Libérer la parole…
Depuis plusieurs années, l'expression a envahi nos sociétés, nos actualités, nos vies. Et nos lectures aussi. Au risque parfois de banaliser ou, pire, de minorer ce qu'elle contient d'enjeux libérateurs pour qui l'exprime mais aussi, parfois, pour qui la reçoit. Effet catharsis ou déclic salutaire.
Et dans ce domaine, il n'y aura jamais de trop plein tant qu'il restera des blessures profondes à dénoncer ou expurger, quel qu'en soit le moment, quelle qu'en soit la forme. En cette rentrée littéraire, c'est ce qu'a choisi de faire
Agnès de Clairville dans
La Poupée qui fait oui, récit romancé ou roman inspiré de faits réels.
En intégrant encore mineure dans les années 80, l'école qui fera d'elle une ingénieure agronome, la jeune Arielle profite enfin de cette autonomie qui va lui permettre de s'extraire du carcan de sa famille, un brin cliché et pourtant si répandu (maison dans l'Ouest parisien, vacances en Bretagne, 2CV familiale…).
Elle se coule sans mal dans le bizutage, la succession des soirées du jeudi, les garçons et la découverte de la sexualité, qu'elle s'était jurée de démarrer à 16 ans et demi comme le fit autrefois sa tante modèle. C'est grisant, mais pas très romantique, surtout quand elle s'entiche d'Eric, le tombeur, insatiable pour remplir son tableau de chasse. Mais ça n'est pas de sa faute, « il est comme ça ! ».
De son côté, Ines la mère d'Arielle, vit à distance les changements de sa fille qui rentre de moins en moins les week-ends et reproduit sans le savoir une partie de la jeunesse restée secrète, de cette mère qui verra peu à peu les dangers du passé resurgir sans pouvoir les empêcher.
Car Arielle est amoureuse, enfin le croit-elle. Alors Arielle aime, se donne, déconne, perd de sa lucidité, s'abaisse, dépasse même les limites du respect qu'elle se doit. Arielle devient une marionnette sans conscience, une poupée qui dit toujours oui dans les bras d'Eric. Jusqu'au jour où elle dira non. Mais Eric passera outre.
Lu d'une traite,
La poupée qui fait oui m'a d'abord amusé : l'époque, la grande école, la playlist des têtes de chapitre ou du DJ en soirée (avec mention spéciale pour les Bérus), le lait-Malibu… En racontant la sienne,
Agnès de Clairville décrivait ma jeunesse, à quelques transpositions près.
Et puis, ma lecture est devenue un peu plus perplexe devant les états d'âmes amoureux d'Arielle, respectables et compréhensibles (surtout avec le regard de dizaines d'années de recul), mais me faisant craindre une dérive romance dont je ne voyais pas l'issue voire l'intérêt.
Jusqu'à ce que dans la dernière partie, cet ensemble forme un tout, dont aucune des parties n'était superflue, où la banalité et l'indicible se mélangent dans la souffrance et la blessure qui ne s'effaceront plus jamais.
En choisissant une forme apparemment plus légère – mais non moins légitime - que d'autres témoignages du même ordre,
Agnès de Clairville dit la légèreté d'une époque et le laxisme coupable des adultes d'alors (ah, cette Françoise !).
Elle dit la désillusion des amours adolescentes, y compris chez bien des garçons, si bien illustrée par Mowgly, le pur : « Épuisés, mes grands idéaux. Une fille qui remplirait ma vie du début à la fin. La fusion de nos corps, de nos âmes. Ce choix toxique m'a vidé. Chacune à leur tour, elles se jouent de mon désir. La blonde, la brune. Je suis pris dans leur tourbillon, je bois la tasse de l'une à l'autre. »
Elle dit aussi le désarroi des adultes, impuissants face à la reproduction de leurs erreurs par leurs propres enfants : « On n'apprend jamais rien à ses enfants. Alors je dois me résoudre à la laisser faire son chemin, frêle et pâle, dans cet été en demi-teinte où tout paraîtra calme sans elle (…) Je ne lui aurai rien appris. Rien n'aura servi à rien. »
Elle libère à son tour sa parole et en donne les codes dans quelques phrases de fin. C'est fort, émouvant et d'une pudicité éminemment respectable. En souhaitant que cela soit libérateur. Et surtout, partagé.