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4,23

sur 430 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Vous avez déjà dû voir, un jour sur une plage, à marée basse, les contours d un courant imprimé dans le sable, où le lit d une rivière, seulement visible lorsque la mer se retire.
2666, c est un peu ça.
Sur 1162 pages superbement bien écrites, Roberto Bolano nous parle de violences, l air de rien, au travers de plusieurs histoires qui se rejoignent. Violence visible, celle des femmes décédées à Ciudad Juares (Santa Theresa) au nord du Mexique, violence larvée d intellos à la recherche d un mystérieux personnage...
Les cinq livres contenus dans ce volume, et qui devaient être édités en autant de livres, pour assurer une tranquillité financière à la famille de Roberto Bolano qui se savait en sursis, en attente d une greffe de foie, ont été publiés dans le même ouvrage, avec l accord des héritiers et de l éditeur.
Riche idée à mon avis, c est un monde total, global, une immersion dans ce que j appellerais la grande littérature, le roman poussé à son climax.
Sous couvert de plusieurs histoires et de très nombreuses digressions, jamais ennuyeuses, Bolano nous prend dans ses filets, la lecture en devient addictive, sans toujours savoir où l on va..
C est pour moi la quintessence du roman, un formidable travail, parfois proche du journalisme, du reportage, comme ce long passage sur les enquêtes des policiers dans le désert mexicain, tout en gardant ce souffle admirable dans la narration.
C est puissant, le texte forme une sorte de puzzle, apparemment sans rapport, avant qu une phrase vienne subitement vous éclairer, dessiner les ramifications.
Un pavé d intelligence et de Littérature,avec un très grand "L".
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Roberto Bolaño n'est pas de ces auteurs qui vous vampirisent, de ceux qui vous assènent avec violence leurs idées ou idéologies sur le monde, de ceux qui vous imposent leurs conceptions morales...
Il montre plus qu'il ne démontre, sans volonté affichée de délivrer un message, laissant le champ libre à la réflexion de son lecteur.

Il n'est pas de ceux qui veulent vous en mettre plein la vue, de ceux qui prennent pour de la consistance ce qui n'est que du remplissage...
Il sait donner du sens aux détails, révéler la portée universelle d'événements ordinaires.

A l'inverse des "chirurgiens" de la littérature, qui décortiquent jusqu'à l'écoeurement l'objet de leur attention, triturent leur sujet jusqu'à lui ôter tout mystère et priver le lecteur de sa marge d'interprétation, Roberto Bolaño agit en généraliste à la fois sensible et curieux, son esprit restant ouvert à tous les possibles.
Il ausculte le monde, l'observe, le palpe, explore les différentes manifestations de son mal-être, ne néglige aucune piste quant à l'origine de ses maux. Il s'intéresse à son patient dans son ensemble, s'attardant parfois sur un détail qui peut sembler insignifiant mais qui acquiert son importance comme élément constitutif de cet ensemble.

Ainsi "2666", qui se compose de cinq parties dont chacune pourrait se suffire à elle-même, mais que certaines corrélations, parfois subtiles, lient, leur permettant de former un tout finalement cohérent.
L'un de leurs points communs est une ville frontalière du Mexique, Santa Teresa. Les différents protagonistes mis en scène dans ces cinq parties vont, à divers moments, s'y trouver, pour des durées plus ou moins longues.

Au début du récit, quatre universitaires européens se trouvent réunis par leur fascination commune pour les écrits d'un obscur écrivain allemand, qui a pour improbable pseudonyme Benno von Archimboldi. de colloques en conférences, le français Pelletier, l'espagnol Espinoza, l'italien Morini et l'anglaise Norton vont nouer des relations singulières, parfois pseudo amoureuses, chacun gardant pour les autres une part de mystère qui s'ajoute à leurs antagonismes et à leurs pulsions parfois violentes pour doter leurs rapports d'une tension sous-jacente.
C'est leur volonté de retrouver la piste d'Archimboldi, insaisissable écrivain fantôme, qui les amène à envisager un voyage au Mexique.

Les trois parties suivantes se déroulent presque exclusivement à Santa Teresa, ville moyenne, sans charme, dont les maquiladoras (1) attirent les miséreux en quête de n'importe quel travail, ville de cauchemar, où d'innombrables meurtres de femmes sont commis depuis des années sans que les quelques arrestations censées mettre à l'ombre les coupables n'y mettent un terme.
Nous y croisons Amalfitano. Ce professeur de philosophie (qui accueille nos universitaires européens lors de leur venue au Mexique sur les traces d'Archimboldi), a élevé seul sa fille Rosa, avec laquelle il est arrivé de Barcelone alors qu'elle n'était qu'une enfant ; sa femme les avait alors quittés pour tenter de vivre un impossible amour avec un poète espagnol interné en asile psychiatrique. Amalfitano est constamment terrorisé à l'idée que sa fille subisse le même sort que les centaines de victimes que compte Santa Teresa.
Nous y faisons aussi la connaissance de Fate, journaliste noir américain qui échoue par hasard à Santa Teresa, afin de remplacer son collègue du service des sports qui vient d'être assassiné, et qui devait y couvrir un match de boxe.

