Quand est-ce que je vais rentrer à la maison? Des arbres qui parlent dans une autre langue, des nuages qui ne m'appartiennent pas, le patriarche communique avec la cour céleste au moyen de son téléphone portable : c'est un homme grand avec des petites mains, délicates, sensibles : elles tiennent les couverts par la pointe, avec la pince de leurs phalanges. Des moines sous une tonnelle : je ne les reverrai jamais plus. A Nuremberg des cathédrales, des églises, l'anneau en or, accroché à des grilles, que l'on tourne pour qu'il porte bonheur. Mon pays très loin d'ici : si je pense à lui, un battement de cœur comme avant un baiser. Après les autographes, pendant que j'écris dans ma chambre, des heures médiévales à une horloge perdue quelque part. Sur mon oreiller un chocolat pour traverser le sommeil, cadeau de la direction. On me tend un marqueur pour signer une affiche avec ma photo dessus : j'en profite pour cacher ces traits qui ne sont pas les miens, pour leur dessiner une moustache. Je crois que mon idée n'a pas plu : ça se voit à leurs yeux encore plus transparents, à une petite crispation bien élevée sur leurs visages incroyablement blancs. Quand est-ce que je vais rentrer à la maison, zut?
A Paris, un directeur de théâtre argentin m'a expliqué qu'après cinquante ans on est plus près de la harpe que de la guitare. Je suis plus près de la harpe que de la guitare et j'aimerais écrire encore deux ou trois romans, en me souvenant d'un proverbe hongrois qui affirme : les petits ruisseaux font les grandes rivières, dit le rat, et il fit pipi dans la mer. Je crois qu'il me reste encore quelques pipis en réserve. J'écris cette chronique sans savoir où les mots me mènent, en tâtonnant contre les murs avec ma plume en guise de canne : ça et là, une marche, un coin de rue, un dénivelé qui fait cahoter ma phrase.
Ecrire, pas vraiment des romans : des visions, les habiter comme un rêve dont la texture est notre propre chair, dont les yeux, tels ceux des aveugles, comprennent le mouvement, les odeurs, les bruits, l'essence souterraine du silence. Tout est absurde et grotesque, sauf la révolution implacable qui conduit au pur noyau de la terre, et tout cela se trouve, à chaque pas, dans ce que nous jetons, dans ce que nous abandonnons, dans ce qui ne nous intéresse plus.
J'ai appris très tôt qu'on ne peut être victorieux qu'au prix de défaites successives, si l'on entend par défaite l'aridité de l'ambition sans audace. Bien évidemment, le prix en est élevé, mais cela vaut peut-être la peine d'émerger des villes sépulcrales intérieures dans lesquelles nous nous confinons, encore que le fait de défier la trivialité engendre inévitablement une profonde incompréhension.
Je suis assis dans un coin, attendant, vivant le moment étrange et pour ainsi dire magique où le livre, presque malgré moi, commence à se former tout seul, de vagues filaments qui s'approchent, des substantifs fortuits qui flottent de-ci de-là, des odeurs, des silhouettes soit d'ombre soit de lumière, des choses sans importance qui prennent corps, finalement pas des choses, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vécu, ce que je devine.
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Et si pour comprendre les racines de la violence, on écoutait ceux qui traquent la violence et ceux qui s'y adonnent ? Quitte à plonger au coeur du mal…
« Mon nom est légion » d'Antonio Lobo Antunes, c'est à lire en poche chez Points.