"[J]'écris une petite bêtise pour la scène - une chose à tout à fait ratée..." : c'est ainsi qu'en 1884 Tchekhov parlait de sa pièce en cours, "Sur la grand-route". Propos à prendre avec des pincettes, qui sent un peu la fausse modestie. Tchekhov a tenu des discours de cet acabit, je crois, de toutes ses pièces en un acte. Et dans ce cas précis, il souhaitait éviter de froisser son correspondant, Nicolaï Leïkine, éditeur de la revue Oskolki. Tchekhov ne comptait pas faire publier cette pièce dans la revue en question, ceci explique donc cela. Difficile de savoir ce qu'il pensait vraiment de ses courtes pièces, qui sont souvent issues de très courtes nouvelles (difficiles à trouver). Y attachait-il si peu d'importance ? On ne le saura pas. En revanche, on peut observer que les critiques, les traducteurs, les lecteurs, ne prennent pas "Sur la grand-route" à la légère. N'ai-je pas lu le mot de chef-d'oeuvre pour qualifier cette pièce (bien que j'en aie oublié le contexte) ? Et il faut croire que cette "étude dramatique" (car elle est ainsi nommée et classifiée par Tchekhov) a été prise très au sérieux par certains de ses contemporains, puisqu'elle fut longtemps censurée. Trop sombre, trop sordide, trop sale... Et, horreur, un noble y est montré comme un ivrogne qui a perdu toute dignité ! Par conséquent, "Sur la grand-route" ne fut jamais jouée du vivant de son auteur. On connaît la chanson.
Il faut bien dire que "léger" est un terme qui s'accorde mal avec l'ambiance et le texte de "Sur la grand-route". Je resitue le cadre : il fait nuit, l'orage gronde, on entend la foudre, et des éclairs viennent frapper de leur lumière surnaturelle l'intérieur de l'auberge de Tikhone, où se retrouvent des gens qui sont plus ou moins (plus que moins, en fait) miséreux, plus ou moins des parias. Ils s'entassent dans tous le coins comme ils peuvent, pour s'abriter, dormir, boire. On y trouve deux pèlerines (je précise qu'il s'agit de femmes qui vont de couvent en couvent, et pas d'accessoires vestimentaires qui auraient pris vie ; on n'est pas tout à fait dans le Nez de Gogol...), un mendiant, un ouvrier, un voyageur, etc. Deux personnages encore : Merik, un vagabond, inquiétant avec sa hache qu'il brandit un peu facilement (et de façon très théâtrale, il faut bien le noter) ; ainsi que Borstov (le fameux noble), propriétaire foncier ruiné, qui n'est plus qu'une épave réclamant sans cesse à boire. C'est autour de lui et de l'histoire de sa vie que se cristallisera le drame.
Bon, on ne pourra pas m'accuser de ne pas avoir fait d'efforts avec Tchekhov. Mais vous l'aurez compris avec ma présentation, ce n'est pas précisément une pièce qui donne dans la subtilité. Donc, s'agit-il là d'un pur chef-d'oeuvre ? Je dirais que non. Ce qu'on peut reconnaître à Tchekhov, à moins de tomber dans la mauvaise foi la plus totale, c'est tout de même un aspect novateur dans le choix de l'intrigue et des personnages - et c'est d'ailleurs bien ce qui lui a valu les foudres de la censure. Certes, il n'était pas le premier à traiter de la misère, morale comme matérielle, en littérature, mais il me semble que c'était là quelque chose d'assez rare au théâtre à la fin du XIXème. Mais on aurait peut-être pu se passer des gros sabots. Autant le coup de l'orage nocturne, ça fonctionne bien dans le roman gothique (même si ça peut être aussi parfois un peu lourdingue, mais enfin, moi, j'aime bien), autant là c'est assez... voire très... Comment dire ? On dirait que tout est surligné au marqueur pour le lecteur/spectateur. Alors oui, Tchekhov a su créer une ambiance malsaine, qui met mal à l'aise, d'emblée. Pour autant, j'avais quand même l'impression, à la lecture, que ça sombrait toujours un peu dans le grotesque. On atteint l'acmé avec l'arrivée imprévue de la femme de Borstov dans l'auberge, au moment précis où Merik lève sa hache pour la tuer... Bon, peut-être que ça peut donner quelque chose d'intéressant sur scène, en appuyant bien sur l'atmosphère glauque. Mais j'ai des doutes, d'autant que le texte n'est pas des plus passionnants. Bien que les cinq scènes ne demandent pas des heures de lecture, je me suis parfois ennuyée, notamment lorsqu'il était question de religion. Ce n'est qu'avec le récit des malheurs de Borstov, à la scène 3, qu'on commence à entrer dans le coeur de la pièce, c'est un donc un peu long à venir. Donc, vous l'aurez compris, ce n'est pas encore aujourd'hui que je vais me réconcilier avec Tchekhov. Mais, après tout, "Sur la grand-route" est une curiosité qu'il n'est pas inintéressant de découvrir.
