Lecture essentielle pour comprendre comme notre société marche sur la tête à privilégier le passé au détriment du futur, à hypothéquer l'avenir des enfants pour maintenir son train de vie, à mépriser sa jeunesse pour maintenir le statu quo et la richesse de quelques-uns.
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La notion de childism [infantisme] a émergé pour la première fois dans les années 1970 aux Etats-Unis mais n'a pas suscité à l'époque de prise de conscience politique. Les babyboomers étaient occupés à lutter contre le sexisme et le racisme et à déboulonner les structures familiales patriarcales dans lesquelles ils avaient grandi. Le mouvement de libération de la femme était leur priorité ; l'urgence était de s'affranchir de l'obligation de procréer, pas de se préoccuper du sort réservé aux enfants. L'infantisme, et son lot d'humiliations quotidiennes, a donc poursuivi son existence dans le monde sans être questionné. Est-il seulement imaginable d'envisager, dans le débat actuel en France, d'éduquer un enfant sans lui imposer la soumission, sans briser sa fierté et sa volonté? En 2023, la pratique infantiste qui consiste à punir les enfants en les soumettant à l'isolement - le fameux time out - séduit tant de médias et de parents qu'il a fallu un collectif de plus de 280 chercheurs et professionnels de l'enfance pour rappeler qu'une éducation répressive est défavorable au développement de l'enfant. Combien d'entre nous ressentent de la crispation en entendant parler de méthodes positives et bienveillantes? Les polémiques se suivent mais n'abordent pas le fond du problème. Nous ne questionnons pas ce qui nous amène, en tant que société, à vouloir dominer les enfants. Nous n'avons pas encore saisi que les stéréotypes sur les enfants sont des préjugés, comme nous l'avons compris pour le sexisme, le racisme et l'homophobie, entre autres. En proposant une version française d'une notion qui existe déjà en anglais, j'espère aider à nommer une réalité qui, elle, existe bel et bien. Après avoir pris la mesure de violences qui passaient jusque-là inaperçues - châtiments corporels, inceste, viol, harcèlement sexuel - nous sommes davantage préparés à questionner nos comportements vis-à-vis des enfants, l'attitude de notre société envers eux et les motivations profondes qui poussent les adultes à les considérer comme des êtres inférieurs et incomplets.
Ce conditionnement fait de nous des proies idéales pour la surconsommation. Nous cherchons à nous distraire des émotions inconfortables (ennui, colère, honte, tristesse, culpabilité, angoisse de performance) qui, même lorsque l'on est heureux, ne manquent pas de surgir plusieurs fois par jour. Faute d'avoir appris à accueillir et à tolérer ces émotions, nous nous en détournons à grand renfort d'addictions : écrans, grignotage, achats compulsifs, travail, relations superficielles multiples, quête de « likes » sur les réseaux sociaux.
Un premier discours infantiste décrit donc les manifestants comme des activistes bruyants, perturbateurs, et s’émeut qu'ils sortent de l'espace social auquel ils sont d'ordinaire confinés - l'école pour manifester. Une autre caricature infantiste consiste à déplorer que les manifestants soient des enfants adultifiés, c'est-à-dire contraints d'assumer des responsabilités qui incombent généralement aux adultes : en l'occurrence planifier leur avenir. Au lieu de considérer que les enfants devraient toujours avoir voix au chapitre pour les décisions qui les concernent, cette perspective infantiste se désole de les voir contraints d'exprimer leurs besoins. Une troisième caricature consiste à dépeindre les enfants en victimes innocentes du dérèglement climatique, vouées, par exemple, à mourir précocement de maladies respiratoires. Ce discours emploie le registre de la pitié et de la commisération, et considère les enfants comme des êtres passifs qu'il s'agirait de plaindre, sans pour autant leur accorder un droit d'action sur leur avenir. Enfin, la quatrième caricature est certainement la plus difficile à identifier car elle a toutes les apparences d'un compliment à l'égard des manifestants. Ce discours idéaliste présente les enfants et adolescents en jeunes sauveurs, admirables, car capables à eux seul de mettre fin à l'inaction climatique des générations précédentes. Tout en éloges, il n’en constitue pas moins une démission de la génération au pouvoir, qui s'en remet allègrement à la génération suivante pour réparer ses dégâts.
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L'attribution de pouvoir social en fonction de l'âge façonne des inégalités structurelles et profite à certains groupes qui ont intérêt à maintenir ces privilèges. La société française est caractérisée par un transfert de richesse des individus les plus jeunes vers les plus âgés : le cumul de capital (biens immobiliers, par exemple) et de ses revenus, des hauts salaires et des retraites augmente avec l'âge. Ce cumul vaut aussi au cours de la vie active : l'augmentation des salaires se fonde davantage sur l'âge que sur la compétence, notamment du fait des grilles salariales à l'ancienneté (fait encore plus notable dans la fonction publique). Notre système de retraite est tout aussi injuste et compte sur les générations futures pour payer notre endettement actuel. L'inflation imposera plus de travailleurs à l'avenir (ou un travail prolongé du même nombre de travailleurs) pour payer la future retraite d'un travailleur actuel. Il est à noter que la récente réforme repoussant l'âge des retraites à 64 ans de contenait aucune proposition permettant de pallier ce déséquilibre. Aucun effort financier n'a été demandé aux retraités actuels, par exemple par une légère diminution du montant des pensions (diminution dans les moins dotés auraient pu être exemptés). Aucune imposition du patrimoine ou des gros héritages, telle que proposée par l'économiste Thomas Piketty, n’a non plus été considérée.
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Le natalisme français est donc profondément infantiste : faire des enfants pour leur faire payer nos dettes. Et, pour mieux les inciter, eux aussi, à endetter leurs propres enfants, on maintient des politiques natalistes et patriarcales, comme l'allocation familiale croissante selon le nombre d'enfants, ou encore l'impôt sur le revenu calculé par foyer fiscal plutôt que par individu, dont on sait qu'il pénalise les femmes en les incitant à réduire ou à cesser leur activité professionnelle et à dépendre de leurs maris.