J’entre dans l’âge du fragment. Les choses se serrent, éclatent : esquilles, fibrilles, sang sur les doigts. Et la neige, toujours.
*
Je vois venir ce qui vient. L’obscur d’une nuée heurte et couvre la lumière. Je ferme les yeux. Je ne cesse de voir. L’éclat de l’acier, quelques gouttes de sang. Je voudrais me taire, mais entre lèvres et dents, la voix s’est glissée. Plainte ou cri, je ne la reconnais plus. J’ouvre les yeux. Le couperet de l’instant tombe. Ma tête roule.
*
La lame tranche, mais la bouche reste intacte. Elle ne cesse de parler et les mots qui lui échappent forment un ruisseau bruissant où s’en vont les phrases comme de frêles esquifs. Que disent-elles que nous ne comprenons pas ? Et où est resté le corps ? Dans les décharges ou les forêts dévastées. La voix ne se tait pas. L’après-midi ressemble à une image.
C’est un bruissement à peine.
C’est un bruissement à peine.
Une sorte de vibration fixe
venue de là-haut ou d’en bas,
on ne sait pas.
Avec un ciel de craie
et des visages noirs à contre-jour.
Et des cris soudain, des rires.
Et des phrases qui s’en vont,
qu’on n’a pas su comprendre.
Ou qu’on a mal entendues.
Qu’on a oubliées, déjà.
Seul est resté le silence
et, très loin,
comme au bord,
ce qui ne se tait pas.
On poursuit comme on peut.
On poursuit comme on peut.
Le jour est froid, le futur une brume immobile.
Rien qui en sorte, sauf peut-être une ombre
venue des yeux
et qui se déplace sans jamais prendre forme.
Quant au présent,
il tient comme en équilibre sur la pointe d’un pied.
JE TOURNE…
Je tourne les yeux vers ce que je ne vois pas. Ce que
je vois m’accable. Trop d’images pour mon regard.
Trop de mots pour mon silence. J’entends ce que je
n’écoute pas. C’est là, tout près, comme un
chuchotement. Une sorte d’eau qui coule. Quelque
chose d’obscur, de tenace qui me souffle ce que je
ne sais pas dire. La lumière revient. Elle ne
m’éclaire pas.
JE NE CONTINUE PAS…
Je ne continue pas, je recommence. Il y a ce qui est
là, qui n’y est plus, qui y est. Des visages mouvants,
arrêtés. Il y a ce qui me porte et m’emporte, ce qui
me lâche dans la stupeur. Et mon regard est tous
les regards. Et tout est regard. Et tout me traverse.
Et rien qui reste. Et tout qui revient.
POÉSIE HISPANIQUE – l’Espagne contemporaine : de l'Ultraísmo à Sanchez Ortiz (France Culture, 1982)
Une compilation des émissions « Albatros », par Gérard de Cortanze, diffusées les 3, 10, 17, 24 et 31 janvier 1984 sur France Culture. Invités : Jacques Ancet, Saül Yurkievich, Claude Miniere et Severo Sarduy. Poètes évoqués : José Angel Valente, Pere Gimferrer, Andres Sanchez Robayna, Julian Rios et Emilio Sanchez Ortiz.