Challenge Théâtre 2017-2018
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KOUZMA. [...] D'ailleurs, y a plus rien à raconter. Y se sont mariés - voilà tout... Y a rien eu de plus. Verses-y u coup, à ce pauvre Kouzma ! (Il boit.) J'aime pas l'ivrognerie ! Et juste là, quand les messieurs, après la messe, ils étaient pour passer à table, elle, vlan, la voilà qui file en carrosse... (Chuchotant) En ville, chez un arvocat, son amant de cœur... Hein? Tu t'imagines ? En plein juste au moment ! Je te jure... fallait la tuer !
MERIK (pensif). Oui... Et alors, ensuite ?
KOUZMA. Il est resté fou... Il s'est mis à lever le coude et, à cette heure, à ce qu'on dit, tout le reste avec... Avant, c'était le coude, maintenant, c'est tout le bras... N'empêche, il l'aime toujours. Regarde : il l'aime ! Là maintenant, il va à pied jusqu'à la ville, je te parie, pour la voir juste un petit peu... Juste la voir - et repartir...
Scène 3
Méric : Le bonheur… Le bonheur se promène derrière ton dos… Essaie de le voir ! Comme si c’était facile de se mordre le coude ! C’est des bêtises tout ça… On dirait une halte de forçats… Bonjour les miséreux !
EFIMOVNA. – C’est le malin qui te trouble ; seigneur, rembarre-le ! Il te chuchote, le maudit : « Bois ! Bois ! » Et toi, dis-lui : « Je ne boirai pas, je ne boirai pas ! » Il te laissera.
KOUZMA, entrant. – Le cabaret est à mi-chemin, pas moyen de passer sans entrer ; on passe devant son père, le jour, sans l’apercevoir ; mais le cabaret, la nuit, on le voit à cent verstes.
Benoît Jacquot avait réuni Isabelle Huppert et Fabrice Luchini pour un long métrage de fiction, Pas de scandale, en 1998. le cinéaste les a retrouvés au Festival d'Avignon, en juillet 2021, mais séparément cette fois, pour les besoins de son nouveau film, Par coeurs. Un documentaire passionnant sur le travail d'une comédienne et d'un comédien tous deux hors normes, suivis la veille et le jour de la première représentation de leur spectacle respectif : La Cerisaie, de Tchekhov, monté par Tiago Rodrigues dans la vaste cour d'honneur du palais des Papes, pour elle ; un seul-en-scène autour de Nietzsche dans le cadre plus intimiste de l'Hôtel Calvet, pour lui . Avec un scoop : Isabelle Huppert, la perfection faite actrice, est capable de « bugs » comme tout le monde - à savoir, buter inexorablement sur une longue réplique de sa pièce il est vrai assez complexe à mémoriser !
Par coeurs sortira en salles le 28 décembre 2022. En attendant, découvrez sa bande-annonce en exclusivité sur Telerama.fr. le film sera par ailleurs présenté en avant-première à Paris au cinéma L'Arlequin lors d'une séance spéciale le lundi 12 décembre à 20h15. La projection sera suivie d'une rencontre avec Isabelle Huppert, Fabrice Luchini et Benoît Jacquot animée par Fabienne Pascaud, directrice de la rédaction de Télérama - les places sont en vente ici :
http://dulaccinemas.com/cinema/2625/l-arlequin/article/138713/avant-premiere-par-coeurs-en-presence-de-benoit-jacquot-isabelle-huppert-et-fabrice-luchini
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