Extrait du journal de Sonia
"La nuit dernière, tandis que je corrigeais La Sonate à Kreutzer, l'idée m'est venue que la femme, quand elle est jeune, a pour l'homme l'amour du coeur, et que le plaisir qu'elle trouve à se donner résulte uniquement de celui qu'elle a conscience de lui procurer à lui-même. Mais quand , l'âge venant, elle se retourne vers son passé , il lui apparaît soudain que cet homme ne l'a aimée que dans la mesure où il la désirait, et qu'il devenait invariablement maussade et grognon dès l'instant que son désir s'était assouvi.
Et lorsqu'elle a enfin perdu les illusions dont elle s'était longtemps leurrée, et qu'elle commence à réagir de la même façon, c'en est fait de l'amour sentiment, chez elle comme chez lui."
Mille autres objections se pressaient dans l'esprit de Sonia . Alors même qu'elle n'eût point trouvé dans cette oeuvre tant d'allusions blessantes à sa personne. La Sonate à Kreutzer l'aurait tout de même offensée par la brutalité du ton. Si elle était à ce point délicate, prude même, n'était-ce pas Tolstoï lui-même qui s'était jadis appliqué à la rendre telle ? Il était allé jusqu'à lui interdire la lecture de
Zola ! Elle était également choquée de voir dans ce livre la musique mise en accusation.
Ici encore, il était bien possible que la fiction transposât la réalité. Si la musique agissait comme l'étincelle sur l'amadou, pourquoi serait-ce uniquement dans le cas d'un amour régulier ? Si Léon condamnait aujourd'hui la musique, n'était-ce pas en pensant à l'erreur qu'il avait commise en se mariant ? A supposer que, certain soir fatidique, il y avait tant d'années, Tania n'eût jamais chanté le Baiser, peut-être qu'il n'aurait jamais glissé dans la main de Sonia le billet contenant sa proposition de mariage.
En réponse au reproche qu'on lui faisait d'avoir accusé la musique de sensualité, Tolstoï déclara :
"Jamais la musique n'exprima ni n'exprimera aucune émotion particulière. Elle est l'expression de l'émotion en général, que chaque auditeur peut interpréter à sa guise"
Absolument d'accord avec cette idée "qu'ici il était bien possible que la fiction transposât la réalité".