Le Soi désigne dans l'Etoile l'homme tragique, le héros solitaire du prémonde, tant grec que babylonien, enfermé dans le défi, replié sur l'orgueil taciturne de sa seule volonté. Le silence fait sa grandeur et sa misère, de Gilgamesh à Oedipe. Il peut être monologue lyrique ou même "art de disputer dans le dialogue dramatique" (95-96) Il ne parvient jamais à la parole échangée, partagée, à la circulation des flux de volonté, telle que la scène d'amour, précisément, l'illustre dans le drame moderne , autour du don, de la possession, bref du duo. C'est que "de la volonté du Soi tragique, nul pont ne mène vers quelque chose que ce soit, ce dehors fût-il une autre volonté. Comme défi orienté sur le caractère propre, sa volonté assemble toute violence en son for interne. Cette absence de toute passerelle et de toute raison fait de l'Homme prémondain" ce Soi uniquement tourné vers le dedans" (96).
La révélation inverse dans son ouverture et dans le devenir-manifeste de son mouvement ce "tourné vers le dedans" en accueil de l’extériorité amoureuse: le Soi du défis extravertie en âme" ou "âme aimée" de l'humilité. Il se met à exister. Ce passage du créaturiel au révélé, du narratif au dialogal, du passé su au présent éprouvé, du oui de Dieu au je de l'homme qui est un non devenu sonore, donne lieu à une grammaire de l'eros.
Le passage, une fois encore, et parce qu'il est révélant n'ouvre que sur du déjà-là. L'humilité et la fidélité de l'"âme" ne sont que l'altération du défi orgueilleux, sa mise en état d'accueil. Rosenzweig parle d'une "préhistoire secrète de l'âme dans le Soi", c'est à dire d'une généalogie de l'inversion et du renversement des signes. Si la fidélité, ou l'humilité, comme le défi qu'elle relève, est un vouloir-être de l'âme, non plus par soi désormais, mais par un autre et plus haut que soi, c'est qu'il faut déchiffrer la révélation à partir de l'exercice même de la parole. Le passage du métalogique à l'érotique est un procès intralangagier.
Le sujet humain serait ainsi préoriginé dans ce qu'il ne peut atteindre mais cependant actualisé en présent dans l'ouverture à l’extériorité d'un autre parlant. Il ne pourrait commencer qu'après soi, tendu vers une projectualité qui le porte plus qu'il n'en serait l'initiateur[...]
Le nom propre (Eigenname) en effet n'est pas un nom propre (Eigen-name], une propriété que l'homme se serait donné à lui-même. Il advient dans un appel et signale ainsi une naissance vocative du "je" comme "je humain réceptif", lequel remplit justement la même fonction linguistique que le nom propre. Tous deux, dans des situations langagières différentes, approprient l'identification du sujet à sa désignation de sujet du discours en train de se dire.
Le"je" abrahamique dans son exposition, "me voici", ne répond qu'à la double interpellation de son nom propre, alors que le où es-tu ? plus générique ne pouvait susciter que l'inquiètement du Soi harcelé par le Je divin en quête d'un Tu. Le propre du nom propre serait précisément l'exigence d'autres noms propres, alors que sa perte signale toujours une dépossession, un ravalement au statut chosal du matricule anonyme. [...] "Ce qui possède un nom propre ne peut plus être chose ni la chose de tout le monde il est incapable de se dissoudre entièrement dans le genre, car il n'y a pas de genre auquel il puisse appartenir; il est à lui-même son propre genre. Il n'a pas d'avantage son lieu dans le monde ou son moment dans le devenir; au commentaire son "ici" et "maintenant", il les transporte avec lui; l'endroit où il se tient est un centre et le moment où il ouvre la bouche est un commencement. "L'entente d'un appel, l'expérience d'une parole venue d'ailleurs que de soi peuvent donc se vivre comme sortie "hétéronome" hors de l'enfermement du Soi dans son "autonomie" et émergence de l'"âme" à l'écoute de son nom propre.
"Tu aimeras-quel paradoxe dans ces mots !"
[...] Le commandement est l'investiture de la subjectivité par une injonction qui serait à la fois en elle et la dépassant absolument.
À la pressante demande d'amour, " l'âme aimée" adresse sa propre parole d'accueil. Tous les mutismes sont convertis dans la révélation, "tout y devient parole" et dans ce bouleversement où le monde s'avère par son amont et son aval, le Soi s'ouvre et se découvre. [...] Pour l'aimé face à l'aimant, comme pour l'Homme face à Dieu, le saisissement par la gratuité du don d'amour et l'expérience du commandement reçu dans le ravissement donnent élan et emportent en même temps la reconnaissance d'une insurmontable distance ; Car si l'amour de l'amant est grundlos, et s'il est précisement amour parce que sans raison ni fond, celui de l'aimée en revanche cherche son Grund. Ainsi se découvre en l'homme la présence d'une extériorité dont il porte la trace.
L'amour, dans l’Étoile, fait témoignage dans l'immanence et la rompt tout à la fois, selon le modèle du Cantique. Il n'est pas un attribut, une qualité ou un ensemble de qualités qui viendraient s'ajouter à la substance de celui qui aime. Voué au contraire à s'expériencer dans l'instant et dans sa fidélité gratuite à l'instant, il verbalise son propre évènement: lui non plus n'"est" pas, il "aime", répétant sans trêve sa survenue fulgurante dans le présent perpétuel du renouvellement. "Actualité sans fondement" (216), "l'amour" ne peut être permanent qu'en vivant totalement dans le non-permanent" (195). Indifférent à ce qui le précède et le fonde, il peut cependant s'inquiéter, dès lors qu'il craint projectivement de se réenfermer dans la solitude d'un nouveau Soi dont l’immédiateté vécue de la rencontre l'avait affranchie.
La prière prie pour que le miracle se répète, pour un encore-une-fois. Elle ne peut qu'être inquiète, si inquiète qu'elle prie de pouvoir prier. Elle fait pivoter l'âme vers le monde en un tournement vers le futur. Car elle-même à en propre le présent et elle ne fait que jeter dans l'avenir le vœu, la question, le cri.