De la forêtBibhouti Bhoushan Banerji
2020 (pour la traduction française)
Écrit entre 1937 et 1939
Fortement autobiographique, Banerji ayant vécu entre 1925 et 1930 en tant que régisseur dans un domaine situé à une centaine de kilomètres de Purnea.
J'ai des collègues de travail sympas (enfin ... pas tous). Lors de mon changement récent de poste, ils ont eu le merveilleuse idée de m'offrir un abonnement à Kube, ce qui fait que périodiquement, je reçois une petite boîte avec plein de livres choisis par des libraires indépendants, sur un thème bien précis : le dernier en date concernait l'Inde. J'ai par conséquent allumé une des petites baguettes d'encens (fournie dans la boîte) et mis en fond sonore le Best-of des meilleures chansons de Bollywood avant de me lancer dans la lecture de ce roman.
C'est donc dans une atmosphère embrumée de temple bouddhiste (voire de bar à chicha) que j'ai fait la rencontre de Satyacharan (Satya pour les intimes), un p'tit jeune de la ville (Calcutta en l'occurrence) qui, malgré une licence en poche, galère à trouver du taf. Cela ne l'empêche pas de sortir avec ses potes, restos, d'aller voir des concerts, des cinés et de manger plus ou moins à sa faim mais il faut bien avouer que les thunes, ça pousse pas sur les arbres et que le fait de ne recevoir que des réponses négatives à ses candidatures commence à devenir problématique.
Un beau jour, à une soirée, il rencontre Abinash, un ancien étudiant de sa promo, issu d'une famille pleine aux as, et avec qui il avait sympathisé dans le temps. Ils décident de se revoir le lendemain pour papoter un peu plus longuement. Un thé et quelques souvenirs potaches plus tard, il fallait bien que la question fatale arrive : "et toi tu fais quoi dans la vie ?"
Difficile pour Satya de cacher la vérité et Abinash lui dit que sa famille possède des forêts dans le district de Purnea, au Bihar. le trou du cul du monde. Autour de 400 hectares à gérer, à répartir entre des métayers qui déboiseront et exploiteront ces forêts, mais qui exploiteront aussi des hommes, des femmes et des enfants, de castes inférieures. Il cherche un manager de confiance et propose à Satya d'en parler à son père. Ni d'une, ni de de deux, l'affaire est conclue et la lettre d'embauche est signée aussi vite que descendrait un naan au fromage de ma bouche à mon estomac.
Satya aurait évidemment préféré un boulot à Calcutta, c'est clair. La perspective de vivre dans la forêt entouré de bouseux rachitiques, de buffles et de tigres affamés lui faisait quand même moins briller les yeux que la vie palpitante de Calcutta. Cela dit, parfois, nécessité fait loi et hop, le voilà engagé comme manager de cette forêt dont il ne connaît ni les codes, ni les usages, ni même la langue.
Une fois arrivé sur place, il s'installe dans un campement nommé la Katcheri. " Les gens de la katcheri étaient pour moi comme autant de sauvages, ils ne comprenaient pas ce que je disais, et moi, je ne les comprenais pas non plus. [...] Je me disais que ce travail n'en valait pas la peine ; plutôt que dépérir ici il aurait mieux valu jeûner à Calcutta. Quelle erreur j'avais faite en venant dans cette jungle déserte à la demande d'Abinash ! Ce n'était pas une vie pour moi."
Mais c'était sans compter sur le pouvoir magique
de la forêt. Un autre collègue de la katcheri lui dit un jour : "Vous aussi vous comprendrez. [...] La forêt vous possédera. Petit à petit, vous ne supporterez plus l'agitation ni la foule. J'ai fait la même expérience. le mois dernier, je suis allé à Monghyr pour un procès. Je n'arrêtais pas de me demander quand je pourrai m'en aller et revenir ici."
Cela dit, il rajouta : "Gardez toujours un fusil à portée de main quand vous dormez. Ce lieu n'est pas sûr. [...] Et puis, au milieu de cette forêt, si on tue quelqu'un pour le voler, qui le saura ?"
Délicieux !
Satya va donc entreprendre de découvrir cette forêt, cette jungle qu'il va avoir à gérer pendant quelques années. Il rencontrera des gens pauvres au-delà de tout ce qu'il pouvait imaginer, des gens courageux. Il y rencontrera des vraies crevures mais aussi des gentlemen qu'on ne rencontre plus vraiment de nos jours.
"J'éprouvais soudain pour eux une grande sympathie qui me surprit moi-même. C'était leur pauvreté, leur simplicité, leur capacité de résistance dans un combat si dur."
Au fil des jours et des nuits, Satya va petit à petit tomber sous le charme et sous la fascination de cette forêt grâce aux rencontres qu'il fera et surtout à la beauté sauvage et mystique des lieux.
Que dire de cette femme aux cheveux longs qui se balade la nuit en bordure de forêt et de ce chien qui aboit toutes les nuits mais dont on ne retrouve jamais la trace la journée.
Que dire de Dharuriya, un gamin qui vit tant bien que mal de sa passion pour la danse mais qui ne connaîtra jamais Calcutta.
Ou encore de Dharampur qui n'avait comme seule occupation de disperser et semer des graines dans les bois. Malgré son extrême pauvreté, "ses efforts et sa passion étaient uniquement consacrés à enrichir la beauté
de la forêt".
Et c'est sans oublier Maruknath (faut bien l'avouer, on galère un peu avec les prénoms Indiens...), qui s'est mis dans la tête d'ouvrir une école à la katchiri. "La voilà ton école ! Maintenant, à toi de trouver des élèves !"
La gestion de cette forêt devient de plus en plus compliquée au fur et à mesure qu'il tombe amoureux de ce lieu. Il doit distribuer les terres pour qu'elles soient exploitées mais chaque parcelle détruite devient un véritable crève-coeur.
"Des lettres me parvenaient de temps en temps du bureau central me demandant pourquoi je tardais tant à donner en fermage les environs de l'étang de Sarasvati. J'avais trouvé toutes sortes d'excuses, mais cela ne pouvait plus durer. L'avidité humaine était trop grande, et je savais bien qu'on n'hésiterait pas à détruire cette somptueuse forêt pour quelques kilos de maïs et de millet."
Ce livre de la fin des années 30 résonne avec une puissance qui ne peut laisser insensible dans le contexte actuel où l'écologie émerge à peine du bruit de fond médiatique ambiant.
J'avoue faire partie de ceux qui pensent (ou qui espèrent) que le progrès scientifique et technologique permettra toujours d'apporter plus de bénéfices que de contraintes à l'humanité. Mais quoi que l'on en pense, une des dernières phrases du livre résume parfaitement le dilemme auquel on est tous confrontés : "Que veulent vraiment les hommes? le progrès ou le bonheur? A quoi bon le progrès si le bonheur est absent? J'en connais beaucoup qui ont progressé dans la vie, mais qui ont perdu le bonheur. A force de jouissance, l'acuité de leur désir et de leur facultés intellectuelles s'est émoussée, et il n'y a plus rien qui leur apporte la joie. La vie leur paraît monotone, une grisaille dépourvue de sens. Leur coeur devient dur comme de la pierre, l'émotion n'y pénètre pas."
Au-delà du fait que ce livre, qui date d'une petite centaine d'années, est considéré comme un de premiers livres écologistes, il me vient en tête une citations issue du poète
Dany Boon dans son oeuvre Bienvenue chez les Chtis : "Quand tu vas dans cette forêt, tu pleures deux fois. Une fois en arrivant et une fois en partant"
scob