Toute une partie est ensuite consacrée uniquement aux meurtres de femmes. En une macabre litanie, Roberto Bolaño énumère le nom des victimes, livre parfois un détail qui les personnalise, mais à peine, comme si son but était de banaliser les faits -et démontrer la banalité du mal ?- : l'énormité de ces crimes, dont le nombre est à peine croyable, finit par déshumaniser les victimes, chacune n'étant plus que l'élément d'une longue série...
Parmi les enquêteurs, dont la plupart sont au mieux effarants d'indifférence, au pire complices de ces atrocités, de rares individus se distinguent par leur humanité, leur compassion, dont le poids semble d'autant plus lourd qu'ils sont complètement isolés.

La dernière partie revient sur Archimboldi, nous conte son enfance, sa participation à la deuxième guerre mondiale dans l'infanterie allemande, ses débuts d'écrivain... il conserve cependant son aura de mystère. Enfant mutique, d'une taille exceptionnelle, plus à l'aise en compagnie de la faune sous-marine que de ses semblables, il semble éprouver un détachement permanent qui l'isole du monde, qui l'en protège aussi, sans doute, et lui permettra de survivre et de rester égal à lui-même, en dépit de la violence et de la barbarie qui l'entoure.

Pour autant, la boucle n'est pas bouclée... tout comme le roman n'a pas vraiment de fin. Non pas parce qu'il est resté inachevé en raison du décès prématuré de l'auteur (seules quelques dernières corrections devaient y être apportées), mais parce qu'il ne pouvait en être autrement ! "2666" est comme une photographie du monde qu'aurait prise l'auteur, fixant un moment, mais s'attachant à ce que l'image rendue soit représentative de la condition humaine en général. Ce qui nous est montré aurait pu arriver hier ou demain, et de toutes façons arrive tous les jours, depuis toujours, et il n'y a pas de raison que cela cesse : la violence semble inhérente à l'homme (ainsi que nous le démontrent aussi bien L Histoire que les plus banals faits divers), et elle est par conséquent infinie...

Il faut du temps pour lire "2666", et pas seulement en raison de son grand nombre de pages. Il faut le temps de suivre le rythme de Roberto Bolaño, qui, une anecdote en amenant une autre, semble parfois s'écarter de l'itinéraire initialement emprunté, jusqu'à ce que l'on se rende compte que les chemins de traverse ont pour lui autant d'importance que la route principale, qu'ils composent à eux tous cette vaste fresque qu'est la vie, avec ses vicissitudes, ses grandes catastrophes et ses petits malheurs, et -mais dans une moindre mesure- ses joies et ses bonheurs... Malgré tout, comme il nous lance sur des pistes souvent sans suite, nous promet parfois l'imminence de drames qui ne surviennent pas, alors qu'à d'autres moments il nous surprend par une horreur que l'on n'a pas senti venir, notre attention est maintenue en alerte tout au long du récit.

"2666" est, pour conclure, à la hauteur de ce que j'avais imaginé : colossal, magistral, et porteur d'une mélancolie dont vous restez imprégné de longues heures après l'avoir refermé.
Lien : http://bookin-ingannmic.blog..
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Roman monstre, issu d'autres romans et engendrant d'autres romans, roman de roman, à la fois ouvert et fermé, sorte de haïku tentaculaire et labyrinthique de plus de mille pages où tout est permis et envisageable, entre digressions et mises en abyme, 2666 est une épopée inquiétante, hantée par un trou noir intellectuel qui interroge les liens entre création, littérature, Histoire et réalité, inspiré en partie du livre Les os dans le désert de Sergio González Rodríguez.
Tenter de saisir le réel pour le perdre, lutter pour accéder au livre absolu, littérature presque quantique et multiverselle, ce livre est une énigme sans solution, à la recherche de la théorie unificatrice de tous les univers écrits : dans un monde qui s'épuise de travailler à sa survie, on frôle la révélation, mais athée, la cause perdue d'avance, celle qui nomme tout et n'y croit pourtant pas. Car Roberto Bolaño ne croit pas en l'art, y compris littéraire, pas plus qu'en ses critiques ou dans les prétentions de ses auteurs, et l'ironie à ce sujet dans 2666 est aussi jubilatoire que dévastatrice, sorte d'ultime effort de l'auteur pour sublimer le silence.
Quatre professeurs de littérature ont en commun la fascination pour l'oeuvre de Benno von Archimboldi, un énigmatique écrivain allemand de renommée internationale, exilé au Mexique. Sur ses traces, ils se rendent en pèlerinage à Santa Teresa, incarnation fictionnelle de Ciudad Juarez, la ville des femmes assassinées en série… 2666 est une enquête philosophique qui avance sur les cadavres de notre civilisation, sa perte et sa déliquescence, en un immense travelling le long des ruines d'une culture qu'invoque la trahison d'une bavarde littérature contemporaine et de son terrible et vain simulacre de salut.
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2666 est un livre très étrange. J'ai mis quatre mois à le lire, et on ne sort pas indemne de la fréquentation aussi longue d'une littérature aussi rude. La meilleure façon de décrire le style et le parti pris littéraire est de citer ce que l'auteur dit de l'écriture d'Archimboldi, l'écrivain qui parcourt toute cette oeuvre.
Edition livre de poche page 1271
et elle pensa aussi combien leurs deux vies étaient différentes, celle de Moravia et celle d'Archimboldi, le premier bourgeois, raisonnable, qui allait l'amble avec son temps et ne se privait pas, cependant, d'encourager (non pour lui mais pour ses spectateurs) certaines plaisanteries délicates et intemporelles, le second, surtout si on le comparait au premier, essentiellement un lumpen, un barbare germanique, un artiste en incandescence constante, comme disait Bubis, quelqu'un qui ne verrait jamais les ruines enveloppées d'étoles de lumière qu'on admirait depuis la terrasse de Moravia, n'écouterait jamais les disques de Moravia, ne sortirait jamais la nuit pour se promener dans Rome avec ses amis, poètes, cinéastes, traducteurs et étudiants, aristocrates et marxistes, comme le faisait Moravia avec ses amis, toujours un mot aimable, une remarque intelligente, un commentaire opportun, tandis qu'Archimboldi entretenait de longs soliloques avec lui-même, pensa la baronne, alors qu'elle suivait Lista de Spagna jusqu'au Campo San Geremia, puis traversait le pont delle Guglie et descendait quelques marches jusqu'à la Fondamenta Pescaria, d'inintelligibles soliloques d'enfant employé de maison ou de soldat nu-pieds en terres russes, un enfer peuplé de succubes, pensa la baronne, et elle se souvint alors, sans qu'il n'y ait de rapport, que dans le Berlin de son adolescence certaines personnes, surtout les bonnes qui venaient de la campagne, appelaient les pédérastes des succubes, les bonnes, les soubrettes qui ouvraient très grands les yeux avec une fausse expression de peur, les petites soubrettes qui quittaient leur famille pour aller dans les énormes maisons de quartier des riches et entretenaient de longs soliloques qui leur permettait d'assurer un jour de plus leur survie.

