Plus de trente ans après sa publication, le premier tome (sur six) des Livres de Sang n'a rien perdu de son approche novatrice de l'horreur et du fantastique. Inspiré par l'anthologie Dark Forces1980, éditée par Kirby
McCauley (futur agent littéraire de pointures comme
Zelazny, King ou R.R.
Martin),
Clive Barker ancre ses récits dans un quotidien sans fard, mais ne se pose aucune restriction quant au choix de ses sujets, ni au ton sur lequel il les aborde. le résultat joue donc sur le contraste et alterne sympathiques histoires de fantômes, qui sembleraient tout à fait à leur place dans un vieux numéro de Tales of Crypt (Jack et le Cacophone et Les feux de la rampe), plongées suffocantes dans une horreur imbibée du sang de rites ancestraux et blasphématoires (Le train de l'abattoir et La truie) ou enfin application hallucinante, et délétère, d'un concept philosophique formalisé au XVIIe siècle et toujours effectif aujourd'hui (Dans les collines, les cités).
Le Livre de sang :
Simon McNeal est un médium capable de communiquer avec les morts. C'est du moins ce qu'il laisse croire au docteur en parapsychologie Marie Florescu, car en réalité le jeune homme est un escroc qui s'amuse à noircir les murs du 65, Tollington Place de faux témoignages de l'au-delà. Malheureusement pour lui, il s'avère que la vieille bâtisse est un authentique "carrefour sur l'artère des morts" vers lequel la scientifique va, malgré elle, ouvrir une brèche.
Empruntant à
Ray Bradbury le procédé qu'il avait imaginé pour introduire son mythique Homme illustré1951,
Clive Barker livre avec cette nouvelle-prologue, une entrée en matière percutante où violence et érotisme (ingrédients fondamentaux du SM - dont l'auteur est un adepte assumé - et que l'on retrouvera deux ans plus tard au coeur de hellraiser1986, son oeuvre la plus célèbre) se mêlent dans le creuset d'une écriture sombre et poétique.
Le train de l'abattoir :
"Il y a bien longtemps, je me suis dit que ce serait une bonne idée s'il y avait une bande de vieux types qui avait un jour dirigé le monde et qui continuait de le faire. [...] Initialement, ces gens avaient tous été réunis à l'époque de la Baie des Cochons, alors que le monde était en train de s'effondrer, et le Bon et le Grand avait décidé que ce serait une bonne idée de mettre ensemble un groupe de personnes triées sur le volet qui pourrait prendre des décisions au nom des dirigeants de la planète, comme ça il n'y aurait plus jamais de crise majeure. Mais après avoir passés quelques années à diriger le monde, ces types en auraient eu assez et n'auraient plus eu envie de le faire. Ils seraient devenus vieux, auraient commencé à avoir des bon dieu de flatulences, ils auraient eu d'autres trucs plus importants à faire. Alors, ils auraient commencé à chasser des grenouilles et à rendre leurs décisions en se basant là-dessus..."
Un mystérieux assassin sévit dans le métro new-yorkais qui laisse ses victimes vidées de leur sang, à la manière d'un professionnel des abattoirs. Ce professionnel s'appelle Mahogany qui, loin d'être un vulgaire désaxé, exerce une charge sacrificielle protégées par les Pères de la Ville, comme le découvre Leon Kaufman, "provincial" fraîchement débarqué à New York et écoeuré par le véritable visage de la cité.
Inspiré par sa propre découverte étouffante de la Grosse Pomme, où il se serait réellement perdu dans le métro jusqu'à une heure avancée de la nuit, Barker fait se rencontrer, avec brio, violence américaine moderne et violence ancestrale, légendes urbaines et rites immémoriaux, dans le sous-sol de notre inconscient collectif, aussi obscur et inquiétant qu'un tunnel de métro.
