Zola biblique : La bible dans les Rougon-Macquart

Cette alliance inattendue (de ce romancier anticlérical au Livre sacré) ne relève (...) ni d'un caprice ni d'une provocation de notre part. Van Gogh lui-même n'a pas hésité, dans sa Nature morte avec la Bible (1885), à disposer côte à côte La joie de vivre de Zola et le Livre saint : la solennité des couleurs, la bougie éteinte, le roman racorni s'effaçant timidement au creux d'une Bible ouverte et impérieuse, projettent sur l'oeuvre zolienne un éclairage nouveau. ce rapprochement n'est pas fortuit. Van Gogh connaît et lit Zola. L'ombre biblique plane en effet sur l'ensemble de ses romans depuis ses oeuvres de jeunesse jusqu'aux Quatre Evangiles. Mais c'est le cycle des Rougon-Macquart, cette "histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire" sans doute la moins "biblique" d'entre toutes, que nous nous arrêterons ici. Car c'est là que Zola révèle avec le plus de force sa puissance évocatrice. C'est là aussi que se trahissent ses propres contradictions, ses ambiguités religieuses, ses audaces exégétiques comme ses mythes obsessionnels. Le péché originel, les frères ennemis -en particulier Cain et Abel- et la ville babylonienne ne cessent de le hanter. La sexualité interdite et la fraternité impossible participent de sa mythologie personnelle. Zola se forge même à partir de sa relation amoureuse avec Jeanne Rozerot un mythe autobiographique, celui de David vieillissant et de la jeune Abisaig, qu'il fait revivre sous les traits de Pascal Rougon et de Clotide. D'autres motifs bibliques affleurent avec moins d'évidence.

Avant-propos

Nous limiterons par commodité notre étude aux Rougon-Macquart bien qu'il y ait évidemment beaucoup à dire sur Les Trois Villes ou Les Quatre Evangiles. de nombreux articles y ont déjà été consacrés. (...)
L'étude du matériau biblique dans les Rougon-Macquart a ceci de novateur qu'elle ne tombe pas sous le sens. Mais cet essai ne prétend pas être le premier. Il doit beaucoup à la thèse monumentale de Roger Ripoll, Réalité et mythe chez Zola, aux analyses mythocritiques d'Auguste Dezalay, et surtout aux articles de Philip Walker, notamment sa belle étude sur le personnage de Jacob dans l'oeuvre ou à celles qui analysent les grands récits mythiques de Germinal et du cycle en général. Depuis le milieu des années 1980 pourtant, la Bible n'est plus un sujet à la mode parmi les spécialistes du naturalisme. La religion de Zola, grâce au remarquable travail de Sophie Guermès, est encore d'actualité.

Avant-Propos

Arrêtons-nous justement sur ces deux figures : Michelet et Renan. c'est presque la même année que paraissent la Bible de l'humanité (1864) et la Vie de Jésus (1862). Nous n'avons pas la preuve formelle que Zola ait lu l'oeuvre de Michelet. Tout semble néanmoins suggérer que le romancier a eu accès à cette oeuvre et l'expression qui définit l'entreprise du docteur Pascal -cette "vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de l'humanité entière" (V, p. 11) - a des accents qui rappellent ceux de Michelet. Nous savons en revanche que Zola a lu la seconde dont l'idéologie est aux antipodes de celle de Michelet : l'oeuvre de Renan cherche à humaniser la parole évangélique. L'auteur regarde toujours le christianisme comme étant la seule et unique charpente de l'histoire de l'Occident.

Introduction

Si l'on ne peut qu'établir des conjectures sur les influences de Michelet sur Zola, on en sait un peu plus sur ses lectures de Renan : c'est principalement à travers sa découverte de l'exégèse laique qu'Emile Zola s'interroge sur les origines du christianisme, sur le sens de la mission du Christ ou de celle de saint Paul, et élabore son propre discours. Renan a en effet profondément marqué son temps. Comme David Friedrich Strauss en Allemagne dans sa propre vie de Jésus, l'exégète dissout tout dogmatisme théologique mais refuse le "mythisme" du penseur allemand : Jésus est avant tout pour lui la "personne" de Jésus. Renan est ainsi le premier en France à désacraliser les recherches bibliques et à fonder une exégèse laique. Lorsque paraît la Vie de jésus, le succès est retentissant : dans un style très étudié, il fait revivre Jésus dans son cadre historique, en rejetant l'appareil du fidéisme chrétien. Six volumes suivent, racontant l'histoire du christianisme depuis les Apôtres (1866) jusqu'à Marc Aurèle (1881). Puis Renan remonte du christianisme à sa source dans les cinq volumes de l'Histoire du peuple d'Israel (1887-1893). Sa négation du surnaturel et sa confiance en une Nature dont les lois n'ont jamais subi d'infraction trouvent ainsi de nombreux échos dans la littérature française : Sainte-Beuve, Baudelaire ou même Flaubert ont été parmi ses premiers lecteurs. Zola découvre, quant à lui, l'oeuvre de l'historien dès 1866; et en 1869, il publie dans La Tribune du 18 juillet une "Causerie" sur le Saint Paul de Renan ; des notes non datées proposent aussi le commentaire de la Vie de Jésus ; enfin, dans son Ebauche du Docteur Pascal, il introduit son analyse du personnage principal par le résumé du "Credo de Renan", d'après de Vogue". Le ton de ses articles est sans complaisance : "la Vie de Jésus (est) un aimable poème, dissimulant sous les fleurs romantiques quelques-unes des affirmations de l'exégèse moderne".

Introduction

Curieusement, cette lecture naturaliste de l'histoire converge, malgré sa violente condamnation, avec la conception augustinienne renouvelée par le calvinisme de la prédestination impliquant une négation pure et simple du libre arbitre. Zola n'a pourtant pas de mots assez durs pour dénoncer, plus encore que le clergé catholique, la rigidité moralisatrice du protestantisme. Il la condamne dans Madeleine Férat (1868) d'abord, puis dans la Débacle, avec Otto, ce capitaine protestant qui se voit en justicier "envoyé par le Dieu des armées pour châtier un peuple pervers" (V, p. 887). Mais sa théorie de l'hérédité prolonge scientifiquement la doctrine de la prédestination. dans les cahiers préparatoires du rêve, Zola l'affirme sans détour : " Je me rencontre avec les Chrétiens primitifs, saint Paul, saint Augustin, qui niait le libre arbitre de l'homme, plus ou moins. Mon hérédité, c'est le péché originel d'Adam et Eve, transmis à leur descendant.

Introduction