Je crois en effet que cette oeuvre est rude. Ce n'est pas à proprement parler une saga, car, si certains personnages se retrouvent dans tous les chapitres, si le Mexique et la ville de Santa Theresa où sont assassinées toutes ces femmes est le centre de gravité, ou le point de fuite des cinq livres, l'objet n'est pas d'écrire une histoire délimitée dans le temps et dans l'espace. Il s'agit plutôt d'une divagation, que l'on pourrait comparer à Ulysse, de James Joyce, mais en moins littéraire, avec la volonté de se mettre souvent dans la tête et la peau de personnage très simples, aux réflexions et soucis très limités, mais prégnants. D'un autre côté, le propos peut devenir très grave et Roberto Bolano nous fait rentrer dans l'histoire et ce que le 20ème siècle a de plus tragique : la bataille de l'est pendant la deuxième guerre mondiale, l'enlisement et la défaite des allemands, leur débandade dantesque. Dans cette partie, qui est l'essentielle du dernier livre, consacré à l'écrivain Archimboldi, Bolano nous fait plonger au coeur de la logique nazie et du suivisme des allemands d'une façon remarquable, avec autant de force et de perspicacité que les plus grands écrivains allemands ayant décrit ce phénomène, je pense à Host Krüger par exemple. Ceci est évidemment très étonnant pour un auteur sud américain. Mais ne veut-il pas nous indiquer par là que la réalité d'aujourd'hui, résumée en quelque sorte par les meurtres de femmes dont finalement tout le monde se désintéresse, que cette réalité est la même que celle des nazis, le mal dans sa banalité comme disait Anna Arendt ?
Le livre consacré aux crimes est le plus difficile à lire, mais son propos et la thèse qui s'y devine sont terribles. Des centaines de femmes sont assassinées, peut-être par un malade, peut-être par plusieurs, peut-être pour des raisons diverses, peut-être sans aucune raison. Peu importe, ce qui fait que cela continue, est qu'il y a ici, à la frontière de l'Arizona, des milliers de personnes, hommes et femmes, qui essayent de passer aux USA, ou qui sont venus pour chercher un travail car il y a des manufactures bénéficiant d'un législation favorable aux industriels locaux, que ces personnes sont le plus souvent seules, sans famille, sans papier, sans passé, sans avenir et que leur disparition est sans conséquence. de plus la mafia est omniprésente, dans les usines, dans la police, parmi le personnel politique, toute enquête est suspecte et doit s'arrêter très rapidement. Alors peu importe que l'on fasse croupir en prison un suspect et que les crimes continuent des mois après son arrestation et que l'on retrouve toujours de nouveaux corps dans des décharges. Même les décharges en question n'existent pas car elles sont illégales… Pendant des centaines de pages, les mêmes paragraphes se succèdent, décrivant un crime, avec deux ou trois modes opératoires qui reviennent, strangulation, viol, mutilations, l'enquête rapide permet parfois d'identifier la victime, mas ses proches sont inexistants, ont disparu, ou ne répondent pas et l'affaire est classée. Ce procédé très lassant laisse des traces chez le lecteur qui a le courage de lire toutes ces pages, toujours les mêmes, dont il est absolument impossible de retenir ne serait-ce que le nom ou même le nombre des victimes. A-t-on lu 100, 200 ou 300 tels chapitres ? Mais c'est une façon d'éprouver cette réalité, de lui être concrètement confrontée, de partager la fatigue, la lassitude des habitants de Santa Theresa, leur impuissance, alors même qu'ils font tous les efforts pour s'intéresser à elles et partagent leur angoisse.
2666 est ancré dans la réalité du vingtième siècle, et un livre entier parle d'un homme qui fut un Black Panthers.

