Garçon !

Garçon ! d'Ivan Chmeliov est un livre que tout le monde devrait lire pour se pénétrer de la psychologie d'une certaine classe laborieuse surexploitée et toujours à la limite de la misère, ayant sous les yeux les sommets d'injustice et de grossièreté des financiers et puissants dans la russie tsariste – l'action se situe juste avant la révolution de 1905 -, et cependant incapable d'envisager d'autres solutions que de prier dieu et de pleurer sur son sort – ce qu'Henri Montgault, dans sa préface nomme « une noble patience chrétienne » chez Chmeliov.
« C'est la vie - et non pas nous - qui en a ainsi décidé », telle est le fond moral d'Iakov Sofronytch, garçon de café dans un restaurant de luxe de Moscou où défilent les pires profiteurs de la société de l'époque, consommant sans vergogne la misère du plus grand nombre dans des agapes qui virent parfois à l'orgie.
Son fils, révolté à la fois par cette société et par la mollesse de son père, fréquente un certain milieu révolutionnaire dont Iakov a peur tout en tirant une certaine fierté du courage de son fils. Notons que, contrairement à Gontcharov ou Dostoievski, le révolutionnaire n'est pas du tout une caricature de frustré haineux le couteau entre les dents prêt à mettre une bombe dans la foule innocente. C'est au contraire un jeune homme intelligent, cultivé – ainsi que le couple d'amis du même bord qu'il fréquente – et tout simplement prêt à donner de sa personne pour sortir la russie tsariste de l'injustice sociale.
L'ensemble de la famille (femme, fils, fille) pour laquelle Iakov trime comme un baudet et avale toutes les humiliations, est assez intelligemment décrite, à l'instar d'un roman social de Gorki ou Zola… ou même Dickens !
Tout cela se lit avec grand plaisir, les personnages secondaires ont tous un rôle d'archétypes intéressants et l'histoire se dévore sans problème. Bon, ça ne fait pas de Chmeliov un grand écrivain, et la littérature d'émigration – car il a bien sur quitté la russie après octobre, son fils officier de l'armée blanche fait prisonnier et fusillé – qu'il a produit ensuite, notamment son « chef d'oeuvre » le soleil des morts, relève comme toute cette littérature de la nostalgie d'une russie fortement idéalisée dans laquelle l'injustice sociale a miraculeusement disparue.