Après des mois à lorgner du côté de ses romans -les éloges dont on le couvre ici et là et "Né d'aucune femme" encensé dans les librairies m'ont rendue curieuse-, j'ai fini par moi aussi succomber à
Franck Bouysse. Il y bien eu quelques hésitations, mais c'est sur "
Buveurs de vent" que j'ai jeté mon dévolu.
A cause de son titre. Parfois, ça ne tient pas à grand chose... Mais ce titre là, quelle poésie.
L'histoire se passe, un peu comme dans un conte, dans une vallée à la localisation bien incertaine et à une époque toute aussi incertaine. Près de l'eau et du barrage qui cherche à la dompter, au creux de la vallée et de la roche se dresse une maison déjà ancienne: celle des Volny. Quatre enfants en déchirent le silence, lourd de non-dits et de secrets, quatre enfants pour lesquels leur mère, confite en dévotion, avait choisi un prénom biblique. Ainsi, les trois fils -comme les trois mousquetaires et unis comme eux l'étaient- portent les prénoms des évangélistes: il y a d'abord Marc (mon préféré je crois) qui dévore des livres en cachette et un peu fiévreusement, ensuite arrive Matthieu l'enfant des bois qui parle aux arbres et à la rivière et qui les aime plus que les hommes. Enfin, voici Luc qui se prend pour Jim Okins et qui n'est pas allé à l'école parce que la maîtresse avait décrété qu'elle ne pourrait rien faire pour lui. Luc, l'idiot de la vallée, le simplet, l'abruti.
On sait tous, cependant, que les Trois Mousquetaires étaient quatre, on sait tous aussi qu'il y a toujours dans les contes une bergère, une princesse, une héroïne. Ainsi, le quatrième mousquetaire, la quatrième enfant des Volny est une fille, une reine, une dryade à la beauté sauvage et c'est le grand-père Elie (j'ai adoré ce personnage, sa tendresse bourrue...) qui l'a baptisée: Mabel, ma belle. Ce n'est pas prénom d'évangile mais c'est mieux.
De toute façons, l'amour et la bienveillance d'Elie valent mieux que le fanatisme de la mère dont le coeur s'est racorni et est devenu aussi sec que la garrigue en pleine canicule, que les coups du père qui ne dit jamais rien. Elie, lui, sait que Mabel est comme la princesse prisonnière de sa tour et qu'un jour, elle se sauvera elle-même, qu'elle partira. Il sait que Luc est un pirate qui cherche un trésor. Il comprend Marc et Matthieu, prisonniers de la vallée, englués dans sa noirceur, leur mélancolie.
Ce qu'il ne sait pas en revanche, ce sont les secrets partagés entre frères et soeur, la force de leur amour presque fou et les cordes qui leur offre le vent, le frisson, la liberté. L'ivresse.
Parce que dans les contes, il y a toujours un ogre ou un sorcier, "
Buveurs de Vent" a aussi le sien: Joyce.
Joyce, le maître de la centrale, le maître de
la ville et de la vallée et celui par qui le conte se mût en western.
Joyce et ses sbires à sa botte qu'on croirait tout droits sortis d'un film de
Sergio Leone: "Le serpent, le flic et le géant", un film sans lumière, sans héros et sans les yeux bleus de
Clint Eastwood.
Rien ne manque ou presque pour donner à ce roman tellurique et illuminé par la présence des quatre Volny des airs d'Amérique: la grandeur des paysages et leur sauvagerie; la rudesse des habitants de la petite ville où tout est âpre, où les amours meurent dans l'oeuf, où les innocents et les doux sont broyés; le saloon -l'Amiral- où on oublie sa vie au fond des verres, où l'on boit jusqu'à plus soif pour s'étourdir et oublier; les grenades et les vieilles carabines.
En lisant "
Buveurs de vent", j'ai beaucoup pensé à
Jack London, à
Faulkner et à Steinbeck, à son sublime "A l'est d'Eden" surtout, pour la cruauté du monde dépeint, pour la grandeur de la nature qui emporte tout et pour la dimension parabolique, presque biblique de son final qui éclate comme un orage, ce final qui m'a cependant paru trop précipité, rapide. Il m'a manqué quelque chose à la toute fin je crois, mais je chipote.
J'ai pensé à
Shakespeare aussi quand le personnage de Gobbo se déploie et pousse toute la vallée à la révolte, parce qu'il n'a plus rien à perdre et parce que Mabel et son désir d'émancipation l'ont contaminé.
Mabel, belle et rebelle, qui n'abdique jamais. Pour vivre, il faut se jeter dans le vide et advienne que pourra.
Rien ne manque à "
Buveurs de vent", rien ou presque. Moi qui aime les méchants charismatiques, j'aurais voulu en savoir plus sur Joyce, le maître de l'araignée. Et peut-être aussi que j'aurai aimé que Marc et Matthieu soient plus développés… Mais je chipote (bis).
Ces petites pointes de déception ne sont rien ou plutôt pas grand chose parce qu'à côté d'elles, il y a la puissance et la beauté de cette histoire et il y a surtout l'écriture de
Franck Bouysse, puissante elle aussi, d'une poésie à couper le souffle. Sublime et magnétique.