Edition livre de poche page 380
Nous, les Black Panthers, nous avions contribué au changement. Avec notre grain de sable, ou avec notre camion à benne. Nous y avions contribué. Et la mère de Marius y avait aussi contribué, et toutes les autres mères noires qui, la nuit au lieu de dormir, ont pleuré et ont imaginé les portes de l'enfer.
Donc il décida de retourner en Californie et de vivre là-bas le restant de sa vie, tranquille, sans faire de mal à personne, et peut-être de fonder une famille et d'avoir des enfants. Il a toujours dit qu'il appellerait son premier fils Frank, en mémoire d'un camarade qui était mort dans la prison de Soledad. En réalité, il aurait dû avoir au moins trente enfants pour rendre hommage aux amis morts. Ou bien dix, et leur donner à chacun trois prénoms. Ou bien cinq, et leur en donner à chacun six. Mais la vérité c'est qu'il n'en a eu aucun parce qu'un soir, alors qu'il était en train de marcher dans une rue de Santa Cruz, un Noir l'a tué.
On a dit que c'était pour de l'argent. On a dit que Marius devait de l'argent et c'est pourquoi on l'a tué, mais j'ai du mal à le croire. Je crois que quelqu'un a payé pour qu'on le tue. Marius, à cette époque, était en train de se battre contre le trafic de drogue dans les| quartiers et quelqu'un n'a pas aimé ça. C'est possible.
Moi, jamais encore en prison et je ne sais pas très bien ce qui s'est passé. J'ai plusieurs versions sur ça, trop.
Je sais seulement que Marius est mort à Santa Cruz, où il ne vivait pas, où il était allé passer quelques jours, et il est difficile de penser que l'assassin vivait là. C'est-à-dire : l'assassin a suivi Marius. Et la seule raison qui me vienne à l'esprit pour justifier la présence de Marius à Santa Cruz, c'est la mer. Marius s'en est allé voir et sentir l'océan Pacifique. Et l'assassin s'est déplacé à Santa Cruz en suivant l'odeur de Marius. Et il est arrivé ce que tout le monde sait. Des fois je m'imagine Marius. Plus fréquemment, au fond que je ne le souhaiterais. Je le vois sur une plage de Californie. Sur l'une des plages de Big Sur, par exemple, ou sur la plage de Monterey, au nord de Fisherman's Wharf, en montant par la Highway 1. Il est accoudé à un belvédère, il nous tourne le dos. C'est l'hiver et il y a peu de touristes. Nous, les Black Panthers, nous sommes jeunes, aucun d'entre nous n'a vingt-cinq ans. Nous sommes tous armés, mais nous avons laissé les armes dans la voiture, et sur nos visages nous avons une expression de profond mécontentement. La mer rugit. Alors je m'approche de Marius et lui dis : partons d'ici tout de suite. à ce moment-là, Marius se retourne et me regarde. Il est en train de sourire. Il est au-delà. Il me montre la mer d'une main, parce qu'il est incapable d'exprimer avec des mots ce qu'il ressent. Alors je prends peur, bien que ce soit mon frère que j'ai à mes côtés, et je pense : la mer est le danger.

Du point de vue du style, le propos très concret et le récit des soucis ordinaires de gens ordinaires n'empêche pas la richesse des digressions, les divagations baroques.

