Il y a bien longtemps que je voulais lire cet ouvrage de Dominique le Brun dont j'ai déjà apprécié d'autres livres. Pour dire la vérité, je l'avais commencé et abandonné en chemin, empêtrée dans les escarmouches entre Français et Britanniques que nous relate Louis Antoine
Bougainville, envoyé en tant qu'aide de camp du général François de Chevert en 1756.
Je l'ai finalement repris cette année avec plus de succès.
Il ne s'agit pas d'une biographie de
Bougainville mais plutôt du récit d'une part importante de sa vie, non pas en nombre d'années mais par la richesse de son activité et de ses explorations, puisqu'en 13 ans seulement
Bougainville vivra une aventure extraordinaire qui le mènera du Canada aux Malouines puis dans un tour du monde de près de 3 ans. Après une introduction sur les débuts de
Bougainville, l'ouvrage de Dominique le Brun, se divise donc en 4 parties chronologiques, qui s'appuient en très grande partie sur les journaux de
Bougainville :
Bougainville au Canada,
Bougainville aux Malouines puis chez les Patagons en Terre de feu et enfin sa célèbre circumnavigation à bord de la Boudeuse.
Ces journaux et récits de voyage ne comportent jamais rien de ses opinions personnelles mais permettent de dessiner le portrait d'un homme courageux, infatigable, généreux qui s'est fait tour à tour géographe, cartographe, astronome, ethnologue, navigateur accompli et a mis sa curiosité sans limites aux services de la Science.
J'avoue que je n'ai pas trouvé grand plaisir à lire la première partie et j'aurais abandonné une fois encore sans les notes très utiles de Dominique le Brun qui s'intercalent entre deux extraits du journal et donnent un éclairage bienvenu pour comprendre cette guerre de position qui se déroule dans la région des Grands-Lacs et en Acadie.
Mais cela m'a permis d'en apprendre un peu plus sur cette guerre dont je ne savais pas grand chose. Dans son journal,
Bougainville relate comment pendant ses 4 années passées là-bas, les Français défendent cette région du Canada qu'ils ont appelée la Nouvelle-France contre les attaques des Anglais, gagnent quelques victoires en 1756 et 1757, puis, moins nombreux que les forces britanniques, subissent de nombreux revers durant 3 années successives jusqu'à la capitulation fin 1760.
J'en retiendrai surtout une guerre d'usure, une guérilla en terrain très hostile, au milieu de la forêt où les soldats français sont assaillis par les maringouins, et doivent traverser les marais et les multiples rivières qui sillonnent cette partie du Canada par de nombreux et harassants portages des canoës, une guerre contrainte par les glaces de s'arrêter pendant les 4 à 5 mois d'hivernage.
Bougainville décrit aussi la famine des troupes et des Acadiens, le rôle important des Sauvages enrôlés aux côtés des Français pour attaquer les Anglais. Il se fait aussi ethnologue quand il relate les pratiques des tribus Folles-Avoines, Abénaquis, Iroquois, Outaouais etc. : il sera même adopté par l'une d'entre elles.
Il dénonce aussi les profiteurs de guerre, ceux qui s'enrichissent sur le dos de la France, en profitant du blocus des Anglais pour pratiquer des prix exorbitants pour les munitions ou les vivres qui manquent tant aux troupes françaises.
Mais les Anglais sont trop nombreux et surtout, en cette année 1758, la France a d'autres guerres à mener en Europe :
Bougainville n'obtiendra pas les renforts qu'il est venu chercher à Versailles et de retour au Canada, il sera fait prisonnier sur parole. Les Français devront capituler et abandonner le Canada aux Anglais. Récompensé pour les services qu'il a rendus à la France,
Bougainville obtiendra un brevet de colonel et la croix Saint-Louis.
Le style adopté par
Bougainville est très "militaire", avec abréviations des grades et titres, descriptions froides des missions qui lui données et des mouvements des troupes françaises et britanniques, ce qui donne une lecture fastidieuse, ennuyeuse même,
Bougainville n'ayant rien mis de personnel dans ce journal.
