Ce tome contient une histoire complète et autonome, qui ne nécessite pas de connaissance préalable du personnage. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2005, écrits par
David Hine, dessinés et encrés par
Michael Gaydos, avec une mise en couleurs réalisée
Lee Loughridge. Les couvertures ont été réalisées par Bill Sienkiewcz L'histoire s'inspire de faits réels : en 1993, 3 enfants de 8 ans (Stevie Branch,
Michael Moore et Christopher Byers) sont assassinés et retrouvés ligotés. Leurs corps sont nus et leurs bras sont attachés à leurs corps par les lacets de leurs chaussures : leur cheville droite est attachée à leur poignet droit, de même pour leur cheville gauche et leur poignet gauche. 3 adolescents sont arrêtés et jugés coupables, ayant entre 16 et 18 ans. Une équipe de télévision arrivée sur place pour comprendre comment ces 3 individus avaient commis un crime aussi odieux, sur la base d'un rituel satanique a mis au jour un manque de rigueur dans l'enquête et des préjugés sociaux dans la communauté.
L'histoire se déroule 7 ans dans le passé à Redemption Valley, dans l'Alabama. Au cours de recherches, un policier découvre une basket accrochée à un arbre, puis le corps de Bradley Gideon (8 ans). La police a vite fait de retrouver l'arme du crime derrière une église abandonnée et d'arrêter les 3 jeunes qui s'en servent comme lieu de pratiques sataniques : Joel Flood, Adrienne Bowen et son frère Saul (un simple d'esprit). À New York, Daredevil intervient dans une dispute dans un appartement : un père vient de flanquer une mandale à son fils parce qu'il est rentré trop tard. Daredevil arrête le geste du père avant qu'il n'en retourne une autre, mais le fils prend la défense du père. Daredevil finit par quitter les lieux, en menaçant le père de représailles si jamais il recommence. le lendemain Matt Murdock argumente le droit à être défendu d'un individu qui a commis des vols pour payer les dettes contractées pour un traitement médical pour son neveu. Il est en pleine discussion avec la stagiaire Constance
McDermid qui ne comprend pas qu'il puisse vouloir défendre quelqu'un dont la culpabilité est avérée. Ils sont interrompus par l'arrivée de madame Emily Flood, introduite par Foggy Nelson dans le bureau bien qu'elle n'ait pas de rendez-vous.
Emily Flood explique l'affaire de Redemption Valley. Elle est convaincue que son fils est innocent et qu'il lui faut un avocat de haute volée pour pouvoir s'en sortir, ou au moins éviter la peine de mort. Contre l'avis de son ami Foggy Nelson, Murdock accepte de s'en charger, la conviction de l'innocence du fils professée par la mère l'ayant lui-même convaincu. Ils se rendent à Redemption Valley par avion avec Emily Flood. le chauffeur de taxi qui les conduit de Huntsville à Redemption Valley ne se gêne pas pour dire sa façon de penser sur
Joe Flood et ses deux comparses, et l'affaire au centre de laquelle il s'était déjà retrouvé. Emily Flood finit par lui dire qu'elle est sa mère, ce qui coupe court aux médisances. Arrivée à sa maison, madame Flood découvre une inscription à la peinture : va pourrir en enfer Joel Flood. Elle installe ses hôtes dans leur chambre, et leur fait faire la connaissance de son mari Amos Flood, un légume dans son fauteuil roulant, ancien pasteur. Dès le lendemain, Matt Murdock va s'entretenir avec Joel Flood dans sa cellule, et lui demande s'il est coupable.
Cette histoire est parue dans le label Marvel Knights lancé en 1998 par
Jimmy Palmiotti &
Joe Quesada, avec l'ambition affichée de réaliser des comics plus matures, avec un taux de réussite impressionnant. Les couvertures de Bill Sienkiewicz montre une réalité tendue, avec une touche expressionniste évoquant une souffrance psychique, souvent face à un simple objet comme la chaussure de la victime ou le lit sur lequel le condamné reçoit l'injection létale. le lecteur comprend qu'il s'agit d'un récit qui sort de l'ordinaire de ceux de Daredevil, une histoire qui souhaite montrer une communauté intolérante. Cette intention est confirmée par le texte de la quatrième de couverture qui précise que l'auteur s'est inspiré de faits réels, une affaire de meurtre appelée West Memphis Three, dans laquelle 3 adolescents ont été accusés du meurtre de 3 garçons âgés de 8 ans, en 1993, dans une mise en scène évoquant un rituel satanique. Ce genre de récit n'est pas facile à réussir car il évoque une réalité complexe dans un genre (celui de superhéros) qui exige du lecteur une bonne dose de suspension consentie d'incrédulité.
David Hine en est bien conscient car il a choisi un héros très urbain de la gamme Marvel, et Matt Murdock ne revêt son costume de diable rouge qu'une fois par épisode et pour un nombre de pages très réduit à chaque fois. le lecteur n'éprouve pas de sensation de mariage contre nature entre fait divers atroce et acrobaties colorées, d'autant plus que le scénariste s'attache d'abord à raconter une histoire, plutôt que de composer un réquisitoire à charge.