Edition livre de poche page 1242
Sisyphe, oui, Sisyphe le fils d'Eole et d'Enarété, le fondateur de la ville d'Ephyra, qui est l'ancien nom de Corinthe, une ville que le brave Sisyphe transforma en repaire de ses joyeux méfaits, car, avec cette effronterie qui le caractérisait, cette disposition intellectuelle qui voyait en chaque tour et détour du destin un problème de jeu d'échecs ou une intrigue policière à résoudre, et ce penchant pour le rire, la farce, la facétie, la blague, la plaisanterie, la dérision, la raillerie, la bouffonnerie, le brocard, la moquerie, les lazzis, la singerie, le witz, l'insolence et le sarcasme, il se consacra au vol, c'est-à-dire à dépouiller de son bien tout voyageur qui passait dans le coin, et alla même jusqu'à voler son voisin Autolycos, qui lui aussi volait, peut-être avec l'improbable espoir que celui qui vole un voleur gagne cent ans de pardon, et de la fille duquel il s'était entiché, car Anticlée était très jolie, une véritable poupée, mais cette Anticlée avait un fiancé sérieux, c'est-à-dire qu'elle était engagée auprès d'un certain Laerte, qui serait célèbre plus tard, ce qui ne fit pas reculer Sisyphe, qui comptait de plus sur la complicité du père de la jeune fille, le brigand Autolycos, dont l'admiration pour Sisyphe s'était accrue comme s'accroît l'estime qu'un artiste objectif et honnête éprouve pour un autre artiste aux dons supérieurs, et donc, disons qu'Autolycos fut fidèle à la parole donnée à Laërte, car c'était un homme d'honneur, mais il ne voyait pas non plus d'un mauvais oeil, ou comme moquerie et dérision envers son futur gendre, les attentions amoureuses que Sisyphe prodiguait à sa fille, laquelle finalement, à ce que l'on dit, se maria avec Laërte après s'être donnée à Sisyphe une ou deux fois, cinq ou sept fois, ou peut-être dix ou quinze fois, toujours avec la complicité d'Autolycos, qui désirait que son voisin féconde sa fille pour avoir ainsi un petit-fils aussi rusé que lui, et, une de ces fois- là, Anticlée tomba enceinte et neuf mois plus tard, alors déjà épouse de Laërte, allait naître son fils, le fils de Sisyphe, qui fut appelé Odysseus ou Ulysse, et montra en effet qu'il était aussi rusé que son père, lequel ne s'inquiéta jamais de lui et continua à vivre sa vie, une vie d'excès, de fêtes et de plaisirs, au cours de laquelle il épousa Mérope, l'étoile la moins brillante de la constellation des Pléiades, justement pour avoir épousé un mortel, un foutu mortel, un foutu voleur, un foutu gangster abonné aux excès, aveuglé par 1'excès parmi lesquels, et même si ce n'était pas le moindre, se comptait la séduction de Tyro, la fille de son frère Salmonée, non parce que Tyro lui avait plu, ou ait été particulièrement sexy, mais parce que Sisyphe détestait son propre frère et désirait lui faire du mal, et pour cela, après sa mort, il fut condamné à pousser dans les Enfers un rocher jusqu'au sommet d'une colline, d'où le rocher roulait de nouveau au pied de celle-ci, d'où Sisyphe le poussait de nouveau jusqu'au sommet, d'où il roulait de nouveau aux pieds de celle-ci, et ainsi de suite éternellement un châtiment féroce qui n'avait pas de rapport avec les crimes ou les péchés de Sisyphe et constituait plutôt une vengeance de Zeus, car, en une certaine occasion, si on en croit ce que l'on raconte, Zeus passa par Corinthe avec une nymphe qu'il avait enlevée, et Sisyphe, qui était plus intelligent que la faim, garda l'information à toutes fins utiles, puis le père de la jeure fille, Asopos, passa par là recherchant sa fille comme un désespéré, et Sisyphe, en le voyant, lui proposa de lui donner le nom du séducteur si, en échange, Asopos faisait couler une source dans la ville de Corinthe, ce qui prouve que Sisyphe n'était pas un mauvais citoyen, ou alors qu'il avait soif, un voeu qu'Asopos réalisa : une source d'eau cristalline coula et Sisyphe dénonça Zeus, lequel, très fâché, lui envoya ipso facto Thanatos, la mort, qui cependant ne put venir à bout de Sisyphe, car celui-ci, grâce à un tour de maître qui alliait son sens de l'humour et son intelligence spéculative, captura et enchaîna Thanatos, exploit à la portée de fort peu d'hommes, vraiment à la portée de très peu, et il garda longtemps Thanatos enchaîné, et pendant tout ce temps aucun être humain ne mourut sur la surface de la terre, une époque dorée où les hommes, sans cesser d'être des hommes, vivaient sans l'angoisse de la mort, c'est-à-dire sans l'angoisse du temps, car le temps c'est ce qu'il y a en reste, ce qui peut-être caractérise une démocratie, le temps en reste, la plus-value de temps, du temps pour lire et du temps pour penser, jusqu'à ce que Zeus soit contraint d'intervertir personnellement et que Thanatos soit libéré, et alors Sisyphe mourut.