Mais il ne faut pas s'arrêter à ce journal sur la guerre du Canada. Si vous n'arrivez pas à persévérer sur cette partie-là, lisez-la en diagonale ou sautez-là sans regrets pour attaquer la deuxième et courte partie sur les Malouines qui est bien plus agréable à lire.
Racontée par l'aumonier et naturaliste Dom Pernetty qui accompagnait
Bougainville, on assiste à l'installation aux Malouines en 1764 de deux familles acadiennes, chassées du Canada, après la capitulation française. Pendant quelques semaines,
Bougainville dirige l'édification de maisons pour abriter les colons acadiens et même d'un fort sur cette terre vide, peu accueillante, où les arbres font cruellement défaut pour la construction ou le chauffage, et où la faune semble limitée à quelques outardes et à des coquillages. Heureusement, les colons trouveront de la tourbe pour se chauffer et avaient emmené avec eux cochons, chevaux et volaille.
Mais les Malouines seront cédées aux Espagnols en mai 1766 et
Bougainville, sans doute un peu échaudé par cet échec de conquête française, propose de se lancer dans le premier tour du monde scientifique, relaté dans la dernière partie et la plus importante de ce livre. C'est un récit choral,
Dominique le Brun ayant repris pour l'essentiel des extraits du
Voyage autour du monde par la frégate du roi la Boudeuse et la flûte l'Étoile en 1766, 1767,1768 & 1769 de Louis Antoine de
Bougainville (dont on découvrira l'édition originale sur Gallica) auxquels il a ajouté quelques témoignages de plusieurs de ses compagnons.
Embarquant avec le naturaliste Philibert Commerson (à la réputation déjà bien établie), un cartographe, un astronome, à bord de la frégate La Boudeuse et la flûte l'Etoile,
Louis Antoine de Bougainville quitte Nantes le 15 novembre 1766. Il part vers l'Ouest traversant l'Atlantique pour emprunter le détroit de Magellan. J'ai été frappée par les difficultés encore rencontrées pour naviguer dans ce dédale, plus de 200 ans après que Magellan l'ait exploré. Bien que cette voie ait été maintes fois empruntée depuis, la navigation y semble extrêmement compliquée : d'ailleurs
Bougainville mettra 52 jours pour franchir le détroit alors que Magellan n'en avait mis que 38 !
La lecture du récit de voyage qu'en a fait
Bougainville et qui fut publié à son retour est assez monotone dans sa première partie, et, par sa technicité au sens maritime, très proche du journal de bord qu'il devait tenir. Elle doit s'avérer sans doute plus intéressante pour des lecteurs passionnés de navigation, qui apprécieront à leur juste valeur les difficultés rencontrées par la Boudeuse et l'Etoile pour naviguer de conserve, les deux navires n'ayant pas les mêmes caractéristiques, et pour affronter les vents mauvais et contraires, les récifs australiens, les hauts fonds, les battures etc. Un glossaire des termes maritimes est le bienvenu à la fin du livre. Pour ma part, malgré le style magnifique pour décrire la complexité de cette navigation, je me suis un peu ennuyée jusqu'à la découverte de Tahiti le 06 avril 1768 après 1 an et demi de voyage (car
Bougainville a déjà accumulé 8 mois de retard, ce qui ne lui permettra pas d'aller en Chine ensuite, comme initialement prévu).
Là, tous les témoignages concordent sur l'émerveillement que tous ont ressenti face à ce paradis : beauté des îles recouvertes de bosquets et de prairies verdoyantes où serpentent des ruisseaux d'une eau pure qui cascade des montagnes, beauté aussi des îliens qui semblent ne vivre que d'amour et d'eau fraîche, abondance de fruits et d'une nourriture saine, absence d'insectes piqueurs ou d'animaux venimeux, climat agréable...