Pour cette histoire,
Michael Gaydos a déjà plusieurs années d'expérience puisqu'il a précédemment illustré la série Alias écrite par
Brian Michael Bendis. le lecteur reconnaît les caractéristiques de ses dessins : une façon de représenter les individus et les décors de manière très réaliste, tout en utilisant des traits de détourage un peu gras et à l'épaisseur irrégulière pour renforcer le relief et la profondeur. le lecteur a l'impression d'observer de vraies personnes évoluant devant ses yeux, avec des morphologies réalistes, des tenues vestimentaires ordinaires, des expressions de visage normales. Il n'y a que les gestes qui soient parfois un peu appuyés, ou les postures un peu dramatisées donnant l'impression que les personnages sont habités par des émotions intenses. Il joue également sur l'épaisseur des traits de contour jusqu'à les transformer parfois en aplats de noir irréguliers pour donner plus de poids à une partie du dessin, comme des ombres portées. le lecteur se rend compte qu'Emily Flood acquiert vite une vie propre, avec sa surcharge pondérale, le poids des responsabilités, la situation de son fils, mais aussi sa volonté inébranlable qui lui permet de s'occuper de son mari en état végétatif, d'avoir la force de trouver comment défendre son fils, et de supporter le poids d'un secret. le dessinateur ne cherche ni à l'embellir, ni à l'enlaidir et cette femme n'en devient que plus réelle, sans fard.
Les autres personnages exhalent également cette sensation de proximité, comme s'ils existaient vraiment. Finalement Joel Flood est un jeune homme posé, refusant de renier ses convictions, habillé de manière décontracté, déjà pour partie résigné à son sort, mais encore capable de sourire. Par comparaison, l'apparence d'Howard Gideon est plus marquée, avec une attitude corporelle plus agressive, y compris quand il n'use pas de la force. de temps à autre, Gaydos insiste sur une posture ou une expression de visage, mais sans aller jusqu'à la caricature. Il sait rester dans la retenue pour les gestes du prédicateur en chaire, ou pour la démonstration d'autorité du shérif, après une apparition malvenue de Daredevil. L'artiste montre des individus peu amicaux, mais sans agressivité excessive, sans comportement hors de mesure. le lecteur observe des individus peu accueillants, mais pas hostiles. Matt Murdock n'enquête pas au milieu d'une communauté hors de contrôle, ou ouvertement liguée contre un bouc émissaire dans une ferveur religieuse relevant du fanatisme. Ce mode de narration visuelle permet de faire coexister Daredevil avec la situation de Joel Gideon, sans créer de dissonance cognitive du fait de genres irréconciliables. Les différents lieux sont représentés avec cette sensibilité réaliste, les simplifications dans la représentation servant à ajouter des textures ou du relief. le lecteur observe que
Michael Gaydos favorise les cases de la largeur de la page, sans pour autant que cela ne devienne une manière de s'économiser en ne dessinant qu'une tête en train de parler au milieu de la case. Il maintient une bonne densité d'informations visuelles tout du long des 6 épisodes, en représentant les éléments de décors dans la largeur des cases.
L'histoire consiste donc en une enquête débouchant sur une plaidoirie pour défendre des adolescents avec des goûts en opposition par rapport à ceux de la communauté, et affichés de manière provocatrice. le scénariste fait progresser l'enquête régulièrement avec de nouveaux éléments provenant surtout des actions menées par Matt Murdock et Constance
McDermid, avec des moyens prosaïques et plausibles. Les apparitions de Daredevil ne servent pas à obtenir des informations opportunes par la force. le lecteur découvre donc une petite ville de province dont les habitants sont très attachés à leurs traditions, leur église, leur foi, mais sans fanatisme.
David Hine sait rester au point d'équilibre pour ne caricaturer personne. Il évoque les croyances de Joel Flood et de ses 2 amis. Il utilise à bon escient les noms d'
Aleister Crowley (1875-1947) et Anton LeVay (1930-1997), sans les diaboliser. Il explique pour quelle raison les autorités ne peuvent pas s'en remettre au détecteur de mensonge, et pourquoi Joel Flood ne bénéficie pas d'un alibi. le récit progresse ainsi vers la scène de tribunal finale. Mais le lecteur se rend compte que le scénariste désamorce le suspense de l'enquête en indiquant à plusieurs reprises l'identité du coupable, en en faisant un individu que rien ne vient racheter (malgré le nom de la ville Rédemption), sans autre motif que son caractère. de manière plus surprenante, l'esprit de la communauté est décrit comme partial mais sans s'attarder sur les causes ou les racines, ce qui désamorce aussi la dimension sociologique du récit. le discours sur la justice démarre bien dans le premier épisode, mais reste dans des territoires convenus par la suite. Il n'y a pas de développement sur la peine de mort. le lecteur suit donc le récit avec intérêt, apprécie les dessins, tout en attendant que les auteurs étoffent leur propos.
Ce récit autonome propose une transposition d'une affaire tristement célèbre autour du personnage de Matt Murdock. le scénariste et le dessinateur savent apporter chaque ingrédient de manière opportune et intelligente. La narration visuelle convient parfaitement à la nature du récit, et le scénariste évite avec habileté la caricature qui aurait nui au récit. le lecteur apprécie cette lecture adulte, tout en ne pouvant pas se départir de l'impression que les auteurs n'ont pas su mettre à profit ce qu'ils ont développé. Dans ce type d'exercice,
Greg Rucka,
Ed Brubaker et
Michael Lark avaient réussi un récit plus abouti avec le même personnage
Daredevil, Tome 18 : Cruel et inhabituel, en 2008.