Boulgakov a pour coutume d'alterner oeuvres d'inspiration réaliste (
la Garde Blanche,
Récits d'un jeune médecin) et récits où le fantastique domine largement (
le Maître et Marguerite,
Coeur de chien, Endiablade). le roman de monsieur de
Molière appartient à la première veine.
Ce roman est sans doute unique chez
Boulgakov en ce sens qu'il s'éloigne radicalement de ses sources d'inspiration habituelles, à savoir la société soviétique, sa propre vie (son expérience de médecin notamment) ainsi que le fantastique ou la science-fiction. Les liens avec ces thèmes ne sont perceptibles que de manière indirecte, à savoir la passion de
Boulgakov pour le théâtre ainsi qu'un possible écho de ses relations avec Staline.
Les premières pages du roman sont d'une vivacité étonnante et d'emblée captivante, par le saisissant contraste qu'elles établissent entre la naissance d'un enfant encore inconnu et la conséquence que celle-ci aura sur la littérature mondiale, y compris russe (
Boulgakov enfile un chapelet de dramaturges russes redevables à
Molière:
Gogol,
Griboiédov,
Tchékhov...)
L'on assiste en direct aux prémisses, puis à l'éclosion d'une vocation, favorisée par le grand-père maternel, Cressé...Bien entendu, l'on connaîtra les tribulations plus ou moins classiques que vit tout artiste débutant: de longues années de vaches maigres avant le succès.
Trois grands motifs se dégagent du roman: la nature de la vocation littéraire, le lien entre la vie de l'artiste et son oeuvre, les relations de l'artiste avec le pouvoir politique.
Le portrait de
Molière dressé par
Boulgakov accrédite l'idée que chaque artiste, aussi génial soit-il, ne saurait aller au-delà des dons qui lui sont en quelque sorte accordés de naissance. Cela est illustré par l'inaptitude de
Molière à la tragédie, confirmant que son génie ne s'exprime pleinement que dans la comédie.
Quant à la relation existante entre la vie de l'artiste et son oeuvre,
Boulgakov casse ici un mythe (du moins en ce qui concerne
Molière), à savoir l'idée que les auteurs d'avant le romantisme au sens large, c'est à dire d'avant la seconde moitié du 18ème siècle, ne s'inspiraient que peu de leur propre vie, ne le faisant que de leurs prédécesseurs de l'Antiquité grecque ou latine (Racine en est l'exemple achevé). Certes
Molière tirait parti des ressources léguées des Romains (
Amphitryon en est l'illustration), mais
Boulgakov établit que plus d'une fois, il est possible de relier des évènements de sa vie à ses pièces (une pièce comme
l'Ecole des Femmes est un écho de sa vie conjugale passablement orageuse).
Le thème de la relation entre l'artiste et le pouvoir est sans doute celui qui a appelé le plus de commentaires, aussi ai-je choisi de le traiter en dernier.
Selon certains exégètes, il faudrait voir dans la relation entre
Molière et
Louis XIV une décalque de la relation entre
Boulgakov et Staline. Pour ma part, sans la nier totalement, cette thèse présente des limites à plusieurs titres:
-
Louis XIV, tout monarque absolu qu'il ait été, ne saurait être assimilé au dirigeant d'un régime totalitaire que fut Staline. Je ne dis pas cela par royalisme ou quelque prétexte fallacieuse de ce tonneau-là: je le dis parce que c'est historiquement inexact, ne serait ce qu'en comparant la manière dont la répression s'exerçait envers les opposants au régime (Fouquet et les protestants ont été emprisonnés ou exilés, et non exécutés en masse).
-Le soutien de
Louis XIV à
Molière apparaît constante, et ce y compris lorsqu'il fut question de lui accorder une sépulture chrétienne (la manière dont le Roi-Soleil a négocié cela avec l'Eglise est un chef d'oeuvre de compromis: puisque la terre consacrée s'étend jusqu'à quatre pieds de profondeur, alors il suggère de creuser un tombeau de cinq pieds). On peut mesurer l'ampleur de la différence entre leur fortune littéraire dans le fait que
Molière connut la gloire durant sa vie de dramaturge, soutenu par
Louis XIV là où
Boulgakov, censuré par Staline ne l'atteignit que de manière posthume.
Staline a certes soutenu
Boulgakov et admirait un certain nombre de ses oeuvres, mais il s'agit d'un soutien à minima: s'il lui épargne de manière constante le pire (le goulag voire la mort), il exercera sur la majorité de ses oeuvres une censure qui se pérénnisera jusqu'à sa mort...
Au final, j'aurais davantage tendance à voir dans la relation entre
Molière et
Louis XIV un reflet de ce que
Boulgakov aurait souhaité, plus qu'un reflet de ses relations réelles avec Staline. On peut ainsi tout à fait imaginer qu'en vérité,
Boulgakov aurait préféré avoir affaire à un tsar (ses sympathies profondes allaient vers une monarchie constitutionnelle, respectueuse de l'orthodoxie autant que des libertés fondamentales...)
Le débat reste bien entendu ouvert. Pour vous faire votre propre idée, un seul conseil: lisez-le!