Je lis très peu de poésie, ce n'est pas un genre avec lequel je suis très à l'aise. Alors pourquoi avoir sélectionné ce recueil de poèmes parmi tant de livres proposés lors de la dernière masse critique ?
C'est en partie pour le titre, très beau, qui m'a interpellée, comme une voix d'outre-tombe qui m'aurait appelée.
C'est aussi pour cette couverture végétale aux reflets mordorés, tout en relief, magnifique d'élégance et de simplicité.
Mais c'est avant tout pour l'extrait d'un des poèmes au dos de la couverture :
« Tu as levé les yeux et vu Jupiter
Trônant à la cime du pin géant.
Et puis tu as baissé les yeux et vu
Mon fauteuil vide se balancer au vent sous le porche solitaire.
Courage, mon amour »
«
Des voix sous les pierres » est une très belle réédition du recueil de poèmes «
Spoon River » d'
Edgar Lee Masters qui a connu un succès commercial immédiat lors de sa publication en 1915, mais qui est depuis tombé dans l'oubli.
Ce livre est assez déroutant. Ces poèmes, parfois très courts, de forme libre, sont comme des historiettes, des épitaphes, souvent porteurs de messages ou d'une morale.
C'est par cette entrée que j'ai fait connaissance avec les 244 habitants du cimetière de la petite ville rurale
Spoon River dans l'Illinois. Leur identité sert de titre à chaque poème.
*
Aux heures entre chien et loup,
Le ciel d'une couleur fantomatique s'éteint
dans une lumière mélancolique et funeste.
Un silence glacial règne,
seulement brisé par des rafales de vent.
Je suis parcourue d'un long frisson.
Je m'avance, solitaire, dans les allées ensommeillées
du cimetière de
Spoon River.
Tous dorment, ici, sur la colline, près de la rivière.
Je m'arrête devant une tombe.
Des mots ont été gravés.
Je commence à lire la citation,
des paroles creuses et trompeuses, vides de sens.
Je m'en détourne
et continue à déambuler parmi les tombes.
Et puis, je m'arrête à nouveau,
sur le qui-vive cette fois,
alertée par un souffle d'air
d'une imperceptible légèreté
qui m'enlace de son manteau hivernal.
Balayés par cette bise caressante,
Les épitaphes des tombes s'effacent alors
une à une
Ne laissant que des pierres nues.
Saisie par ce prodige,
je ne sais si je dois hurler ou me sauver.
Et c'est à ce moment-là qu'au bruissement du vent,
Se mêlent des mots doucement murmurés.
Les sens en alerte, je tends l'oreille,
attentive à la moindre parole.
Ce sont les défunts qui me soufflent une autre histoire.
Ils réécrivent avec plus de justesse,
leur propre épitaphe, leur propre vérité,
Révélant par la même occasion leur vraie nature.
Ames vipérines, purulentes, méprisables, blessées.
Peu sont pures, généreuses et altruistes.
« Parfois la vie d'un homme devient un cancer
A force d'être meurtrie, meurtrie sans cesse
Et se transforme en tumeur pourpre
Comme on en voit sur les tiges de blé. »
Aucun ne me veut du mal.
Ils veulent seulement trouver une oreille attentive, compatissante.
Et je reste là, à les écouter,
rassurée par leur présence inoffensive.
Je suis calme,
Seulement troublée par leurs sombres pensées.
Des fragments de vie me sont révélés.
Les épreuves et les drames qui ont jalonné leur vie.
Les circonstances de leur mort.
Leurs relations les uns avec les autres.
Leurs secrets les plus inavouables.
Chaque parole soupirée dépose sur mon visage
un voile de douleur, de tristesse
qui s'insinue en moi.
Car ces messages d'outre-tombe expriment tour à tour,
leurs peines, leurs erreurs, leur colère,
leurs espoirs déçus, leurs regrets,
leurs trahisons, leurs mensonges ou leur malveillance.
« Mais les rats ont rongé mon coeur
Et un serpent a fait de mon crâne son nid. »
Des voix se cherchent et se répondent dans la mort,
Ne me laissant d'autre choix que d'être spectatrice,
à la fois impuissante et muette.
Ces paroles ventées grondent,
dénonçant les injustices passées,
revendiquant le respect de leurs droits,
tentant de blesser à nouveau, de détruire,
de soulager leur conscience
ou de trouver le repos après une vie de souffrance.
D'autres voix m'enveloppent et m'émeuvent,
plus douces, presque diaphanes,
comme celle de
Pauline Barrett.
« Nous avons marché ensemble dans la forêt
Dans le silence d'un sentier d'herbes et de mousses,
Mais je n'ai pas osé te regarder dans les yeux.
Et tu n'as pas osé regarder dans les miens,
Tellement nous étions tristes – toi, tes premiers cheveux gris,
Et moi, l'ombre de moi-même. »
*
Je trouve dans l'écriture d'
Edgar Lee Masters beaucoup de profondeur et de justesse.
Les images qu'il évoque pour parler de la vie sont saisissantes. Chaque texte éclate en un kaléidoscope d'émotions, allant de la haine à la tristesse, en passant par la consternation, la résignation, la colère, ou la joie.
« Je sentais le battement de leurs coeurs sur le mien,
comme les ailes de mille papillons.
Je fermais les yeux, et je sentais leurs coeurs vibrer. »
De nombreux passages du recueil sont tristes, amers, acerbes, témoignant de la dureté de la vie à cette époque. Mais quelques-uns se détachent de l'ensemble des poèmes par leur lumière, leur joie simple.
Et ce qui est particulièrement intéressant, c'est de voir qu'un même évènement est vécu et interprété différemment suivant les points de vue de chacun.
*
«
Des voix sous les pierres » est un recueil qui mérite d'être lu lentement, picoré deci-delà. C'est aussi une lecture qui mérite que l'on y revienne, car chaque nouvelle relecture s'enrichit de nouvelles nuances, résonne différemment suivant notre état d'esprit.
Tous les poèmes ne m'ont pas parlé, mais beaucoup d'entre eux sont magnifiques.
Une expérience de lecture originale que je vous invite à découvrir.
Un grand merci à Babelio pour leur envoi et aux éditions "Les belles lettres" pour leur excellent travail d'édition.