Le dernier livre est celui qui a la facture la plus classique. Il relate la vie de l'écrivain Archimboldi. Né d'un père boiteux et d'une mère borgne, élevé dans un château dont il est un des valets, Archimboldi ne sait même pas parler au début de sa vie d'adulte. Enrôlé dans la Wehrmacht, il fait la campagne de Russie où il est confronté aux situations et aux personnages les plus extrêmes. Il découvre les carnets cachés d'un écrivain de l'ombre, Ansky, qui écrit des livres que publie à son propre compte et sous son propre nom un ami, et c'est en déchiffrant ces lignes qu'Archimboldi devient finalement un écrivain, comme pour perpétuer ce geste d'un anonyme véritable auteur. On trouve dans cette partie de 2666 l'incroyable histoire de ce fonctionnaire nazi qui se retrouve un jour, quelque part en Pologne, avec sur les bras un convoi de plusieurs milliers de juifs qui lui ont été envoyés par erreur. La nécessité où il se trouve de traiter ce problème, de lui trouver une solution est une des choses les plus fortes dans l'horreur que j'ai lues sur la solution finale, car il s'agit là d'un homme qui, par commodité, ou par nécessité ou parce qu'il ne peut pas faire autrement, réinvente une solution finale bricolée avec les moyens du bord, encore plus horrible que celle d'Auschwitz.
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Rien ne peut préparer le lecteur à l'experience 2666. Ce livre là on se sent tout petit devant . L'on se demande si l'on à le droit d'écrire sur ce roman fou , ce roman total , ou Bolano crée ni plus , ni moins qu'un monde dans le monde . Ce roman , cette oeuvre colossale part dans tout les sens , l'on est aussi bien dans la recherche d'un auteur qui joue au disparu que dans une intrigue de thriller largement au dessus de la production habituelle du genre . Bolano à imaginé une histoire avec tellement de ramifications qu'on est pantois devant cet everest littéraire qui repousse les limites de ce que l'on a pu lire avant . Ce livre , cette oeuvre posthume de Bolano , c'est tel une oeuvre de Picasso , une source de sentiments dignes du paradoxe . Décrire l'imagination de Bolano c'est impossible , tellement la somme de moments d'anthologie est longue ici . Tout ce que l'on peut dire c'est que cette oeuvre est l'un des sommets litteraires du 20éme siécle , et que ceux qui vont au bout en ressortent métamorphosés tellement cette histoire est au dela de tout ce que l'on a pu lire . Fondamental .
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Autant vous le dire tout de suite, ce livre ne m'a pas bousculée. Non, il m'a plutôt complètement bouleversifiée, émue, ennuyée, intriguée et plus encore. Oui, oui.
Bolaño écrit son roman-fleuve alors qu'il est déjà bien malade. Il donne tout dans les 5 parties de "2666", autant de livres qu'on pourrait presque lire de manière autonome. Presque. A travers chaque livre, l'écrivain-explorateur visite les confins de la littérature: les genres, du polar au récit de guerre, les mots, poétiques ou lancinants, les personnages, grandioses ou minables, l'humanité, sublime ou cruelle.
Mais le coeur du récit c'est Santa Teresa, une ville maudite du désert du Sonora, où les femmes, les plus jeunes surtout, sont assassinées avec sauvagerie et déjà oubliées. Dans un pays d'hommes, fait par les hommes pour les hommes. Révoltante litanie de la 4eme partie, inspirée par les vrais meurtres des femmes de Ciudad Juarez. Au fil des pages de cette tragi-comédie on rencontre aussi des policiers désespérés, des philosophes à la corde à linge des journalistes impuissants, des narcos intouchables, et des femmes, qui luttent et se débattent. Au sein du mal, dissimulé et tout-puissant.
Si Santa Teresa est le coeur de ce récit, l'énigmatique Archimboldi en est la pulsation. Ce personnage d'écrivain insaisissable, que l'on recherche avec frénésie dans le premier livre, rythme par ses apparitions/disparitions tout le récit. Jusqu'à l'apothéose du dernier livre!
2666 n'est pas un livre-monde, c'est le monde dans un seul livre, écrit par une main tantôt frénétique, tantôt lente, fantasque, inspirée ou sinueuse. On n'écrit pas 1300 pages parce qu'on veut être synthétique ! Bolaño raconte tout, semble digresser quand il nous dit des vérités essentielles. Sublime! Et j'en veux encore du Bolaño, parce qu'une fois qu'on a grimpé au sommet d'un tel monument, on ne peut que s'exclamer "ENCORE"!
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Je ne savais pas à quoi m'attendre en attaquant ce pavé. le seul indice de qualité dont je disposais, moi qui ne connaissais ni l'auteur ni son oeuvre, était que l'amie qui me l'a mis entre les mains, lectrice parmi les plus aguerries, m'a harcelée jusqu'à ce que je l'attaque enfin. « Ça y est, tu l'as commencé ? ». Eh bien, oui. Non seulement je l'ai commencé, mais j'ai dévoré les 1357 pages écrites en petits caractères, allant même jusqu'à ralentir ma lecture vers sa fin pour ne pas atteindre trop vite le mot final. Quelle oeuvre magistrale !

Le roman est écrit en cinq parties distinctes. Il a comme fil conducteur les viols de femmes couplés d'assassinat, non élucidés, de Ciudad Juarez (ou son avatar de fiction, Santa Teresa), ville mexicaine frontalière des Etats-Unis, point de passage des clandestins et de la drogue vers les Etats-Unis. Bien entendu, limiter la structuration du roman et l'intrigue à l'énonciation de ce fait divers atroce serait une réduction idiote et avilissante. Ce livre est en réalité bien plus qu'un roman. C'est une ovation à la littérature internationale d'une telle maîtrise stylistique que malgré la traduction, sa puissance est colossale.

Le roman débute par la quête de quatre universitaires européens, spécialistes de littérature allemande et, plus particulièrement, admirateurs de Benno von Archimboldi. L'écrivain (allemand, malgré son nom) est octogénaire, nobélisable, avare de son intimité et fuit toute expression publique. La deuxième partie reprend un personnage secondaire de la première, un universitaire espagnol résidant à Santa Teresa au Mexique. Subtilement, Roberto Bolaño amène le lecteur vers les assassinats, auxquels il consacre pleinement ses troisième et quatrième parties, sous deux angles de vue différents. Volontairement, je n'évoque pas le sujet de la cinquième partie. Il faut bien laisser le lecteur se faire happer par l'histoire comme je l'ai été moi-même !

Même ainsi, la description de 2666 est loin d'être complète. le style d'écriture, bien qu'il garde tout le long du récit un côté sobre et concis qu'il n'abandonnera jamais, est adapté à chaque atmosphère. La première partie est européenne et universitaire, rythmée par l'agenda des congrès de littérature germanique. Les clins d'oeil à la littérature allemande y sont légion. Bien que Chilien d'origine, Roberto Bolaño maîtrise les écrits de Stephan Zweig, Thoman Mann et autres grands auteurs allemands, c'est incontestable. La deuxième partie, espagnole, a des envolées dignes de Cervantes. le troisième volet est évidemment nord-américain ; le quatrième, sud-américain. Enfin, le cinquième (et je ne l'évoque que pour donner envie aux lecteurs d'entamer ce monument littéraire) baigne dans l'atmosphère soviétique ponctuée de relents que Dracula approuverait sans doute. On ne quitte un volet du livre que pour plonger avec plus de force dans le suivant, ballotté par la puissance des mots au service absolu de la fiction. Et ça fonctionne !