Les écrits de
Bougainville, du chirurgien Vivez, de Commerson, du prince Nassau, sont emplis de stupéfaction et de trouble face à tant de beauté, de liberté et de naturel dans leurs manières de se livrer à l'amour, puisqu'ils vont jusqu'à inviter les nouveaux venus à goûter aux plaisirs de l'amour, les femmes s'offrant sans réserve ni pudeur. Ainsi naît le mythe de la Nouvelle-Cythère, terre idyllique et voluptueuse offrant tous les plaisirs à celui qui l'aborde. Aujourd'hui encore, on ne peut qu'être troublé par la description des moeurs tahitiennes car on a du mal à imaginer comment les Tahitiens - et plus encore les Tahitiennes, à juste titre les premières concernées – pouvaient accueillir avec tant de plaisir ces hommes d'équipage déguenillés, sales et puants, scorbutiques pour certains, au point de partager leurs filles et leurs femmes avec eux !
C'est à Tahiti que la véritable identité du valet de Commerson est enfin dévoilée aux yeux de tous, les Tahitiens ayant percé son secret à l'instant où ils l'ont aperçue : car Jean Barret n'est autre que Jeanne Barret, l'ancienne gouvernante des enfants de Commerson ! Jeanne herborise et travaille comme une bête de somme aux côtés de Commerson, déguisée en valet, les cheveux coupés et les seins bandés. Elle sera la première femme à effectuer le tour du monde !
En quelques jours seulement,
Bougainville et ses compagnons collectent une quantité réellement impressionnante d'informations très précises sur les coutumes des Tahitiens. Je n'arrive d'ailleurs pas à comprendre comment ils ont fait sans connaître la langue ! J'ai d'ailleurs regretté que
Bougainville n'explique pas comment les français ont réussi à communiquer avec les tahitiens : il a pourtant réalisé un lexique de 250 mots tahitiens ! Mais peut-être est-ce grâce à Aotourou, ce jeune Tahitien enthousiaste qui tint absolument à embarquer à bord de la Boudeuse pour découvrir le pays de ces français venus jusqu'à son île... Aotourou a connu un destin malheureusement bref mais extraordinaire puisque
Bougainville l'a effectivement amené jusqu'en France où il il a pris le temps de s'occuper de lui et de lui faire découvrir Paris et Versailles ! le jeune Tahitien raffole de l'opéra où il assiste à des spectacles de danse. On mesure aussi la générosité de
Bougainville qui financera son retour à Tahiti en mars 1770 un an plus tard. Malheureusement, Aotourou ne reverra pas son île, mourant un peu avant de la variole.
Bougainville ne restera que 9 jours dans cet éden avant de reprendre la mer avec regret pour rejoindre les Moluques. Après ce récit absolument passionnant, la traversée du Pacifique s'avère une navigation longue et compliquée, et plutôt ennuyeuse à lire pour qui n'a pas une âme de navigateur.
J'ai retrouvé de l'intérêt pour son récit quand il atteint enfin les Moluques et Batavia, où il décrit la colonie et comment la Compagnie hollandaise protège ses intérêts économiques en brûlant les plantations d'arbres à épices sur les îles qu'ils ne peuvent contrôler.
Mais il reste difficile de se faire une idée de l'apport réel de cette grande expédition à la science : certes,
Bougainville aura ramené quantité de nouvelles plantes grâce à Philibert Commerson, dont la fameuse
bougainvillée qui aurait sans doute davantage mérité de s'appeler la commersonia ou commersonillée. Aux yeux des français, il aura découvert Tahiti mais il avait été précédé - de quelques semaines seulement ! - par l'anglais
Samuel Wallis. Il aura observé une éclipse de soleil. Surtout il aura enrichi de manière conséquente la cartographie de l'époque par des relevés minutieux des passages dans le détroit de Magellan, des bancs de sable ou des récifs coralliens dangereux, des contours des îles dans le Pacifique, de l'archipel des Tuamotu, des îles Samoa et des Moluques.
Ouh là là ! Je crois qu'il est temps pour moi de s'arrêter car j'ai été plus que longue sur cet avis...
Donc vous l'aurez compris, malgré quelques passages arides, la lecture de cette compilation des récits de voyage de
Bougainville s'est avérée très riche et passionnante d'un point de vue historique et ethnographique et je la recommande à tous ceux qui sont férus ou juste curieux des grandes expéditions.
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