Jack et le Cacophone :
Le Cacophone, un démon de seconde catégorie, est missionné pour pousser à la folie Jack J. Polo, importateur en cornichons (ça ne s'invente pas !) d'une naïveté et d'une crédulité a priori confondantes, mais qui va pourtant lui donner bien du fil à retordre.
Amusant détournement des traditionnelles histoires de poltergeist.
La truie :
Relecture très réussie (sur laquelle le Hangar devrait bientôt revenir plus en détail) de
Sa Majesté des mouches1954 de
William Golding. L'île déserte cède la place à une maison de correction où un ancien policier, Neil Redmann, vient d'être engagé pour assurer les cours de menuiserie. Restent les enfants, dont l'imaginaire semble galoper au point de prêter des pouvoirs surnaturels à la gigantesque truie hébergée dans la porcherie située au fonds du parc. Délire collectif ou manipulation ?
Les feux de la rampe :
Le metteur en scène de l'Elysium Theatre, Terry Calloway, essaye de diriger la distribution calamiteuse qu'il a retenue pour interpréter
La Nuit des rois. Au terme d'une nouvelle répétition ratée, l'ancien administrateur Richard Lichfield apparaît sur scène et lui annonce que sa pièce sera la dernière à être jouée sur les planches du vieux théâtre, sacrifié sur l'autel de la société de consommation. La veille de la première, lorsque Diane Duvall, star d'un soap-opera, maîtresse de Calloway et accessoirement interprète du personnage de Viola, tombe mystérieusement dans le coma, Lichfield propose les services de son épouse, l'actrice Constantia, jeune femme à l'aisance et à la beauté surnaturelles... que tout le monde croyait morte depuis des lustres.
Constatant, comme Lichfield, que la génération MTV ne fréquentait déjà guère plus les cimetières que les théâtres, Barker transforme l'Elysium en carrefour où les vivants s'efforcent de jouer
Shakespeare, tandis que les morts font semblant de se faire passer pour des vivants et comptent bien offrir à leurs semblables, du cimetière voisin, une ultime représentation. Une nouvelle macabre complètement loufoque dans laquelle le romancier offre également un bon coup d'électro-choc au duo eros/thanatos, via une scène de fellation post-mortem d'anthologie !
Dans les collines, les cités :
Mick, danseur, et Judd, journaliste, voyagent à travers l'Europe. Arrivés en Yougoslavie, une tension entre eux commence à monter, tandis que Mick insiste pour aller visiter le monastère de Sopocani (situé dans l'actuelle Serbie), célèbre pour ses fresques médiévales. La paix étant revenue après une brève partie de jambe en l'air dans les champs (hihaa !), nos deux compères abandonnent leur projet de visite monastique et font halte pour la nuit à Novi Pazar, avant de reprendre leur route. le lendemain, les habitants de Prepolac et Podujevo, deux villages situés non loin de là, s'apprêtent, comme tous les dix ans, à lancer une cérémonie dans laquelle hommes, femmes et enfants, portant des harnais reliés entre eux par des kilomètres de cordes, s'assemblent en de gigantesques piles humaines pour former les corps de deux géants qui s'affronteront avec une brutalité sans nom, dans la riante campagne serbe où nos deux touristes vont aller s'égarer.
Vingt ans avant qu'Eli Roth n'ouvre sa chaîne d'Hostel,
Clive Barker pressent déjà tout le potentiel déviant de certains pays d'Europe de l'Est. Mais nulle trace ici d'un quelconque proto-torture porn ! Inspiré par deux tableaux de Francisco de Goya : "Panic" (aka "Le Colosse", qui ne serait pas du peintre espagnol, mais passons) et "El Gigante", Barker se sert du pouvoir évocateur de son art pour donner littéralement corps au léviathan1651 du philosophe
Thomas Hobbes, cette métaphore de l'Etat en qui chaque individu abdique une part de son pouvoir au profit d'une autorité commune. L'auteur livre en même temps la nouvelle la plus déroutante et la plus réussie d'un recueil qui ne démérite jamais.