J'évoquais le style sobre… Cet épithète est loin de se suffire à lui-même, tellement il offre de possibilités. Et l'auteur les exploite sans compter. Selon son angle d'attaque, le ressenti du lecteur varie entre humour, horreur, poésie et j'en passe.

Les viols meurtriers non élucidés de Ciudad Juarez, décrits avec moult détails glaçants, sont au coeur de ce roman. le ton de Roberto Bolaño n'est pas voyeur. Il n'est pas accusateur non plus. Il est simplement factuel et en cela, il dénonce l'inaction policière bien plus efficacement qu'un doigt pointé. Et plus encore : à toutes ces victimes qui n'ont pas été vengées, dont parfois l'identité n'a même pas pu être retrouvée, l'écrivain redonne une âme. On les sent flotter au-dessus du roman, les âmes en colère. Elles agacent le lecteur, elles l'empêchent de refermer le livre avant de l'avoir lu jusqu'à la dernière page. Car refermer 2666 en cours de lecture signifierait renvoyer ces femmes à l'indifférence de la société.

Ouest France a publié un article en février 2016, soit huit ans après la parution de ce roman, avec le titre « Ciudad Juarez, capitale mondiale du crime ». D'après l'article, en 2010, la ville aurait enregistré dix homicides par jour et plusieurs dizaines d'enlèvements par mois. Entre 1993 et 2003, plus de 400 femmes ont été enlevées, torturées et violées. La justice a mis dix ans à se saisir de l'affaire et, aujourd'hui, ces meurtres ne sont toujours pas élucidés.

Roberto Bolaño, tel un chef d'orchestre de premier ordre, donne le ton. le phrasé est précis, lent ou rapide selon la volonté de son créateur. le lecteur ne peut que savourer comme du petit lait les modulations rythmiques, malgré la répulsion qu'il ressent à certains passages. J'ai lu quelques extraits à mes proches et me suis rendu compte de la subtile complexité linguistique qui m'obligeait à accélérer ou ralentir ma récitation à des moments charnières imposés par l'auteur, toujours justes, toujours percutants. le rythme est d'une rare maîtrise et c'est exquis.

Et ce qui est incroyable, c'est que malgré ma chronique déjà longue, je ne vous ai rien dit… J'espère vous avoir donné envie de découvrir ce chef d'oeuvre, roman posthume de Roberto Bolaño. Ce qui est certain, en ce qui me concerne, c'est que je vais remonter le temps et lire d'autres ouvrages de l'auteur, dont plusieurs annoncent l'écriture de 2666.
Lien : https://akarinthi.com/
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http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/2008/06/le-cinquime-postulat-roberto-bolao-2666.html
http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/2008/06/le-cinquime-postulat-roberto-bolao-2666_14.html

Extrait :

« Tout ce qui existe dans ce pays est un hommage à tout ce qui existe dans le monde, et même aux choses qui ne sont pas encore arrivées. »


S'il y a bien un livre qui a créé l'événement ces derniers mois, c'est 2666 de Roberto Bolaño. Il s'agit d'un roman de plus de mille pages divisé en cinq parties qui auraient pu être publiées séparément si les éditeurs avaient suivi les recommandations de l'auteur qui, se sachant condamné, espérait ainsi mettre plus facilement sa famille à l'abri du besoin. Nous pouvons remercier les ayant-droit de n'avoir pas respecté la volonté de l'auteur car si une lecture séparée de ces cinq parties était possible, l'unité de l'ensemble aurait été perdue pour la plupart des lecteurs.

La première partie, « La partie des critiques », est une sinistre parodie de roman universitaire. On est à la fois très proche et très éloigné de l'univers de David Lodge, car si les mesquineries intellectuelles et amoureuses du milieu universitaire ont bien une place essentielle, Bolaño y introduit la dimension du mal à travers deux de ses manifestations les plus communes : la bêtise et la violence. Cette partie raconte l'histoire de quatre professeurs, Espinoza l'Espagnol, Morini l'Italien, Pelletier le Français et Norton l'Anglaise, spécialistes de l'oeuvre de l'écrivain allemand Benno Archimboldi, qui, tel un Salinger ou un Pynchon, s'est éclipsé, laissant désemparés ces critiques qui tentent de le retrouver afin de lui assurer une chance de se voir attribuer le prix Nobel de littérature. Bolaño fait de Pelletier et d'Espinoza la parfaite caricature de ces universitaires arrogants au teint cireux qui, parce qu'ils consacrent leur vie à commenter l'oeuvre d'un autre, n'ont finalement pas d'oeuvre propre et qui vivent dans une telle misère sentimentale qu'ils doivent se partager – parfois en même temps – les faveurs de Norton ou s'amouracher de pauvres adolescentes. Mais sous leur bienséance de façade se cache, comme en tout homme, une frustration haineuse qui n'attend qu'une occasion pour se manifester le plus lâchement possible comme ce sera le cas à Londres où ils tabasseront un chauffeur de taxi pakistanais au point de lui casser le nez, quatre côtes, toutes les dents et lui causer une commotion cérébrale. Leur forfait commis :

