« Au fond, il faudrait repartir de là, de cette photo posée sur le buffet de grand-mère où ma tante marche dans une rue de Douala en tenant la main de Sophie – la petite Sophie comme on disait dans la famille, « cette pauvre petite Sophie »… Parce qu'elle a retrouvé une photo qui la fascine, une photo qui montre sa tante Madeleine en compagnie de sa cousine dans une rue résidentielle du grand port camerounais, la narratrice interroge cette Sophie devenue adulte sur son enfance et le passé de sa mère, un passé qui porte, dans la mémoire familiale, la trace d'un secret. Et lorsque, à la fin de leur conversation, Sophie lui déclare : «D'une certaine manière, ma mère est l'héroïne d'un roman que personne n'écrira. », elle décide de reconstituer son histoire, à partir d'un paquet de photographies et des témoignages de sa mère et de ses proches, à l'affût de ce « fait mystérieux et obscur d'avoir vécu », la part d'ombre et de lumière de cette tante intrigante.
Madeleine, grande et élégante, a passé son enfance dans le quartier du Pont du Cens à Nantes. En août 1950, son cousin Joseph, se destinant à la prêtrise et partant à Carthage pour son noviciat, vient un dimanche faire ses adieux, accompagné de son ami Guy, qui s'apprête lui-même à partir en Afrique, embauché comme cadre par la Société des Bois du Cameroun. Il est immédiatement séduit par la jeune femme, sa beauté discrète, des traits qui la font ressembler à
Michèle Morgan. Après quelques semaines de cour et des fiançailles, Guy et Madeleine se marient à la fin de l'automne, et bientôt les voilà embarqués pour le Cameroun et une vie de colons à Douala, au moment où les premières actions des militants indépendantistes ont lieu… Madeleine apprend les règles de la vie coloniale, se chamaille avec leur serviteur Charlie, toujours prêt à n'en faire qu'à sa tête ou à marquer sa préférence pour sa précédente maîtresse. Et puis, il y a la fréquentation du petit monde des expatriés, les réceptions, les histoires d'infidélité, quand la femme du gouverneur local couche avec le médecin-chef de l'hôpital. Sophie, née quelques mois après leur arrivée à Douala, est déjà une petite fille, et les événements violents qui conduiront à l'indépendance du pays se multiplient, lorsqu'un soir débarque, dans une des fêtes du gouverneur,
Yves Prigent, un administrateur en poste à Yaoundé. Une idylle s'ébauche, bientôt, entre lui et Madeleine, d'abord réticente, mais qui finit par accepter de l'accompagner dans de longues promenades dans les rues de
la ville…
« Est-ce parce qu'il ne reste plus aucune trace, aujourd'hui, de ce monde que le souvenir inocule en moi un secret et permanent chagrin ? », écrit au cours de son histoire la narratrice, et le lecteur est amené bien vite à partager cette mélancolie. On ne dira jamais assez le plaisir que l'on prend à retrouver ici l'écriture pleine de finesse et d'élégance de
Dominique Barbéris, tout le charme qu'elle distille dans son évocation de la vie calme d'une famille bourgeoise
De Nantes, dans l'après-guerre, puis celle du petit monde des Français en Afrique, menacé par les soubresauts de la décolonisation. Et puis, cette manière si douce de raconter le coeur d'une femme, avec ses silences comme «
une façon d'aimer », une petite musique qui semble naître, avec des notes qui évoquent aussi bien Mauriac que
Duras, Béart, Patachou ou Mouloudji, du coeur même de ces temps révolus. Allez, on se remet le disque ?