JEANNE, ÉMIGRÉS
Autant que je sache, raconta Jeanne Modigliani à trois Polonais barbus qu’elle avait rencontrés à Florence en 1958, les ennuis de mon père ont commencé le jour des Rois en 1920, lorsque à la Rotonde, il a vendu à l’archange Gabriel le dernier morceau de ses poumons au demeurant ravagés.
Avec une partie de l’argent, il acheta du poisson et du vin.
Il but le reste.
Il rentra à la maison ivre mort.
Pendant des jours, il cracha le sang.
Il mourut avant la fin du mois.
Et c’est à peu près tout.
Jeanne Modigliani but son café avant de se fondre dans la foule qui envahissait les rues brûlantes. Quelle calamité, dit le premier Polonais, dont l’haleine sentait la vodka, que devoir toute sa vie porter le nom de MODIGLIANI.
Pour sûr, acquiescèrent les autres.
Ils trinquèrent et vidèrent leurs verres.
RENOIR, ÉTOILE
Dans la nuit enclouée de ce 5 décembre 1919, jour où le peintre Renoir, désormais trop las, avait rendu l’âme, seul dans son atelier, Amedeo Modigliani (1884-1920), le « petit Juif de Livourne » comme l’appelaient ses contemporains, dessinait à grands traits chantants, au crayon noir, le visage oblong et blême d’une douce vieille femme, Eugénie Garsin-Modigliani, sa mère.
Sur la table, près du carton contenant ses esquisses, une bouteille de vin.
Dehors, il gelait.
La rue de la Grande Chaumière avait revêtu sa chemise d’hiver, comme dans les récits anciens et dans les contes.
Le peintre toussait.
Il sentait pousser sur son visage, aussi vite que l’herbe au printemps, sa dernière barbe.
Modigliani posa son crayon sans faire le moindre bruit, comme s’il ne hantait plus ce monde, comme s’il était déjà passé dans celui des souvenirs et des ombres. Il s’approche du lit et, poussant un profond soupir, se coucha tout habillé.
Au moment où sa respiration se transforma en bruissement régulier et calme, où il sombra dans le sommeil, une étoile, la plus brillante, se détacha du ciel de Paris et tomba.
Renoir.
CONVEXE, CONCAVE
Le miroir reflète pour la dernière fois la modeste veste marron, l’épais cache-nez gris, le mur nu et lépreux, la chaise bancale et rongée par les vers. Il se regarde dans les yeux mais n’aperçoit que des orbites creuses.
Ses mains, grues épuisées, blanches, livides, impuissantes, malades, affamées. De la gauche, il se masse la rotule ; la droite déplie une large toile vierge.
Amadeo Modigliani (1884-1920) tousse et peint.
Il observe les yeux et n’aperçoit que des orbites creuses.
Jeanne Hébuterne, à nouveau nue, car elle a ôté la chemise bien trop grande pour elle, approche de l’homme à pas hésitants, tel un veau blessé. Elle lui pose un baiser sur le sommet du crâne.
Elle le regarde dans les yeux et n’aperçoit que des orbites creuses.
C’est un autoportrait ? demande-t-elle.
Évidemment, répond-il.
Elle se couche ensuite et s’endort. Elle rêve de sa fille, la petite Jeanne qui a un an. L’homme, pendant ce temps, continue à s’observer dans la glace et à travailler.
Deux heures plus tard les choses s’appesantissent et la nuit tombe brusquement.
Un des derniers jours de décembre 1919, un peu avant l'aube, le gardien, enfin sobre, entre en faisant tinter ses clés dans la cellule d'Amadeo Modigliani (1824-1920). Il emmène l'Italien, peintre, sculpteur, vagabond, au premier de ses nombreux interrogatoires.
Le Livre des départs, Velibor Čolić