« Pelletier avait l'impression d'avoir joui. Même chose, avec quelques différences et nuances, pour Espinoza. Norton, qui les regardait sans les voir au milieu de l'obscurité, paraissait avoir eu un orgasme multiple. »

De colloques en congrès, ces quatre professeurs sillonnent l'Europe – dérisoires apôtres d'Archimboldi –, jusqu'à ce qu'ils apprennent par hasard qu'Archimboldi a été localisé au Mexique, dans l'état du Chihuahua, dans une ville à la frontière des Etats-Unis, dont le vrai nom est Ciudad Juárez, mais que Bolaño appelle, et nous verrons pourquoi, Santa Teresa. Prétextant son handicap et les difficultés qu'il y a à voyager en chaise roulante, Morini refuse d'accompagner ses coreligionnaires au Mexique. le trio amoureux s'envole donc vers l'Amérique centrale. Bornés comme peuvent l'être des Européens, ils n'éprouvent que du mépris pour leurs collègues autochtones (ça les amuse de se faire appeler « chers collègues »). Une Université dans une ex-colonie ne peut être qu'un ersatz d'Université. Et si un professeur mexicain ne saurait être véritablement un professeur, que dire d'un étudiant ? S'ils condescendent à faire quelques conférences, ils ne préparent rien, adoptant une attitude de « boucher », de « tripier » ou de « videur de boyaux ». Ils s'étonnent même et s'émeuvent de constater que ces étudiants lisent, parfois même leurs livres… S'ils finissent par apprendre qu'il se passe des événements effroyables dans cette ville, cela les indiffère et ils continuent, pendant tout leur séjour, à se conduire, qu'on m'excuse le pléonasme, comme de vulgaires touristes. Seules Norton aura l'intuition de quelque chose et rentrera soudainement en Europe rejoindre le seul homme qu'elle peut vraiment aimer : Morini.
Pelletier et Espinoza continueront en vain à chercher Archimboldi. Ils sauront n'avoir jamais été aussi proches de lui, mais si cela est géographiquement vrai, c'est “spirituellement” faux car, comme nous l'apprend la cinquième partie, « La partie d'Archimboldi », c'est à cause de ce qui se passe à Ciudad Juárez qu'Archimboldi est là.

Cette dernière partie constitue le pendant de la première puisque, elle aussi, retrace un itinéraire menant à Ciudad Juárez, celui à cause duquel les personnages de la première partie s'y sont rendus : Benno von Archimboldi. Bolaño emprunte cette fois le genre de la biographie, voire, parfois, celui du roman historique (certaines pages m'ont rappelé Un sergent dans la neige de Rigoni Stern). On découvre comment Hans Reiter, né en 1920, d'une paysanne borgne et d'un misérable boiteux, qui « n'avait pas l'air d'un enfant mais d'une algue » devint Benno von Archimboldi, le mystérieux écrivain toujours susceptible de recevoir le prix Nobel. Plus grand que les autres enfants de son âge, Hans Reiter semble souffrir d'autisme, « il n'appartenait pas à ce monde, auquel il se rendait seulement comme explorateur ou en visite. »
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Lire 2666 de Roberto Bolaño est un petit défi.
Écrire sur 2666 est un défi beaucoup plus grand, tant ce livre est un monde, comme s'il avait l'ambition et réussissait à englober l'humanité et la littérature en un seul livre.

A travers la recherche de l'écrivain invisible Benno von Archimboldo par quatre universitaires européens qui lui ont consacré leur vie, on aboutit au Mexique, à Santa Teresa, ville où des centaines de crimes de femmes sont commis et non élucides, inspirés par les crimes réels de Ciudad Juarez.
Santa Teresa est le centre de gravité de ce livre, le lieu vers lequel tous les personnages convergent.

2666 est l'humanité. Comme dans la vie, certains personnages restent et d'autres passent, et on ne le sait pas quand on les croise pour la première fois. Ni pour la dernière fois. 2666 nous fait parcourir le vingtième siècle européen avec la vie d'Archimboldi, nous emmène d'Europe au Mexique, nous fait errer. 2666 est l'errance, le désoeuvrement et le spectacle de la folie. Avec la longue litanie des crimes de Santa Teresa décrits de façon froide, clinique, on est dans la déshumanisation des crimes qui ouvre la porte de l'horreur.

2666 est la littérature. Au-delà du sujet, on a parfois l'impression que le livre ne parle que de lui-même.
« ... son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l'oeuvre mineure a l'oeuvre majeure. Il choisissait La métamorphose plutôt que le Procès..., Un coeur simple plutôt que Bouvard et Pécuchet... Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultives ne se risquent plus aux grandes oeuvres imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l'inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maitres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maitres dans des séances d'escrime d'entrainement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, ou les grands maitres luttent contre ca, ce ca qui nous terrifie tous, ce ca qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. »

2666 est un continent, un océan, un grand livre.
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2666 est un roman rare et précieux dont les dimensions en font un édifice gigantesque, une cathédrale que l'on n'en finit pas d'admirer et dans laquelle il est si bon de se perdre.

Roberto Bolaño, poète et écrivain chilien, est mort en 2003 juste après avoir livré 2666 à son éditeur, dans une version qu'il estimait proche de l'achèvement.

Qu'est ce qui se cache derrière ce titre en forme d'énigme apocalyptique ?

Réponse via le lien.
Lien : http://casentlebook.fr/2666-..
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