythologique, et éventuellement épique, qui me les a rendus plus appréciables encore dans leur dimension de récits – cela sera parfois toujours le cas dans la poésie ultérieure, mais dans un registre davantage allusif, format court oblige, où par ailleurs l'affectation aura régulièrement sa part (combien de variations sur le Bouvier et la Fileuse ! Mais, là encore, le cas des pièces de nô de l'époque Muromachi est à part). Dans ce registre, j'avoue avoir été séduit notamment par cette évocation anonyme (on sait seulement que l'auteur a vécu au VIIIe siècle) de « la légende d'Urashima » (pp. 69-71) :
Un jour de printemps
Couvert de brume,
À Suminoe
Me promenant sur le rivage
Je regardais les barques de pêche
Qui se balancent sur les flots.
Alors j'ai pensé
À une histoire de jadis.
Le jeune Urashima
De Mizunoe
Était fier de sa pêche
Au thon et à la dorade,
De sept jours
Il ne rentra pas à la maison.
La limite de la mer
Il avait franchie dans sa barque.
Soudain,
Ramant vers lui, vint
La fille
Du dieu de la mer.
Ils s'entretinrent
Et s'éprirent l'un de l'autre.
Ils échangèrent des serments
Et se rendirent au pays de la vie éternelle,
La main dans la main
Ils entrèrent tous les deux
Dans une demeure
Splendide de l'enceinte
Du palais du dieu
De la mer
Sans vieillir
Ni mourir
Un long temps
Il passa,
Mais l'insensé
Étant fils de ce monde
Parla ainsi
À son épouse :
Quelques moments je voudrais
Retourner à la maison,
Prendre des nouvelles
De mon père et de ma mère.
Je reviendrai,
Disons… demain.
Quand il eut parlé
Sa femme dit :
Si dans ce monde de vie éternelle
Tu veux revenir
Et comme maintenant
Vivre avec moi
N'ouvre jamais
Le coffret de toilette que voici.
Il en fit le serment
Et le répéta.
À Suminoe
Revenu
Il chercha sa maison :
Il ne vit plus de maison,
Il chercha son village :
Il ne vit plus de village.
Perplexe,
Il restait là, pensif.
Depuis trois ans seulement
Qu'il avait quitté la maison
Se pouvait-il que jusqu'à la clôture
Elle eût disparu ?
Si, pour voir, j'ouvrais
Ce coffret,
Comme autrefois
La maison ne serait-elle pas là ?
Il entrouvrit
Le précieux coffret de toilette et alors
Un nuage blanc
S'échappa de la boîte
Et se répandit
Jusqu'au pays de la vie éternelle.
Bondissant sur ses pieds
Il cria, agitant ses manches,
Trépigna,
Se roula à terre.
Soudain
Son esprit s'affaiblit,
Sa peau qui était si jeune
Se couvrit de rides,
Ses cheveux qui étaient noirs
Devinrent blancs.
Bientôt
Le souffle lui manqua
Et finalement
La vie le quitta.
Du jeune Urashima
De Mizunoe,
Je vois le lieu de la demeure.
Dans un genre relativement proche, encore que le principe mythologique s'y montre autrement discret, ou en tout cas différemment connoté, j'ai trouvé très poignant cet autre poème anonyme du VIIIe siècle, intitulé ici « En regardant le tombeau de la jeune fille d'Unai » (pp. 72-74) :
Depuis son âge non encore fait
D'enfant de huit ans
Jusqu'au moment où ses cheveux
Furent noués en un flot lâche
La jeune fille d'Unai
À Ashinoya
Resta invisible
Aux gens du voisinage,
Car elle était enfermée
Comme une chrysalide en son cocon.
« Nous voulons la voir ! »
Disaient, irrités,
Ceux qui venus la courtiser
Assiégeaient la maison.
Un garçon de Chinu,
Un autre d'Unai,
Dans une compétition ardente
Comme une hutte en feu
Se lançaient tour à tour
Des défis d'une voix forte.
Mettant la main sur la poignée
De leurs sabres bien affilés,
Portant à l'épaule un arc d'un bois neigeux
Et un carquois
Ils juraient de sauter dans l'eau
Et même dans le feu.
Ils dressaient l'un contre l'autre
Leur rivalité.
Alors la jeune fille
Parla ainsi à sa mère :
Lorsque pour ma personne
Insignifiante comme un méchant bracelet de pierres
Je vois des hommes vaillants
Se disputer,
Même si je vis
Peut-on parler pour moi d'union ?
Je les attendrai
Au pays de la mort, dit-elle
Et soupirant
Dans l'ombre
Ainsi qu'un étang perdu dan
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