Mon histoire avec
Bukowski est longue. Je suis tombé dessus bien trop jeune: l'impact fut trop grand, les répercussions trop nombreuses. Cela ne fait rien. Ah, quel compagnon de route! J'en ai découvert des chemins avec lui, plus ou moins recommandables. J'en ai parcouru des paysages urbains, des idées hallucinées et des images dévitalisées. Et il y a toujours eu avec moi cette espèce de fierté pleine de révolte à assumer aimer
Bukowski, tout comme cette espèce de connivence à en parler avec d'autres. J'ai quelques amis amateurs du bougre, et c'est toujours un plaisir coupable d'en parler avec eux, autour, évidemment, de plein de bières. J'ai aussi eu l'occasion facile de faire le malin, lors du salon du livre de Bron 2012. Invité d'honneur, je discute avec
Bernard Pivot, qui me demande quel est mon auteur préféré. Et même si j'ai menti, j'ai pris un plaisir immense à répondre, souriant,
Bukowski, et ainsi de décomposer mon interlocuteur.
Bukowski m'a présenté la misère. Une totale et vraie misère, gagnant tous les plans de vie et accablant notre cher auteur. Et pourtant, il n'est pas du genre à s'en plaindre. Il est plutôt du genre à en parler, à la prendre comme contexte, puisque fictionnels ou non, ses écrits sont authentiques. Alors on peut bien s'essayer à pasticher
Bukowski, rien n'y fait. Il y a, pour la plupart des lecteurs de
Bukowski, un tragique exotisme dans ses écrits. Peu de ses lecteurs ont, je pense, expérimenté la détresse sociale comme il l'a fait. C'est probablement ce qui a fait que
Bukowski fut aussi unique, souvent imité mais jamais égalé.
Bukowski m'a présenté la
poésie. Il écrit, dans "
Contes de la folie ordinaire", qu'il n'a jamais rien compris à
Rimbaud. On ne peut pas lui en vouloir. Une chose est sûre, sa démarche s'approche de celle utilisée par
Rimbaud. Altérer ses sens et le cours de ses pensées pour produire un écrit, ça s'en rapproche bien. Et
Bukowski a quelque chose de miraculeux: après des pages de violence, de chaos, de perte de contrôle, il finit toujours (ou souvent, en tous cas) par puiser dans une
poésie fugace. Cela fait mouche, a prend aux tripes, c'est beau. Et je peux vous jurer que j'adore quand cela fait ça.
Bukowski m'a présenté l'image du salaud. le vrai, celui qui n'a peu ou pas de remords. Celui qui s'évertue constamment à foutre la merde, bien décidé à ne pas laisser les événements se dérouler sans embûches. Celui qui a une morale extrêmement douteuse, pour ne pas dire dans un sens plus véritable, pas de morale. Celui qui ne respecte quasiment rien, et ne croit qu'en lui. Qui se laisse porter au gré des emmerdes, trouvant le plus souvent amusant une détresse autre que la sienne.
Mais surtout,
Bukowski est un super écrivain. Il a clairement un style très particulier, avec ses envolées parfois ubuesques, parfois lyriques qui viennent marteler des récits parfois lapidaires et à la construction souvent bancale. On a du mal à cerner ses histoires, le pire étant quand il choisit d'écrire des récits allégoriques, où cela devient franchement bizarre. Les meilleurs moments sont ceux où il se met en scène. Ce sont les meilleurs histoires.
Ce qu'il y a d'évident, à la lecture de ce livre, c'est qu'il n'y a rien d'évident à lire
Bukowski. Les gens le résument trop vite. Un ami l'a encore décrit, il y a une semaine, comme un alcoolique moche qui passe son temps à baiser, fumer et boire.
Bukowski n'aurait probablement pas dit mieux de lui-même, mais il ne faut pas le croire à chaque fois, au contraire. Parce que
Bukowski, c'est aussi e mec qui a écumé toutes les bibliothèques de je ne sais plus quelle ville (New-York?) en lisant tout ce qu'il trouvait, jusqu'à ce qu'il tombe sur
John Fante. C'est aussi le mec qui a une culture littéraire de malade mais qui ne se permettait quasiment jamais de la mentionner. C'est le mec qui a été en un sens respecté et craint par toute la Beat Generation, parce que Ginsberg et ses copains réalisaient bien qu'un gars qui peut rendre passionnant la façon dont il vient de gerber sur ses chaussures pouvait très vite faire de l'ombre (bon, après, ce bon vieux Buk n'a pas fait peur à grand-monde...). C'est le gars qui, tout miséreux qu'il était, avait sa réputation et pour lequel les gens témoignaient du respect.
Bukowski est un auteur majeur. Enormément de défauts pour très peu de qualités. Mais il a ce côté attachant des bonhommes complètement paumés, en dérive, que l'on aimerait aider mais qui ne demanderont jamais de l'aide. Il a surtout ce côté proche de soi: des
Bukowski, on se dit qu'il y en a plein. Et tant mieux. Gare à ceux qui jugeront trop vite les paroles prononcées après 3 litres de bière, gare à ceux qui penseront classer l'importance de moments vécus. L'impermanence des choses est maîtresse chez
Bukowski: on peut probablement penser qu'il est plus noble d'écrire sur l'amour ou la folie, comme un
Faulkner; il n'en est rien, et
Bukowski sait rendre un curage de nez intemporel. Et c'est ainsi que va la vie, et les écrits de
Bukowski: le chaos s'amoncelle, les détails étouffent, des tas de petites choses déformées par le prisme de l'alcool, qui poussent l'âme d'une pression continue jusqu'à ce qu'elle s'échappe au-travers de quelques phrases magnifiques et trop réelles, pour au final s'oublier comme n'importe quel autre élément, dans le temps qui s'écoule.
Le génie de
Bukowski est bien caché, que ses détracteurs se gardent bien de le juger à la hâte.