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Critique de Charybde2


Memento mori et bûchers des vanités : sous couvert funèbre, une formidable exploration poétique du lieu mystérieux où se nouent la littérature et la vie. Claro au sommet de son chant.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/04/19/note-de-lecture-sous-dautres-formes-nous-reviendrons-claro/

Le 7 février 1497, le moine dominicain Girolamo Savonarole dresse à Florence, qu'il dirige depuis trois ans à la faveur de la conquête française, son bûcher des vanités, où se tordent dans les flammes miroirs, cosmétiques, robes et bijoux, tous ces facilitateurs du péché vigoureusement collectés auprès des habitants par une armée de jeunes disciples.

À peine un an plus tard, le 23 mai 1498, sur la même piazza Signoria, c'est le corps du prédicateur politicien, excommunié et destitué, qui vient se tordre dans les flammes matérielles de la condamnation spirituelle.

Le 6 février 1497, un jour seulement avant que les fards ne se consument en étincelles à Florence, Johannes Ockeghem, compositeur influent – déjà décisif, pourrait-on tenter presque anachroniquement – entre Guillaume Dufay et Josquin des Prés (qui lui consacrera un lamento à cinq voix en forme d'hommage funèbre), s'éteignait à Tours, dans la paisible bienveillance convenant à un talentueux maître de chapelle des rois de France.

De ce télescopage simultanément doux et brutal de dates, de lieux et de visées, mais aussi de celui, pouvant être orchestré en mobilisant les imaginations littéraire et poétique (mais aussi intime et politique, on le verra), du lithopédion d'Auxerre ou d'ailleurs – cet « enfant de pierre », résidu calcifié d'une grossesses ignorée – et de la figure de la momie telle que Karl Freund la confiait à Boris Karloff en 1932, comme de quelques autres rencontres au coin des tables de dissection, Claro extrait le plus formidable et lancinant Memento mori – ce si fameux « Souviens-toi que tu vas mourir », censé éclairer pour le meilleur ou le pire notre vie terrestre, dans l'esprit du christianisme médiéval où il fut d'abord popularisé, si l'on ose dire – qui puisse être imaginé, transmutant l'obsession flagrante de la peinture flamande des quinzième et seizième siècles et les formes moins constantes qu'elle prit jusqu'à nos jours, jusqu'à celle, ironique en diable, des Streets de Mike Skinner (« Memento mori, memento mori / It's latin and it says we must all die / I tried it for a while but it's a load of boring shit / So I buy buy buy buy buy buy »).

Publié en avril 2022 dans la collection Fiction & Cie du Seuil, ce « Sous d'autres formes nous reviendrons » me semble constituer un livre essentiel en général et dans l'écriture de Claro, en particulier.

Utilisant comme en se jouant, en guise de matériau brut initial, les entrechocs historiques et pop-culturels qui fondaient « Livre XIX » (1997) et « CosmoZ » (2010), il produit ici une ahurissante et précieuse synthèse de l'exploratoire (« Hors du charnier natal », 2017), du vertige de l'au-delà (« Substance », 2019) et de l'intime comme enquête jamais achevée (« La maison indigène », 2020), synthèse provisoire dont il confie la maîtrise à la poésie, celle qui hantait les phrases palimpsestes de « Tous les diamants du ciel » (2012) et les échafaudages typographiques de « Crash-test » (2015), celle qui se dévoilait en rage majestueuse dans « Comment rester immobile quand on est en feu ? » (2016), et celle qui, ici, à la fin de certains paragraphes (on aurait envie d'écrire de certaines strophes, évidemment), signalée par un discret [entre crochets] dans la marge, sourd littéralement des convocations méticuleuses d'Antonin Artaud et de Franck Venaille, au tout premier chef, mais aussi de celles de Jacques Roubaud, Virginia Woolf, Armand Robin, Pierre Jean Jouve, André Suarès, Frédéric Boyer, Michel Butor ou Pierre Guyotat, entre autres voix d'épaulements ici si judicieux.

Comme Antoine Volodine tel que le lisait Lionel Ruffel en 2007, et bien qu'évoluant dans un univers à la fois totalement différent et tout aussi personnel, Claro échafaude ici un puissant dispositif scénique : en quatre mouvements, séparés et suivis de quatre précipités, il impose un sillon opiniâtre dans la tourmente, qu'elle tienne de la tempête sous les crânes, du vertige des listes ou du risque d'une résignation politique. « Se vêtir de cendres », « Retourner les morts », « Écrire à creux perdu », « Ramener à la vie » : quatre titres intermédiaires qui sonnent comme l'énoncé programmatique d'une littérature-monde. Là où Frédéric FiolofFinir les restes ») et Pierre DemartyManhattan Volcano ») proposaient leurs intenses contournements face à la sidération et au deuil, Claro invente une scansion poétique spécifique et fraternelle pour donner tout son sens à l'écriture, pourvu qu'elle sache toujours ⦁ échouer mieux ⦁ [beckett] et ⦁ crustacer ⦁ autant que possible [simon].
Lien : https://charybde2.wordpress...
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